Briçonnet visite son diocèse – Réforme – Les docteurs poursuivis dans Paris – Philiberte de Savoie – Correspondance de Marguerite et de Briçonnet
Ainsi Paris commençait à se soulever contre la Réformation, et à tracer les premières lignes de cette enceinte qui, pendant près de trois siècles, devait éloigner de la capitale le culte réformé. Dieu avait voulu que ce fût dans Paris même que parussent les premières lueurs ; mais les hommes se soulevèrent aussitôt pour les éteindre ; l’esprit des Seize fomentait déjà dans la métropole, et d’autres villes du royaume allaient s’éclairer de la lumière qu’elle rejetait loin d’elle.
Briçonnet, de retour dans son diocèse, y avait déployé le zèle d’un chrétien, d’un évêque. Il avait visité toutes les paroisses, et, assemblant les doyens, les curés, les vicaires, les marguilliers et les principaux paroissiens, il s’était informé de la doctrine et de la vie des prédicateurs. Au temps des quêtes, lui avait-on répondu, les franciscains de Meaux se mettent en course ; un seul prédicateur parcourt quatre ou cinq paroisses en un même jour, répétant autant de fois le même sermon, non pour nourrir les âmes des auditeurs, mais pour remplir son ventre, sa bourse et son couventv. Les besaces une fois garnies, le but est atteint, les prédications finissent, et les moines ne reparaissent dans les églises que quand un autre temps de quête est arrivé. La seule affaire de ces bergers est de tondre la laine de leurs troupeauxw.
v – Ea solum doceri quæ ad cœnobium illorum ac ventrem explendum pertinerent. (Acta Mart. p. 334.)
w – Manuscrit de Meaux. Je dois à l’obligeance de M. Ladevèze, pasteur de Meaux, la communication d’une copie de ce manuscrit, conservé dans cette ville.
La plupart des curés, de leur côté, mangeaient leurs revenus à Paris. « Oh ! disait le pieux évêque, en trouvant vide le presbytère qu’il venait visiter, ne sont-ce pas des traîtres ceux qui abandonnent ainsi la milice de Christx ? Briçonnet résolut de porter remède à ces maux, et convoqua un synode de tout son clergé, pour le 13 octobre 1519. Mais ces prêtres mondains qui s’inquiétaient peu des remontrances de leur évêque, et pour lesquels Paris avait tant de charmes, se prévalurent d’une coutume en vertu de laquelle ils pouvaient présenter un ou plusieurs vicaires pour paître leurs troupeaux en leur absence. Sur cent vingt-sept vicaires, l’enquête en fit trouver à Briçonnet seulement quatorze qu’il approuva.
x – Manuscrit de Meaux.
Des curés mondains, des vicaires imbéciles, des moines qui ne pensaient qu’à leur ventre, tel était donc l’état de l’Église. Briçonnet interdit la chaire aux franciscainsy ; et persuadé que le seul moyen de peupler son évêché de bons ministres, c’était de les former lui-même, il se décida à fonder à Meaux une école de théologie, dirigée par de pieux et savants docteurs. Il fallait les trouver : Beda les lui fournit.
y – Eis in universa diocesi sua prædicationem interdixit. (Act. Mart. p. 334.)
En effet, cet homme fanatique et sa compagnie ne se relâchaient pas ; et, se plaignant avec amertume de la tolérance du gouvernement, ils déclaraient qu’ils feraient la guerre aux nouvelles doctrines avec lui, sans lui et contre lui. En vain Lefèvre avait-il quitté la capitale ; Farel et ses autres amis n’y demeuraient-ils pas ? Farel ne montait pas, il est vrai, dans les chaires, car il n’était pas prêtre ; mais à l’université, dans la ville, avec les professeurs, les prêtres, les étudiants, les bourgeois, il débattait courageusement la cause de la Réforme. D’autres, animés par son exemple, répandaient toujours plus ouvertement la Parole de Dieu. Un célèbre prédicateur, Martial Mazurier, président du collège de Saint-Michel, ne ménageait rien, peignait les désordres du temps sous les couleurs les plus sombres, et pourtant les plus vraies, et il semblait impossible de résister à la force de son éloquencez. La colère de Beda et des théologiens ses amis était à son comble. « Si nous tolérons ces novateurs, disait-il, ils envahiront toute la compagnie, et ce sera fait de nos enseignements, de nos traditions, de nos places et du respect que nous porte la France et la chrétienté tout entière ! »
z – Frequentissimas de reformandis hominum moribus conciones habuit. (Lannoi, Navarræ gymnasii Hist. p. 261.)
Les théologiens de la Sorbonne furent en effet les plus forts. Farel, Mazurier, Gérard Roussel, son frère Arnaud virent bientôt leur activité partout contrariée. L’évêque de Meaux pressa ses amis de venir rejoindre Lefèvre ; et ces hommes excellents, traqués par la Sorbonne, espérant former près de Briçonnet une sainte phalange pour le triomphe de la vérité, acceptèrent l’invitation de l’évêque, et se rendirent à Meauxa. Ainsi la lumière évangélique se retirait peu à peu de la capitale, où la Providence avait allumé ses premiers feux. C'est ici le sujet de la condamnation, que la lumière est venue, et que les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises (Jean 3.19). Il est impossible de ne pas reconnaître que Paris attira alors sur ses murs le jugement de Dieu que ces paroles de Jésus-Christ signalent.
a – Ce fut la persécution qui se suscita contre eux à Paris en 1521, qui les obligea à quitter cette ville. (Vie de Farel, par Chaupard.)
Marguerite de Valois, privée successivement de Briçonnet. de Lefèvre, de leurs amis, se vit alors avec inquiétude seule au milieu de Paris et de la cour licencieuse de François Ier. Une jeune princesse, sœur de sa mère, Philiberte de Savoie, vivait dans son intimité. Philiberte, que le roi de France, pour sceller le concordat, avait donnée en mariage à Julien le Magnifique, frère de Léon X, s’était, après son union, rendue à Rome, où le pape, ravi d’une si illustre alliance, avait dépensé 150 000 ducats à lui donner des fêtes somptueusesb. En 1516, Julien, qui commandait alors l’armée du pape, était mort, laissant sa veuve âgée de dix huit ans. Elle s’attacha à Marguerite, qui, par son esprit et ses vertus, exerçait sur tout ce qui l’entourait une grande influence. Le chagrin de Philiberte ouvrit son cœur à la voix de la religion : Marguerite lui communiqua tout ce qu’elle lisait, et la veuve du lieutenant général de l’Église commença à goûter les douceurs de la doctrine du salut. Mais Philiberte était trop inexpérimentée pour soutenir son amie. Souvent Marguerite tremblait en pensant à sa grande faiblesse. Si l’amour qu’elle portait au roi et la crainte qu’elle avait de lui déplaire l’entraînaient à quelque action contraire à sa conscience, aussitôt le trouble était dans son âme, et, se retournant avec tristesse vers le Seigneur, elle trouvait en lui un maître, un frère plus miséricordieux et plus doux à son cœur que ne l’était François lui-même. C’est alors qu’elle disait à Jésus-Christ :
b – Guichemon, Hist. gén. de Savoie, II. 180.
O frère doux, qui en lieu de punir
Sa folle sœur, la veut à lui unir,
Et pour murmure, injure ou grande offense,
Grâce et amour lui donne en récompense,
C’est trop ! c’est trop ! hélas, c’est trop, mon frère ;
Point ne devez à moi si grand bien fairec.
c – Miroir de l’âme pécheresse. Marguerites de la Marguerite, etc., I, p. 36.
Marguerite, voyant tous ses amis se retirer à Meaux, portait sur eux de tristes regards du milieu des fêtes de la cour. Tout semblait de nouveau l’abandonner. Son mari, le duc d’Alençon, partait pour l’armée ; sa jeune tante Philiberte se rendait en Savoie. La duchesse se tourna vers Briçonnet.
« Monsieur de Meaux, lui écrivit-elle, connaissant que un seul est nécessaire, je m’adresse à vous, pour vous prier vouloir être par oraison, moyen qu’il lui plaise conduire selon sa sainte volonté M. d’Alençon, qui par le commandement du roi s’en va-son lieutenant général en son armée, qui, je doute, ne se départira sans guerre. Et pensant que, outre le bien public du royaume, vous avez bon droit de ce qui touche son salut et le mien, je vous demande le secours spirituel. Demain s’en va ma tante de Nemours en Savoie. Il me faut mêler de beaucoup de choses qui me donnent bien des craintes. Par quoi, si connaissiez que maître Michel pût faire un voyage, ce me serait consolation que je ne requiers que ci pour l’honneur de Dieud. »
d – Lettres de Marguerite, Reine de Navarre. Bibl. Royale. Manuscrit S. F. 337 (1521.)
Michel d’Arande, dont Marguerite réclamait le secours, était l’un des membres de la réunion évangélique de Meaux, qui s’exposa plus tard à bien des dangers pour la prédication de l’Évangile.
Cette pieuse princesse voyait avec crainte une opposition toujours plus formidable se former contre la vérité. Duprat et les hommes du gouvernement, Beda et ceux de la Sorbonne, la remplissaient d’effroi. « C’est la guerre, lui répondit Briçonnet, pour la raffermir, c’est la guerre que le débonnaire Jésus a dit en l’Évangile être venu mettre en terre… et aussi le feu… le feu grand, qui la terrestuité transforme en divinité. Je désire de tout mon cœur vous aider, madame ; mais de ma propre nihilité n’attendez rien que le vouloir. Qui a fol, espérance et amour, a son seul nécessaire, et n’a besoin d’aide ni de secours… Seul Dieu est tout, et hors de lui ne se peut aucune chose chercher. Pour combattre, ayez le grand géant… l’amour insupérable… La guerre est conduite par amour. Jésus demande du cœur la présence : malheureux est qui s’éloigne de lui. Qui en personne combat est certain de victoire. Souvent déchoit qui par autrui bataillee. »
e – Ibid., 12 juin 1521.
L’évêque de Meaux commençait lui-même à connaître ce que c’est que le combat pour la Parole de Dieu. Les théologiens et les moines, indignés de l’asile qu’il donnait aux amis de la Réformation, l’accusaient avec violence, en sorte que son frère, l’évêque de Saint-Malo, vint à Paris examiner la chosef. Marguerite fut d’autant plus touchée des consolations que Briçonnet lui présentait, et elle y répondit en lui offrant son secours.
f – MS. de Meaux.
« Si en quelque chose, lui écrivit-elle, vous pensez que je puisse à vous ou aux vôtres faire plaisir, devez croire que toute peine me tournera à consolation. Vous soit donnée la paix éternelle, après ces longues guerres que portez pour la foi, en laquelle bataille désirez mourir…
La toute votre fille,
Marguerite. »
Il est à déplorer que Briçonnet ne soit pas mort en combattant. Cependant il était alors plein de zèle. Philiberte de Nemours, respectée de tous pour sa sincère dévotion, sa libéralité envers les pauvres, et la grande pureté de ses mœurs, lisait avec un intérêt toujours plus vif les écrits évangéliques que lui faisait parvenir l’évêque de Meaux. « J’ai tous les tracts que vous m’avez envoyés, écrivait Marguerite à Briçonnet, desquels ma tante de Nemours a eu sa part, et lui enverrai encore les derniers ; car elle est en Savoie aux noces de son frère, qui ne m’est petite perte ; par quoi vous prie avoir pitié de me voir si seule. » Malheureusement Philiberte ne vécut pas assez pour se prononcer franchement dans le sens de la Réforme. Elle mourut eu 1524, au château de Virieu le Grand, en Bugey, âgée de vingt-six ansg. Ce fut pour Marguerite un coup douloureux. Son amie, sa sœur, celle qui pouvait entièrement la comprendre, lui était ravie. Il n’y eut peut-être qu’une seule mort, celle de son frère, dont la douleur surpassa pour elle l’angoisse qu’elle ressentit alors :
g – Guichemon, Hist. de la maison de Savoie, II. 181.
Tant de larmes jettent mes yeux,
Qu’ils ne voyent terre ni cieux,
Telle est de leurs pleurs l’abondanceh.
h – Chanson spirituelle après la mort du Roi. (Marguerites, I. 473.)
Marguerite, se trouvant bien faible contre la douleur et contre les séductions de la cour, supplia Briçonnet de l’exhorter à l’amour de Dieu. — Le doux et débonnaire Jésus qui veut, et seul peut ce qu’il puissamment veut, répondit l’humble évêque, visite par son infinie bonté votre cœur, l’exhortant à de tout soi l’aimer. Autre que lui, madame, n’a de ce faire, pouvoir ; et ne faut que attendiez de ténèbres lumières, ou chaleur de froideur. En attirant, il embrase ; et par chaleur, attire à le suivre en dilatant le cœur. Madame, vous m’écrivez avoir pitié de vous, parce que êtes seule ; je n’entends point ce propos. Qui au monde vit et y a le cœur, seule reste ; car trop et mal est accompagné. Mais celle dont le cœur dort au monde et veille au doux et débonnaire Jésus, son vrai et loyal époux, est vraiment seule, car vit en son seul nécessaire, et toutes fois seule n’est pas, n’étant abandonnée de celui qui tout remplit et garde. Pitié ne puis et ne dois avoir de telle solitude, qui est plus à estimer que tout le monde, duquel je suis assuré que l’amour de Dieu vous a sauvée et n’êtes plus l’enfant… Demeurez, madame, seule en votre seul… qui a voulu souffrir douloureuse et ignominieuse mort et passion.
Malgré ces paroles, Marguerite n’était point encore consolée. Elle regrettait amèrement les conducteurs spirituels qui lui avaient été enlevés ; les nouveaux pasteurs qu’on prétendait lui imposer, afin de la ramener, n’avaient point sa confiance, et quoi qu’en dit l’évêque, elle se sentait seule au milieu de la cour, et tout autour d’elle lui paraissait nuit et désert. « Ainsi qu’une brebis en pays étranger, écrivit-elle à Briçonnet, errante, ignorant sa pâture, par méconnaissance des nouveaux pasteurs, lève naturellement la tête, pour prendre l’air du coin où le grand berger lui a accoutumé donner douce nourriture, en cette sorte je suis contrainte de prier votre charité… Descendez de la haute montagne, et en pitié regardez, entre ce peuple éloigné de clarté, la plus aveugle de toutes les ouailles.
Marguerite.i »
i – Ibid.
L’évêque de Meaux, dans sa réponse, s’emparant de l’image d’une brebis errante, sous laquelle Marguerite s’est représentée, s’en sert pour dépeindre sous celle d’une forêt, les mystères du salut : « Entrant la brebis en la forêt, menée par le Saint-Esprit, dit-il, elle se trouve incontinent ravie par la bonté, beauté, rectitude, longueur, largeur, profondeur et hauteur, douceur fortifiante et odoriférante d’icelle forêt… et quand partout a regardé, n’a vu que : Lui en tout et tout en Luij ; et cheminant grands pas par la longueur d’icelle, la trouve si plaisante, que le chemin lui est vie, joie et consolationk. » Puis l’évêque montre la brebis cherchant inutilement le bout de la forêt (image de l’âme qui veut sonder les mystères de Dieu), rencontrant devant elle de hautes montagnes qu’elle s’efforce d’escalader, trouvant partout « infinitude inaccessible et incompréhensible. » Alors il lui apprend le chemin par lequel l’âme qui cherche Dieu surmonte ces difficultés, il lui montre comment la brebis, au milieu des mercenaires, trouve « le coin du grand berger. » « Elle entre, dit-il, en vol de contemplation par la foi » ; tout est aplani, tout est expliqué ; et elle commence à chanter : J’ai trouvé celui que mon âme aime. »
j – Tout en Christ.
k – MS. S. F. 337. Bibl. Roy.
Ainsi parlait l’évêque de Meaux. Brûlant alors de zèle, il eût voulu voir la France renouvelée par l’Évangilel. Souvent surtout son esprit se fixait sur ces trois grands personnages qui semblaient présider aux destinées de son peuple, le roi, sa mère et sa sœur. Il pensait que si la famille royale était éclairée, tout le peuple le serait, et que les prêtres, émus à jalousie, sortiraient enfin de leur état de mort. « Madame, écrivit-il à Marguerite, je supplie Dieu très humblement qu’il lui plaise par sa bonté allumer un feu dans les cœurs du roi, de madame et de vous… tellement que de vous trois puisse yssir un feu brûlant et allumant le surplus du royaume, et spécialement l’État, par la froideur duquel tous les autres sont gelés. »
l – Studio veritatis aliis declarandæ inflammatus. (Act. Martyrum, p. 334.)
Marguerite ne partageait pas ces espérances. Elle ne parle ni de son frère ni de sa mère : c’étaient des sujets qu’elle n’osait toucher ; mais, répondant à l’évêque, en janvier 1522, le cœur serré de l’indifférence et de la mondanité qui l’entourent, elle lui dit : « Le temps est si froid, le cœur si glacé, » et elle signe : « Votre gelée, altérée et affamée fille,
Marguerite. »
Cette lettre ne découragea point Briçonnet, mais elle le fit rentrer en lui-même ; et sentant alors combien lui, qui voulait ranimer les autres, avait besoin d’être vivifié, il se recommanda aux prières de Marguerite et de Mme de Nemours. « Madame, écrivit-il avec une grande simplicité, je vous prie réveiller par vos prières le pauvre endormim. »
m – MS. Bibl. Royale.
Tels étaient, en 1521, les propos qui s échangeaient à la cour du roi de France. Propos étranges sans doute, et qu’après plus de trois siècles, un manuscrit de la Bibliothèque Royale nous est venu révéler. Cette influence de la Réforme en si haut lieu fut-elle un bien pour elle, fut-elle un mal ? L’aiguillon de la vérité pénétra à la cour ; mais peut-être ne servit-il qu’à réveiller la bête féroce assoupie, à exciter sa colère et à la faire fondre avec d’autant plus de fureur sur les plus humbles du troupeau.