Nous arrivons à la description, justement célèbre, du culte chrétien faite par Justin dans sa 1re Apologie. Né vers la fin du 1er siècle ou au commencement du 2d, il est mort entre 161 et 168. La plus ancienne et la plus considérable de ses deux Apologies fut adressée à l’empereur Antonin-le-pieux vers le milieu du 2d siècle.
Après avoir parlé du baptême et de la cène (ch. LXI-LXVI), Justin dit au ch. LXVII : « Et au jour appelé Jour du soleil, tous les chrétiens qui habitent les villes ou les campagnes se rassemblent en un même lieu. Il est fait lecture des écrits des apôtres (τά ἁπομνημονεύματα τῶν ἀποστολῶν) ou de ceux des prophètes, suivant que le temps le permet. Puis, lorsque le lecteur a fini, le président prend la parole pour exhorter et appeler à imiter les belles choses qui ont été lues. Ensuite nous nous levons tous ensemble et nous adressons des prières. Du pain, du vin et de l’eau sont apportés, le président adresse à son tour et le mieux qu’il peut, des prières et des actions de grâces, et le peuple lui répond par l’Amen. L’eucharistie est distribuée, chacun y participe et les diacres la portent aux absents. Les chrétiens qui ont de l’aisance et veulent en faire part, donnent chacun ce qu’il veut ; on remet la collecte au président, et c’est par ce moyen qu’il assiste les orphelins, les veuves, ceux qui sont indigents par maladie ou par quelque autre cause, ceux qui sont en prison, les hôtes étrangers ; en un mot, il prend soin de tous ceux qui sont dans le besoin. Le Jour du soleil, nous nous réunissons tous en assemblée, parce que ce fut en un 1er jour hebdomadaire que Dieu, transformant les ténèbres et la matière, fit le monde et qu’en un jour semblable Jésus-Christ, notre Sauveur, est aussi ressuscité des morts ; car on l’a crucifié la veille du Jour de Saturne, et c’est le lendemain, c’est-à-dire au Jour du soleil, qu’après être apparu à ses apôtres et à ses disciples, il a enseigné les choses que nous vous transmettons, à vous aussi, afin que vous les examiniez. »
Le dimanche, qui nous est apparu dans la lettre de Pline et dans la Didachè comme le jour par excellence de la communion, apparaît bien ici comme le « grand jour du culte public » (De Pressensé). La cène y est célébrée le matin, sans l’agape, qui est remplacée en quelque sorte par la collecte. Justin fait ici un tableau remarquablement complet du culte chrétien de son époque et, si le chant y manque, tandis qu’il est si fortement mis en saillie dans la lettre de Pline, il ne s’en suit pas, comme le remarque Otto, qu’il fût absent. Ailleurs (ch. XIII), Justin parle de la reconnaissance des chrétiens comme devant se manifester par des prières solennelles et des hymnes, et lui-même avait composé un ouvrage intitulé Ψάλτης, c’est-à-dire Psalmiste.
Si le dimanche n’est pas ici désigné par son nom chrétien, comme il l’est dans l’Apocalypse, Ignace et la Didachè, c’est que Justin s’adressait à des païens. Mais ce grand jour est expressément désigné comme le jour de la Résurrection, le 1er jour hebdomadaire, le lendemain du samedi et le surlendemain du vendredi, c’est-à-dire évidemment le même jour que le κυριακή de l’Apocalypse, d’Ignace et la Didachè, et le 8e jour de l’ép. de Barnabas.
Il importe aussi de remarquer que ce jour est rapproché par Justin, non seulement de la résurrection du Seigneur, mais encore de l’œuvre du 1er jour génésiaque, et de la création entière : il doit donc rappeler, outre cette résurrection, la création de l’univers commémorée par le sabbat.
Un trait de la description de Justin doit être spécialement relevé. Après la lecture des Saintes-Écritures et l’exhortation du président, et avant la célébration de la cène, il y a des prières de l’assemblée et celle-ci les fait en étant tout entière debout (ἀναστάμεϑα κοινῇ πάντες καὶ εὐχάς πέμπομεν). Ces mots nous indiquent déjà une coutume touchante et expressive de l’ancienne Église : le dimanche, elle priait debout, ce qui suppose qu’elle ne le faisait pas toujours, et cette attitude était inspirée à la fois par le souvenir de la résurrection du Seigneur et par la conscience de ce qui en était résulté pour les chrétiens eux-mêmes. « Cette coutume, dit Zahn, est presque aussi ancienne que la célébration même du dimanche. Elle est attestée par Justin, quoiqu’il ne fût pas appelé à l’opposer à l’agenouillement qui avait lieu d’autres jours. Irénée la mentionne aussi, comme venue des temps apostoliques ; Tertullien et Pierre d’Alexandrie, comme une tradition reçue. Le concile de Nicée en fit une loi ecclésiastique. Augustin, il est vrai, ne savait pas si elle était observée dans toutes les églises, mais il disait par là même qu’il ne connaissait pas d’exception. »
Le passage d’Irénée auquel Zahn fait ici allusion, se trouve dans un petit ouvrage intitulé Quaestiones et responsiones ad Orthodoxos, qu’on croyait provenir de Justin et qui était annexé à l’Expositio fidei de recta Confessione, sive de sancta consubstantiati Trinitate, attribuée au même Père. Les deux ouvrages sont maintenant considérés comme n’étant pas de lui, mais la citation d’Irénée que renferme le passage, est généralement reconnue comme digne de foi, et ce qui la précède est aussi fort intéressant, comme on en jugera. « Quest. 115 : Si nous obtenons une plus grande miséricorde de Dieu en le priant à genoux plutôt que debout, pourquoi dans les dimanches et les jours entre Pâques et Pentecôte, ceux qui prient ne fléchissent-ils pas le genou ? Rép. : Parce qu’il nous faut toujours nous souvenir et de notre chute dans les péchés et de la grâce de notre Christ, par laquelle nous nous relevons de la chute (ἐκ τῆς πτώσεως ἀνέστημεν). Aussi bien notre agenouillement dans les 6 jours est-il le signe de notre chute dans les péchés, et le fait de ne pas nous agenouiller le dimanche, un symbole de la résurrection (τῆς ἀναστάσεως), par laquelle la grâce de Christ nous a affranchis des péchés et de la mort, qui en provenait et qui a été elle-même mise à mort. Et cette coutume vient des temps apostoliques (ἐκ τῶν ἀποστολικῶν δέ χρόνων), comme le dit le bienheureux Irénée, le martyr et l’évêque de Lyon, dans son Traité sur la Pâque. Il y est aussi question de la Pentecôte dans laquelle nous ne fléchissons pas le genou, puisqu’elle équivaut au dimanche pour le motif susmentionné. » D’après Routh IV, p. 75, la coutume de ne pas s’agenouiller le dimanche et les jours de l’ancienne Pentecôte n’est plus observée dans les Églises latines, mais au ixe siècle elle y était encore prescrite par Raban Maur.]
Dans son Dialogue avec Tryphon, Justin polémise longuement sur la non-observation du sabbat par les chrétiens. Il dit en particulier (ch. XII) : « La Nouvelle Loi veut que vous observiez le sabbat continuellement (σαββατίζειν… διαπαντός) ; mais vous, ne pensant pas au but du commandement, vous croyez avoir de la piété si vous chômez un seul jour. … Ce n’est pas en ces choses que le Seigneur notre Dieu prend plaisir. Si quelqu’un parmi vous est parjure ou voleur, qu’il cesse de l’être ; s’il y a un adultère, qu’il se repente ! Et ainsi il accomplit bien les vrais sabbats agréables à Dieu. Mais il ne faudrait pas conclure de cette déclaration, ni d’autres analogues sur l’abrogation du sabbat hebdomadaire par l’Évangile, que l’auteur du Dialogue ne reconnaisse pas le dimanche. S’il ne lui donne pas son nom chrétien, ce qui se comprend, puisqu’il s’adresse à des Juifs, il désigne à plusieurs reprises le dimanche comme le 8e jour qui est en même temps le 1er, et il en fait même ressortir la solennité supérieure. Après avoir parlé d’Abraham et de la circoncision, il dit (ch. IV) : « Je pourrais vous démontrer que le 8e jour avait (déjà sous l’Ancienne Alliance) quelque chose de plus mystérieux que le 7e, comme Dieu le proclame par ces choses. Et si, pour éviter une digression, il ne fait pas tout de suite cette démonstration, il reprend sa thèse dans le ch. XLI et dit : « Le commandement de la circoncision, prescrivant de circoncire les enfants absolument le 8e jour, était un type de la vraie circoncision, selon laquelle nous avons été circoncis de l’erreur et de la méchanceté par notre Seigneur Jésus-Christ, qui est ressuscité des morts le 1er jour de la semaine ; ce jour, étant le 1er de tous les autres, est appelé de nouveau le 8e selon le nombre de tous les jours du cycle, et premier qu’il est, il le reste. » Justin aurait pu ajouter, en suivant le propre exemple du divin Maître (Jean 7.22), que les Juifs eux-mêmes donnaient moins d’importance au sabbat qu’à la circoncision du 8e jour, puisqu’ils circoncisaient même en un jour de sabbat.
Mais ailleurs (ch. 138), Justin reprend sa démonstration à un nouveau point de vue. Après avoir fait allusion à Ésaïe 54.9, où l’Éternel annonce le salut qu’il enverra à Israël et rappelle la délivrance accordée à Noé lors du déluge, il continue en disant : « Voici ce que Dieu disait par là, c’est que le mystère des hommes sauvés a eu lieu lors du déluge. Car le juste Noé… sa femme, ses trois fils et leurs femmes, étant au nombre de 8, étaient un symbole du jour où notre Christ est apparu ressuscité des morts, le 8e jour quant au nombre, mais en puissance toujours le 1er. Car Christ, étant le premier-né de toute créature, est aussi devenu le commencement d’une nouvelle race, qu’il a régénérée par l’eau, la foi et le bois, qui renferme le mystère de la croix, de même que Noé, porté avec les siens sur les eaux, a été sauvé dans le bois. »
Ces raisonnements de Justin nous font sourire, mais le Père n’en a pas moins comparé le dimanche au sabbat et assigné à celui-là la supériorité sur celui-ci.