(1531)
Charles-Quint accuse les protestants – Les protestants allemands à François Ier – Le roi leur envoie un député – Imprudence et diplomatie de l’envoyé – Heures de la royne Marguerite – Sermon du curé Lecoq devant le roi – Sursum corda ! – Entrevue de Lecoq avec le roi – Chute de Lecoq – Fanatisme à Toulouse – Jean de Caturce trouve Christ – Le jour des Rois – Caturce saisi – Dégradation de Caturce – Il dispute avec un moine – Les deux méthodes de réformation
Les trois n’étaient plus que deux. Marguerite, sachant très bien que sa mère avait toujours entraîné son frère dans le sens de la papauté, crut pouvoir profiter d’un événement qui lui avait coûté tant de larmes, et chercha aussitôt à faire pencher François du côté de la Réforme. Mais d’autres vents soufflaient à la cour ; la Sorbonne, les évêques, Montmorency, l’Empereur lui-même cherchaient à indisposer François Ier contre les évangéliques. Charles-Quint surtout voulait profiter de l’alliance qui venait de le rapprocher de la France, pour tourner ce prince contre la doctrine de Luther. Son envoyé, Noircarmes, avait à cet égard des instructions très positives. Un jour cet ambassadeur étant venu présenter ses hommages au roi, eut une longue conversation avec lui, et lui débita toutes les calomnies d’usage contre la Réformation. François ne savait trop que répondre ; mais il gravait dans sa mémoire tous les griefs du diplomate, se promettant bien de les répéter à sa sœur. En effet, il se rendit chez elle, encore très ému : « Madame, lui dit-il avec emportement, savez-vous que vos amis les protestants prêchent la communauté des biens, la nullité des liens matrimoniaux et la subversion des trônes ? Noircarmes dit que si je ne détruis pas le luthéranisme, c’en est fait de ma couronnew … » Justifier les innocents était l’une des tâches que la reine de Navarre s’était donnée. « Sire, dit-elle au roi, les réformateurs sont des hommes justes, savants, paisibles, qui n’ont d’autre amour que celui de la vérité, d’autre but que la gloire de Dieu, d’autre tâche que celle de faire disparaître les superstitions et de corriger les mœurs. » La reine de Navarre était si gracieuse, si vraie, si éloquente, que le roi sortit de cette conversation complètement changé, au moins pour la journéex. Mais bientôt des insinuations perfides l’irritèrent de nouveau.
w – Seckendorf, p. 1170, 1171.
x – « Fratris iras pro viribus moderavit. » (Bezæ Icones.)
Marguerite écrivit ou fit écrire aux protestants de l’Allemagne les accusations des agents de Charles-Quint, et leur demanda de donner un démenti à Noircarmes. Ils le firent aussitôt. L’un d’eux, Matthieu Reinhold, homme dévoué à l’Évangile et bon diplomate, arriva à Paris vers le milieu d’avril (1531), et ayant été reçu par le roi, entouré de ses seigneurs et de ses évêques, il lui remit une lettre de l’électeur de Saxe, du landgrave de Hesse et de leurs alliés. François l’ouvrit et parut la lire avec intérêt : « Sire, disaient les princes, quelques moines (Tetzel et ses amis), ayant porté par avarice en tous lieux certaines indulgences, au déshonneur de Christ et à la perte des âmesy, des hommes justes et savants les en ont repris, le soleil s’est levé sur l’Eglise, et il y a manifesté un monde de scandales et d’erreurs. Aidez-nous, Sire, et faites en sorte que ces disputes se vident, non par les armes, mais par un jugement légitime ; et sans faire violence aux consciences des chrétiensz. »
y – « Propter quæstum, cum contumelia Christi et cum periculo animarum. » (Corp. Ref., II, p. 472.)
z – Sleidan, chap. VIII.
Tandis que François Ier lisait cette épître, les seigneurs et les prélats de sa cour considéraient le luthérien des pieds à la tête. Ils s’approchèrent de lui, l’entourèrent, et lui firent coup sur coup les questions les plus étranges. « Est-il vrai, lui dit un évêque, que les femmes chez vous ont plusieurs maris ? — Absurdités ! » s’écria l’envoyé germanique. A d’autres questions il fit de semblables réponses ; le feu des interlocuteurs ne cessait de s’accroître, et la conversation devenait toujours plus vive, quand François ; qui avait terminé sa lecture, déclara qu’il trouvait cette lettre fort raisonnable ; et au grand étonnement de sa cour, fit à Reinhold la mine la plus gracieusea : Peu après (21 avril), il remit à l’envoyé Sa réponse : « pour guérir les maux de la république chrétienne, disait-il, il faut un concile ; pourvu que le Saint-Esprit, qui est le maître de la vérité y ait la principale place. Ne craignez pas, ajoutait-il, les calomnies de vos adversairesb. » Le premier pas était fait.
a – « Ihm eine gnædige Mine gemacht. » (Seckendorf, p. 118.)
b – « Sleidan, chap. VIII, I, p. 232.
La grande pensée des conseillers de François Ier et de ce prince lui-même était alors de substituer à l’ancienne politique de la France une politique nouvelle, plus indépendante, qui la mettrait à l’abri des envahissements de la papauté. Mélanchthon fut ravi de la lettre du roi : « Le Français, dit-il, nous répond de la manière la plus aimablec. » Un concile, guidé par l’Esprit de Dieu, était précisément ce que les protestants allemands demandaient ; ils se crurent sur le point de s’entendre avec le roi de France. Cet espoir s’empara aussi de Marguerite et du parti puissant qui, dans les conseils du roi, espérait comme elle qu’une union de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre, amènerait une réforme intérieure et universelle de la chrétienté. Le roi, pressé de s’allier avec les princes allemands, résolut de leur envoyer à son tour un député, et jeta les yeux pour cette mission sur un nommé Gervais Waim. Ce choix était malheureux ; Waim, Allemand d’origine, mais fixé depuis longtemps à Parisd, voulait que tout en Allemagne restât comme il l’avait laissé ; partisan aveugle de l’Ancien état de choses, il regardait un changement quelconque comme un véritable attentat envers la patrie allemande, et il était plein de préjugés centre la Réformation. Aussi, à peine était-il arrivé à Wittemberg (c’était au printemps de 1531), qu’il chercha toutes les occasions de satisfaire ses haines aveugles. On lui faisait grand accueil ; on donnait des repas, des soirées à son honneur. Un jour, il y eut une réunion nombreuse, où se trouvaient Luther, ses amis et beaucoup de chrétiens évangéliques, désireux de voir de près le député du roi de France. Celui-ci, au lieu de concilier les esprits, s’échauffa et s’écria : « Il n’y a chez vous ni Église, ni magistrat, ni mariage ; chacun y fait ce qu’il veut, et tout s’y passe pêle-mêle comme chez les bêtes. Le roi mon maître le sait très biene. » A l’ouïe de cette extravagante incartade, les assistants ouvrirent de grands yeux. Les uns se fâchèrent ; les autres rirent ; plusieurs désespérèrent de s’entendre jamais avec François Ier. Mélanchthon changea complètement d’avis. « Cet homme, dit-il, est un grand ennemi de notre cause… Tous ces rois de la terre ne pensent qu’à leur intérêt, et si Christ ne pourvoit au salut de l’Église, tout est complètement perduf ! » Il n’avait jamais dit plus vrai. Waim reconnut bientôt qu’il n’avait pas été bon diplomate, qu’il n’eût pas dû heurter le sentiment protestant ; il rentra donc dans son rôle, et ses communications officielles valurent mieux que ses conversations particulièresg. Nous verrons plus tard les pas importants que fit la France dans l’alliance avec l’Allemagne évangélique.
c – « Gallus rescripsit humanissime… » (Corp. Ref., Il, p. 803.)
d – Du Bellay, Mémoires, IV, p. 167.
e – « Sondern gienge ailes unter einander wie das Viehe. » (Schelhorn, p. 289.)
f – « Illi reges sua agunt negotia. » (Corp. Ref., II, p. 518.)
g – Du Bellay, Mémoires, p. 167.
Marguerite crut que le triomphe de la bonne cause n’était pas éloigné, et se décida à faire quelques pas en avant. Elle avait retranché de son livre d’Heures les prières adressées à la Vierge et aux saints ; elle le communiqua au confesseur du roi, Guillaume Petit, évêque de Senlis, homme de cour, nullement évangélique, mais plein de complaisance pour la sœur de son maître. « Voyez, lui dit-elle, j’ai rogné de ce livre ce qui était le plus superstitieuxh. — Admirable ! s’écria le courtisan, je n’en voudrais pas d’autre. » La reine prit le prélat au mot : « Traduisez-le en français, dit-elle, et je le ferai imprimer avec votre nom. » L’évêque courtisan n’osa reculer ; il traduisit ; la reine approuva, et le livre parut sous le titre de : Heures de la royne Marguerite. La Faculté de théologie en eut un accès de colère, mais elle se contint, non pas tant parce que c’étaient les Heures de la reine, mais parce que le traducteur était un évêque et le confesseur de Sa Majesté.
h – Théod. de Bèze, Hist. eccl., I, p. 8.
La reine de Navarre ne s’arrêta pas là. Il y avait alors à Paris, un curé nommé Lecoq, dont les prédications attiraient à Saint-Eustache un immense concours. Certaines dames de la cour, qui affectaient quelque piété, ne manquaient pas un seul de ces sermons. « Quelle éloquence ! disaient-elles en parlant de Lecoq, un jour qu’il y avait grand cercle à Saint-Germain ; quelle voix éclatante ! quelle liberté d’élocution ! quelle hardiesse de pensées ! quelle fervente piété ! — Votre bel orateur, dit le roi qui les écoutait, est sans doute un luthérien caché ! — Nullement, Sire, s’écria l’une des dames ; il déclame souvent contre Luther ; et dit qu’il ne faut pas se séparer de l’Église. » Marguerite demanda à son frère de juger par lui-même. — « J’irai, » dit François. On fit savoir au curé que, le dimanche suivant, il aurait le roi et toute la cour à son sermon. Le prêtre fut ravi de cette communication. Homme de talent, il avait reçu des impressions évangéliques ; seulement elles n’étaient pas profondes, et le vent de la faveur pouvait facilement le détourner de la droite voie. Comme ce vent soufflait à cette heure dans le sens de l’Évangile, il entra de tout son cœur dans la conspiration des dames ; et se mit à préparer un discours propre, pensait-il ; à répandre la nouvelle lumière darts l’esprit de Sa Majesté.
Le dimanche étant arrivé, tous les carosses de là cour partirent et s’arrêtèrent devant l’église de Saint-Eustache, où le roi entra, suivi de Du Bellay, évêque de Paris, des dames et des seigneurs. La foule était immense. Le prédicateur monta en chaire et chacun prêta l’oreille. Le roi ne remarqua d’ahord rien qui le frappât ; mais peu à peu le discours s’anima, et l’on entendit des paroles pleines de vie. « Le but des choses visibles, dit Lecoq, est de nous conduire aux invisibles. Le pain qui nourrit notre corps ; nous dit que Jésus-Christ est la vie de notre âme. Assis à la droite de Dieu, Jésus Vit par son Saint-Esprit dans le cœur de ses disciples. Quæ sursum sunt quœrite, dit saint Paul ; ubi Christus est in dextera Dei sedens. Oui, cherchez les choses qui sont en haut ! Ne vous attachez pas dans la messe à ce qui est sur l’autel ; élevez-vous par la foi au ciel, pour y trouver le Fils de Dieu. Après avoir consacré les éléments, le prêtre ne crie-t-il pas au peuple : Sursum corda ! Les cœurs en haut ! Ces paroles signifient : Il y a là du pain ; il y a là du vin mais Jésus est dans le ciel. C’est pourquoi, Sire, continua Lecoq en s’adressant hardiment, au roi, si vous voulez avoir Jésus-Christ, ne le cherchez pas dans les espèces visibles ; volez au ciel sur les ailes de la foi. C'est en croyant en Jésus-Christ, que nous mangeons sa chair, dit saint Augustin. S’il était vrai que Christ dût être touché des mains, broyé des dentsi, ce ne serait pas en haut ! qu’il faudrait dire, mais, en bas ! Sire, c’est aux cieux que je vous appelle ! Entendez la voix du Seigneur. Sursum corda, Sire, sursum cordaj ! » Et la voix retentissante du prêtre remplissait tout le temple de ces paroles, qu’il ne cessait de répéter avec l’accent de la plus intime conviction. Toute l’assemblée était émue, et François lui-même admirait l’éloquence du prédicateur. « Qu’en pensez-vous ? dit-il en sortant à Du Bellay. — Il pourrait bien avoir raison, » répondit l’évêque de Paris, qui n’était point contraire à une réformation modérée, et qui même était marié. — « J’ai grande envie de revoir ce prêtre, reprit le roi. — Rien de plus facile, répondit Du Bellay. »
i – « Corpus et sanguinem Domini, in veritate, manibus sacerdotum tractari, frangi, et fidelium dentibus atteri. » (Formule exigée de Béranger par le pape Nicolas. Lanfranc, De Euchar., cap. V.)
j – « Speciebus illis nequaquam adhaerendum, sed fidei alis, ad cœlos evolandum esse. Illud subinde repentens : Sursum corda ! sursum corda ! (Flor. Rémond, Hist. de l’Hérésie, II, p. 225. — Voir aussi Maimbourg, Calvinisme, p. 22, 24.)
On prit pourtant des précautions pour que cette entrevue ne fût connue de personne. Le curé se déguisa, et il fut introduit secrètement par l’évêque dans le cabinet particulier du roik. Laissez-nous seuls, dit François à l’évêque. — Monsieur le curé, continua-t-il, expliquez-moi, je vous prie, ce que vous avez dit sur le sacrement de l’autel. » Lecoq montra qu’une union spirituelle avec Christ pouvait seule être utile à l’âme. Vraiment, dit François Ier, vous faites naître dans mon esprit de graves scrupulesl. » Ceci encouragea le curé, qui, ravi du succès, mit en avant d’autres articlesm. Son zèle gâta tout ; c’était trop pour François Ier ; il commença à penser que ce prêtre pourrait bien être un hérétique, et il ordonna à un docteur romain de l’examiner. « Archihérétique ! répondit l’inquisiteur, après l’examen. Avec la permission de Votre Majesté, je le tiendrai enfermé. » Le roi n’entendait pas aller si loin ; il ordonna que Lecoq fût « mis en liberté et admis à prouver ses assertions par des témoignages des saintes Écritures. »
k – « Bellaii opera, Gallus hic in secretiorem locum vocatus. » (Flor. Rémond, H, p. 225.)
l – « Regi scrupulos non leves injecit. » (Ibid.)
m – « Idem de aliis quoque fidei articulis. » (Ibid.)
Alors les cardinaux de Lorraine et de Tournon, réveillés par le chant de ce Coqn, » organisèrent une conférence. D’un côté se trouvait le prêtre suspect ; de l’autre quelques-uns des plus savants docteurs ; et comme juges du combat siégeaient les deux cardinaux eux-mêmes. Tournon était l’un des hommes les plus habiles de cette époque, l’ennemi le plus implacable de la Réformation ; il fut plus tard le persécuteur des Vaudois et l’introducteur des Jésuites en France. La dispute commença. « Qui jamais a pensé, dirent à Lecoq les docteurs de la Sorbonne, que ces mots sursum corda, veuillent dire que le pain demeure pain ? Non, ils signifient : Que votre cœur s’élève au ciel, afin que le Seigneur descende sur l’autel. » Lecoq montra que l’Esprit seul vivifie, il parla de l’Écriture… Mais Tournon, qui fit plus d’un pape et eut des voix pour être pape lui-même, s’écria en employant un style que les papes affectionnent : « L’Église a parlé ; soumettez-vous à ses décrets. Si vous vous privez de l’autorité de l’Église, vous naviguez sans boussole, poussé par des vents qui vous égarent. Hâtez-vous ! Sauvez-vous ! Amenez les vergues et pliez les voiles, de peur que votre navire ne heurte contre les rochers de l’erreur, et que vous fassiez un naufrage éternelo. » Les cardinaux et les docteurs entouraient Lecoq et le pressaient de toutes parts. Tel théologien l’accablait de ses lourdes preuves scolastiques ; tel abbé lui criait aux oreilles ; les cardinaux mettaient dans la balance le poids de leur grandeur. Le curé de Saint-Eustache était ballotté, indécis. Il avait bien quelque goût pour l’Évangile ; mais il aimait plus encore le monde et ses dignités. On l’épouvantât et on l’attirait tour à tour ; il rétracta ce qu’il avait prêché. Lecoq n’avait pas les qualités nécessaires au martyr ; il était plutôt de ces esprits faibles, qui donnèrent des relaps à l’Église primitive.
n – « Lotharingus et Turnonius cardinales Galli hujus cantu excitati. » (Ibid.)
o – « Antennas dimittite, ac vela colligite, ne ad errorum scopulos, illisa navi, æternæ salutis naufragium faciatis. » (Flor. Rémond, Hist. de l’Hérésie, II, p. 225.)
Il y avait heureusement en France des chrétiens plus fermes que lui. Tandis que dans la sphère politique, les diplomates passaient et repassaient le Rhin ; tandis que dans la sphère catholique et romaine, les hommes, les plus éloquents devenaient infidèles à leurs convictions, il y avait dans la sphère évangélique, parmi ceux dont la foi avait saisi la rédemption, des chrétiens qui donnaient leur vie pour demeurer fidèles au Sauveur qui les avait rachetés. C’était un temps où s’opéraient les mouvements, les plus contraires.
Toulouse, jadis sanctuaire du paganisme des Gaules, était alors rempli d’images, de reliques et « d’autres instruments d’idolâtrie romaine. » La religion du peuple était celle de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, des mains, des genoux ; du dehors en un mot ; tandis qu’au dedans la conscience, la volonté, l’intelligence dormaient. Le parlement, « taxé de sanguinaire, » était l’organe docile du fanatisme des prêtres. Il disait à ses agents : « Ayez l’œil sur les hérétiques. Si un homme n’ôte point son bonnet devait une image, c’est un hérétique. Si un homme, quand il entend la cloche de l’Ave Maria, ne fléchit pas le genou, c’est un hérétique. Si un homme prend plaisir aux langues anciennes et aux bonnes lettres, c’est un hérétique… Hâtez-vous de dénoncer de telles gens… Le parlement les condamnera et le bûcher nous en débarrasserap. »
p – Théod. de Bèze, Hist. eccl., I, p. 7.
Un Italien célèbre, ayant quitté sa patrie, s’était établi à Agen. Jules-César de l’Escale, plus connu sous le nom de Scaliger, appartenait à l’une des plus anciennes familles de son pays, et plusieurs le regardaient, à cause de l’universalité de ses connaissances, comme le plus grand homme qui eût paru dans le monde. Scaliger n’embrassa point la foi réformée, comme fit son fils, mais il apporta l’amour des lettres, et surtout du grec, sur les bords de la Garonne.
Un professeur de droit de l’Université, le licencié Jean de Caturce, originaire de Limoux, ayant ainsi appris le grec, se procura le Nouveau Testament, et le lut. Homme de grande intelligence, d’une parole facile, mais surtout d’une âme profonde, il y trouva Christ Sauveur, Christ Dieu, Christ vie éternelle ; et il l’adora. Bientôt Christ le transforma, et il devint un nouvel homme. Alors ses Pandectes pâlissent, et il discerne dans les Écritures saintes une lumière et une vie divine qui le ravissent. Il les médite nuit et jour. Il a un ardent désir de s’en aller en sa ville, et d’y annoncer ce Sauveur qu’il aime et qui habite dans son cœur. Il se rendit donc à Limoux (cette ville n’est pas loin de Toulouse) et le jour de la Toussaint 1531, il y fit « une exhortation. » Il résolut d’y retourner le jour des Rois ; il y avait chaque année ce jour-là des fêtes et rassemblements, et il voulait en profiter pour rendre publiquement gloire à Jésus-Christ.
Tout était déjà préparé pour la fête. La veille des Rois, il devait y avoir un grand souper, où, selon la coutume, on proclamerait le roi, on crierait, on plaisanterait, on chanterait et l’on danserait. Caturce ira, mais il fera en sorte que la fête ne se passe pas de la façon accoutumée. Après les services du jour à l’honneur des trois rois de l’Orient, on s’attabla, on causa, on but du vin du Midi ; enfin on apporta le gâteau. L’un des convives trouva la fève, la gaieté s’accrut et on s’apprêta à célébrer la royauté nouvelle par le cri ordinaire : Le roi boit ! Alors Caturce se leva : « Il n’y a qu’un seul roi qui est Jésus-Christ, dit-il, et ce n’est point assez que son nom voltige en notre cerveau ; il doit habiter en notre cœur. Celui qui a Christ en soi, n’a faute de rien. Ainsi donc, au lieu de crier : Le roi boit ! disons tous aujourd’hui : Que Christ, le vrai roi, règne dans nos cœursq ! »
q – Théod. de Bèze, Hist. eccl., I, p. 7. — Crespin, Martyrologue, fol. 106.)
Le professeur de Toulouse était fort estimé dans sa ville, et plusieurs de ses connaissances aimaient déjà l’Evangile ; aussi les bouches qui allaient crier : Le roi boit ! se fermèrent, et plusieurs adhérèrent, au moins par leur silence, au nouveau cri qu’on leur proposait. Caturce continua : « Messieurs, dit-il, je demande qu’après souper, au lieu de propos déshonnêtes, de danses et dissolutions, chacun propose par ordre quelque parole de la sainte Ecriture. » La proposition fut agréée et le bruyant souper se changea en une tranquille assemblée chrétienne. Celui-ci rapporte tel passage qui l’a frappé, et celui-là tel autre. Mais Caturce, dit la chronique, touche plus avant les matières que les autres convives ; il insiste sur ce que Christ doit siéger sur le trône dans notre cœur. Le professeur retourna à l’université.
Ce souper des rois avait produit une grande sensation. Un rapport en étant fait à Toulouse, la justice saisit le licencié au milieu de ses livres et de ses leçons, l’emprisonna et le traduisit devant la cour : « Messieurs, dit-il, je m’offre à maintenir ce que j’ai sur le cœur, mais qu’on me donne pour adversaires gens savants, avec livres, qui prouvent ce qu’ils avancent. Je désire vider chaque article sans extravaguer. » La dispute commença, mais en vain lui avait-on opposé les plus doctes théologiens, le licencié, qui avait la parole divine au dedans de lui, répondait avec « promptitude, pertinemment et avec grande véhémence, ayant incontinent à la bouche le passage de l’Écriture, qui le mieux servait au propos, » dit la chronique. Les docteurs eurent la bouche fermée et le professeur fut reconduit en prisonr.
r – Théod. de Bèze, Hist. eccl., I, p. 7. — Grespin, Martyrologue, fol. 106.)
Les juges étaient fort embarrassés. L’un d’eux se fit ouvrir le cachot de l’hérétique, pour voir s’il ne l’ébranlerait pas. « Maître Caturce, lui dit-il, nous vous faisons offre de vous délivrer à pur et à plein (sans aucune réserve), si vous rétractez seulement trois points, en une leçon donnée aux écoles. » Le chroniqueur ne nous dit pas de quels points il s’agissait. Les amis du licencié le conjurèrent d’accepter. Un momentil vacilla, mais il se remit aussitôt. « C’est une heurte de Satan » dit-il. N’importe ; ses amis lui présentèrent une forme de rétractation, et quand il l’eut rejetée, ils en apportèrent une autre plus habilement rédigée ; mais le Seigneur le fortifia en telle sorte, qu’il repoussa vivement tous ces papiers loin de lui. Ses amis se retirèrent consternés. Il fut déclaré hérétique, condamné au feu, et conduit sur la place de Saint-Étienne. Une foule immense s’y était réunie ; les étudiants de l’Université surtout, étaient avides d’assister à la dégradation d’un professeur si estimé. Le mystère dura trois heures, et ce furent trois heures de triomphe pour la Parole de Dieu. Jamais Caturce n’avait parlé avec plus de liberté. A tout ce qu’on lui disait, il opposait quelque passage des Écritures bien pertinent pour rédarguer la bêtise de ses juges, devant les escholiers. On le dégrada, on le revêtit d’un habit de bouffon, et alors une nouvelle scène commença.
Au milieu de la place, s’élevait une petite chaire en bois. Un dominicain vêtu d’une robe blanche, d’un scapulaire, d’un manteau noir et d’un bonnet pointu, perça la foule et y monta. Ce personnage, assez ignorant, mais qui prenait un air important, avait été chargé de faire ce que l’on appelait le sermon de la foi catholique. » Bientôt d’une voix qui retentit dans toute la place, il lut son texte : L'Esprit dit expressément que dans les derniers temps, quelques-uns se révolteront de la foi, s'attachant aux esprits séducteurs et aux doctrines des démons (1Tim.4.1). Les moines étaient dans la jubilation, tant le texte leur semblait admirable. Mais Caturce, qui savait presque le Nouveau Testament par cœur, s’apercevant que selon la coutume de rogner l’Écriture, le dominicain avait pris seulement un lopin (fragment) de passage, cria d’une voix retentissante : « Continuez ! » Le dominicain, saisi de frayeur, demeura tout court. Alors Caturce, achevant lui-même le passage, dit : Ils défendent de se marier, ils commandent de s'abstenir des viandes que Dieu a créées pour que les fidèles en usent avec actions de grâces. Les moines étaient interdits ; les étudiants et d’autres amis du professeur souriaient. « On les connaît, continua l’énergique professeur, ces abuseurs du peuple, qui, au lieu de la doctrine de la foi, ne proposent que des fatras. Il n’est question dans le service de Dieu, ni de chair ni de poisson ; de couleur ni noire ni cendrée ; ni de vendredi ni de mercredi… Ce sont des superstitions enragées qui requièrent le célibat et l’abstinence de viandes ; ce ne sont pas les commandements de Dieu… » Le dominicain ébahi écoutait du haut de la chaire ; l’accusé prêchait du milieu des sergents, et tous les écoliers l’entendaient « avec une grande faveur. » Le pauvre dominicain, honteux de sa sottise, ne fit pas son sermon.
Alors le martyr fut conduit au palais où l’on prononça l’arrêt de mort. Caturce regardait les juges avec indignation ; en sortant du tribunal, il s’écria en latin : « O palais d’iniquité ! ô siège d’injustice !… » On le conduisit à l’échafaud ; il ne cessa, même du bûcher, d’exhorter le peuple à connaître Jésus-Christ. « On ne peut exprimer le grand fruit que fit sa mort, dit la chronique, spécialement parmi les écoliers, qui lors étaient en cette université de Toulouse, à savoir l’an 1532s. »
s – Théod. de Bèze, Hist. eccl., I, p. 7. — Crespin, Martyrologue, fol. 106. Ibid.
Quelques prédicateurs pourtant qui avaient annoncé la nouvelle doctrine, firent alors de déplorables chutes, et arrêtèrent dans le Midi le cours de la Parole ; de ce nombre étaient le protonotaire d’Armagnac, le cordelier Des Noces, ainsi qu’un jeune Melchior Flavin, qui l’accompagnait, enragé caphard, dit Bèze. Un de ceux qui avaient reçu dans leurs cœurs le feu qui embrasait l’énergique Caturce, tint ferme dans la vérité, en face du bûcher ; c’était un cordelier nommé Marcii. Ayant fait « merveilles » par ses prédications, en Rouergue, il fut conduit à Toulouse, et y scella de son sang les doctrines qu’il avait fidèlement annoncéest.
t – Ibid.
Il nous faudra bientôt revenir à cette réformation un peu extérieure, conçue par quelques conseillers du roi, sous l’inspiration de la reine de Navarre et de quelques protestants allemands, qui, sous l’influence de motifs mi-politiques et mi-religieux, se proposait de réformer l’ensemble de la chrétienté au moyen d’un concile, sans mettre de côté l’épiscopat romain. Mais il nous faut d’abord retourner à l’humble et puissant docteur, noble représentant de cette réformation scripturaire et vivante, qui tout en pressant la nécessité d’une unité spirituelle, mettait avant tout les droits imprescriptibles de la vérité.