La période qui va d’Eusèbe à saint Léon est regardée, à bon droit, comme l’âge d’or de l’ancienne littérature ecclésiastique. Jamais cette littérature ne jeta un plus vif éclat. Au premier rang des causes qui l’ont conduite à cet apogée, il faut mettre sans doute le génie même des écrivains qui ont paru à cette époque. Mais des circonstances extérieures aussi favorisèrent le développement de ce génie : la liberté dont jouit l’Église depuis l’an 313, et qui donna aux chrétiens plus de facilités de tout genre pour se livrer à l’étude ; la magnificence des cérémonies et des édifices sacrés ; un public et des auditoires plus lettrés et plus instruits, auxquels dut répondre nécessairement, de la part des écrivains et des orateurs, une parole plus cultivée ; une défiance moindre contre les modèles païens devenus intellectuellement inoffensifs par suite de la défaite du paganisme ; en conséquence, une fusion intime chez quelques auteurs de la forme classique et du fond chrétien, qui a toujours été depuis le caractère de la grande littérature ; l’importance capitale enfin des controverses qui agitèrent cette époque et qui élevèrent naturellement à leur niveau l’esprit des combattants : tout cela a été pour quelque chose dans l’efflorescence théologique et littéraire qui se produisit alors et qui dura environ un siècle et demi.
Dans ce grand mouvement, si l’on met à part saint Augustin, les Grecs occupent le premier rang. Ils le doivent à leur génie plus spéculatif, à leur culture plus raffinée, à leur langue plus souple et aussi à leur plus grande originalité. Ils n’ont que très peu connu et utilisé les Latins, tandis que ceux-ci ont beaucoup connu, traduit et utilisé les Grecs. Et cependant il est remarquable que les formules adoptées pour clore les controverses ont été finalement des formules latines. Rome et l’occident, avec leur esprit positif, ont fermé d’un mot des discussions que la subtilité grecque aurait éternisées.
Quant aux divers genres de la littérature sacrée, ils sont tous représentés dans la longue série d’ouvrages que nous aurons à énumérer : exégèse, dogmatique, apologie et polémique, liturgie, discipline et morale, prédication et ascétisme. L’histoire fait son apparition avec Eusèbe, et la poésie religieuse avec Juvencus et Prudence. Dans ce dernier domaine même, les Latins précèdent les Grecs et les surpassent.
Parlons d’abord des Grecs.
Au point de vue des tendances, les écrivains grecs des ive et ve siècles se divisent nettement en deux écoles : les écrivains d’Alexandrie qui cultivent, en exégèse, l’allégorisme et insistent, en christologie, sur l’unité de Jésus-Christ ; et ceux d’Antioche qui s’appliquent à dégager le sens littéral de l’Écriture et étudient, de préférence, le côté humain de la personne du Sauveur. Ce sont des tendances qui, poussées à l’excès, conduiront quelques-uns des représentants de ces deux écoles à l’hérésie, mais qui seront d’ailleurs maintenues dans de justes bornes par les meilleurs d’entre eux. Entre ces deux écoles, les écrivains de l’Asie Mineure occupent une place intermédiaire : par leur formation les Cappadociens se rattachent cependant plutôt à celle d’Alexandrie.
Au point de vue géographique, les auteurs grecs se partagent, comme nous venons de l’insinuer, et comme nous l’avons déjà constaté dans la section précédente, en écrivains alexandrins et égyptiens, écrivains de l’Asie Mineure et de la Thrace et écrivains d’Antioche et de la Syrie. C’est cette division que nous suivrons, en faisant précéder cette étude d’un chapitre sur les écrivains hétérodoxes, et en la faisant suivre d’un chapitre sur les écrivains de langue syriaque de cette époque.
Arius était né probablement en Libye, vers le milieu du iiie siècle (256 ?) et, après avoir étudié à Antioche sous la direction du martyr Lucien, se trouvait chargé, en 313, de la direction de l’église de Baucalis à Alexandrie. Intelligent, instruit, d’un extérieur austère et grave, il conquit rapidement une popularité dont il devait abuser. C’est en 318 qu’il paraît avoir émis sur le Verbe les erreurs qui portent son nom : le Verbe est un être créé, non éternel, différent du Père en substance, changeant. Condamné par un concile d’Alexandrie en 320 ou 321, il dut s’exiler et se retira d’abord en Palestine, puis à Nicomédie chez l’évêque Eusèbe, son ancien condisciple. Le concile de Nicée (325) le condamna de nouveau et l’empereur le bannit dans l’Illyricum ; mais il parvint à rentrer dans les bonnes grâces de Constantin, et allait être solennellement réconcilié avec l’Église quand il mourut subitement à Constantinople en 336, à l’âge de plus de 80 ans.
Le plus célèbre des écrits d’Arius est sa Thalie (ϑάλεια, banquet), composée à Nicomédie entre 321 et 325. C’était, semble-t-il, un mélange de prose et de pièces versifiées, chants populaires pour les voyageurs et les gens de métier, dans lesquels il avait glissé ses erreurs. On en a conservé seulement quelques citations par S. Athanase (Contra arianos, i, 5, 6, 9 ; De synodis, 15). — En revanche nous avons en entier deux lettres d’Arius : l’une à Eusèbe de Nicomédie, écrite vers 321 (S. Épiphane, Haer. lxix, 6) ; l’autre à l’évêque d’Alexandrie, Alexandre, antérieure de peu au concile de Nicée (S. Athanase, De synodis, 16, et S. Épiphane, Haer. lxix, 7, 8). — Enfin Socrate (H. E., i, 26) et Sozomène (H. E., ii, 27) ont reproduit la profession de foi adressée par Arius à Constantin en 330 ou 331.
A peine née, la doctrine de l’hérésiarque trouva un chaud partisan dans le sophiste Asterius de Cappadoce, ancien disciple, comme Arius, de Lucien d’Antioche. Saint Jérôme rapporte de lui (Vir. ill, 94) qu’il avait composé, sous Constance, des commentaires sur les Psaumes, sur les Évangiles, sur l’épître aux Romains et d’autres écrits estimés de son parti. Parmi ces écrits il faut mettre sous doute un recueil de textes (συνταγμάτιον) destiné à prouver que le Verbe est créé, et dont saint Athanase a cité et réfuté quelques passages (Contra arianos, i, 30-34 ; ii, 37 ; iii, 2, 60 ; De decretis, 8, 28-31 ; De synodis, 18-20, 47). Marcel d’Ancyre attaqua aussi cet ouvrage, ce qui lui attira une réponse d’Astérius (Vir. ill, 86). A part les citations d’Athanase, l’œuvre du sophiste a péri.
Un autre partisan de la première heure d’Arius fut l’évêque de Nicomédie, Eusèbe, dont il a été ci-dessus question. En 339, il devint évêque de Constantinople. C’était un des hommes les plus habiles et les moins consciencieux de son temps. De sa correspondance, qui dut être assez vaste, il reste en entier seulement une lettre à Paulin de Tyr, donnée par Théodoret (H. E., 1.5)a.
a – Il sera longuement question plus loin d’Eusèbe de Césarée, l’historien.
Eusèbe a été, à la suite du concile de Nicée, le vrai chef politique du parti arien et, jusqu’en 341 ou 342, année de sa mort, il parvint à y maintenir à peu près la cohésion. Mais après lui, et surtout après l’année 356, on vit éclater les divergences doctrinales réelles qui se dissimulaient dans la secte et que, seules, les nécessités de la lutte avaient jusque-là empêchées de se produire. Trois groupes se formèrent : celui des ariens purs ou anoméens, proclamant que le Fils n’est pas semblable au Père (anomoios) ; celui des semi-ariens rejetant l’homoousios, mais se rapprochant d’ailleurs autant que possible des orthodoxes pour le fond des choses, et regardant le Verbe comme semblable au Père en substance et en tout (homoiousios) ; et enfin un troisième groupe dit des homéens, groupe surtout politique qui voulait ménager tout le monde et se contentait de dire vaguement que le Verbe est semblable au Père (homoios).
Au premier groupe appartient Photin, évêque de Sirmium, en Pannonie, bien qu’il se rattache plus directement à Paul de Samosate : rien n’a subsisté de ses ouvrages. Mais les vrais chefs du groupe sont Aétius et Eunomius. Aétius était originaire d’Antioche même ou des environs et, après avoir exercé plusieurs métiers, après s’être formé dans Alexandrie à la dialectique aristotélicienne où il excellait, fut élevé, par l’évêque d’Antioche Léonce, au diaconat vers l’an 350. Sa logique s’accommodait mal des formules équivoques et imprécises des eusébiens. Il reprit donc les principes d’Arius et les poussa à fond : Dieu est nécessairement unique et ne saurait engendrer : le Verbe ou Fils est simplement une créature plus parfaite. Cette franchise ne pouvait que déplaire aux politiques. Repoussé un peu de partout, plusieurs fois exilé, Aétius finit cependant, sous Julien (361-363), par être consacré évêque sans siège fixe. Il mourut en 367. On a de lui un écrit Sur Dieu inengendré et sur l’engendré (Ζυνταγμάτιον περὶ ἀγεννήτου ϑεοῦ καὶ γεννητοῦ), série de quarante-sept courts raisonnements pour établir que ce qui est engendré ne peut être Dieu. On n’imagine rien de plus sec. Saint Épiphane, qui a conservé cet ouvrage (Haer. lxxvi, 11), dit qu’Aétius avait composé trois cents de ces syllogismes. Socrate (H. E., ii, 35) lui attribue encore un certain nombre de lettres. Une seule est connue par la Doctrina Patrum de incarnatione Verbi (édit. Diekamp, 311-312).
Aétius eut pour disciple Eunomius, originaire de Cappadoce, puis diacre à Antioche et évêque de Cyzique vers 361. Il avait écrit des lettres et un commentaire sur l’épître aux Romains qui sont perdus. Il reste de lui un Livre apologétique (Ἀπολογητικός), composé vers l’an 362 et que saint Basile a réfuté ; une réponse à cette réfutation de saint Basile, Apologie de l’apologie, qui doit être de 379 et dont saint Grégoire de Nysse a conservé des fragments ; et enfin une Profession de foi (Ἔκϑεσις πίστεως) présentée à Théodose en 383.
Après Aétius et Eunomius il faut nommer, toujours dans le groupe anoméen, Eudoxius, d’abord évêque d’Antioche (358), puis de Constantinople (360-369), et Georges, évêque de Laodicée entre 331-335. Le premier était l’auteur d’un traité Sur l’incarnation (Περὶ σαρκώσεως) dont on a deux fragments, et de scolies sur les Psaumes. Le second avait écrit des lettres dont une est conservée (Sozomène, H. E., 4.13), une biographie d’Eusèbe d’Émèse que Socrate a analysée (H.E. 2.9) et enfin un traité (perdu) contre les manichéens (S. Épiphane, Haer. 66.21).
Le deuxième groupe, des semi-ariens, eut pour chef l’évêque d’Ancyre, Basile, qui succéda sur ce siège à Marcel en 336 et mourut vers 366. On a de lui un long mémoire théologique, rédigé en 358 et conservé par saint Épiphane (Haer. 73.2-11). Un second mémoire, reproduit encore par saint Épiphane ibid., 12-22), est aussi en partie son œuvre. Outre cela, saint Jérôme (Vir. ill., 89) dit qu’il avait écrit Contre Marcel et Sur la virginité. Le Contra Marcellum est perdu. M. Cavallera a cru reconnaître le De virginitate dans l’ouvrage de ce titre adressé à Letoius et attribué à saint Basile (P. G., xxx, 669-810). Basile d’Ancyre a joui, durant sa vie, d’une réputation de savant.
Il compta quelque temps dans son parti un Eustathe, évêque de Sébaste, dont la critique s’est beaucoup occupée dans ces derniers temps. Eustathe, né vers l’an 300 à Sébaste même, finit par en occuper le siège en 357. Au point de vue dogmatique, nulle consistance : il a signé toutes les formules ; au point de vue moral, figure d’ascète : il a été le vrai fondateur du monachisme en Asie Mineure et le maître de saint Basile : son maître d’abord et, plus tard, son ennemi et son calomniateur. Ses écrits sont perdus ; mais il est certain que l’Epistula ad Apollinarem… de divina essentia, aussi bien que les lettres 361 à 364, insérées dans la correspondance de saint Basile, sont des faux qui ont eu pour auteurs Eustathe et ses amis.
A nommer encore parmi les semi-ariens l’évêque (intrus) de Césarée, Euzoius, qui y fut installé en 376 à la place de Gélase. S. Jérôme (Vir. ill., 113) dit de lui qu’il avait composé de nombreux écrits très connus sur différents sujets. C’est tout ce que nous en savons.
Entre les deux groupes anoméen et semi-arien se glissait, avons-nous remarqué, le groupe des homéens politiques, sans doctrine bien accusée. Le chef de ce groupe est le successeur d’Eusèbe à Césarée, Acace (340-366), qui continua d’enrichir la bibliothèque qu’Origène y avait fondée. Saint Jérôme Vir. ill., 98) lui attribue un commentaire en dix-sept livres sur l’Ecclésiaste, six livres de mélanges et plusieurs autres traités. Saint Épiphane a cité de lui un écrit contre Marcel d’Ancyre (Haer. 72.5-10), et Socrate a connu un éloge qu’il avait fait de son prédécesseur Eusèbe (H. E., 2.4). Il ne reste de ses travaux scripturaires que des fragments dispersés dans les Chaînes.
Deux autres évêques de même nuance homéenne doivent être signalés après Acace : Théodore d’Héraclée et Eusèbe d’Emèse. Théodore a été évêque vers 335 et est mort vers 355. Suivant saint Jérôme (Vir. ill., 90), qui loue l’élégance et la clarté de son style et le caractère littéral de son exégèse, il aurait composé des commentaires sur saint Matthieu, sur saint Jean, sur les épîtres de saint Paul et sur les Psaumes. On incline à croire qu’il avait aussi commenté Esaïe ; mais on n’a de ses œuvres que des citations. Quant à Eusèbe, c’était un esprit très cultivé qui avait étudié successivement à Édesse, à Antioche et à Alexandrie et qui, après avoir refusé le siège de cette dernière ville, accepta celui d’Emèse en Phénicie, qu’il occupa de 341 à 359 environ. Il ne s’occupa que fort peu de la question dogmatique. Saint Jérôme (Vir. ill., 91) le présente surtout comme un rhéteur élégant et comme un commentateur se rattachant, par ses principes, à l’école d’Antioche. Parmi ses ouvrages exégétiques on signale des Questions sur l’Ancien Testament et un Commentaire sur l’épître aux Calâtes en dix livres. Ses traités comprenaient des écrits contre les païens, les juifs et les novatiens, contre les marcionites et les manichéens, un livre Sur la foi et une Bénédiction sur le peuple. Quant à ses homélies, la partie la plus remarquable de ses travaux, on en connaît par leurs titres un certain nombre et on en possède quelques-unes ; mais l’édition de ses œuvres est encore à faire. La presque totalité des pièces que les éditions lui prêtent ne sont pas de lui ; et les fragments authentiques que contiennent les Chaînes sont souvent difficiles à identifier.
Les ariens ne se contentèrent pas d’ailleurs de plaider leur cause dans des traités, des homélies et des lettres : ils eurent aussi des historiens qui s’efforcèrent de présenter sous un jour avantageux les événements qui les concernaient. On sait que l’évêque semi-arien, Sabinus d’Héraclée, avait écrit une histoire (perdue) des conciles du ive siècle, depuis celui de Nicée jusqu’aux conciles tenus sous Valens (364-378). Socrate, qui a connu son récit, l’accuse d’avoir plusieurs fois altéré les faits. D’autres écrits anonymes ont été mis à profit par l’eunomien Philostorge Philostorge lui-même composa en douze livres une Histoire ecclésiastique qui commençait avec Arius et se poursuivait jusqu’en l’an 425. L’ensemble de son ouvrage est perdu ; mais il s’en est conservé de longs fragments par Photius qui en a fait une analyse (cf. Bibl. codex 40), et dans des documents postérieurs. C’est un plaidoyer en faveur de l’arianisme plus qu’une histoire impartiale, précieux cependant pour la connaissance des idées de cette époque.