Les dogmes de la canonicité et de l’inspiration ou théopneustie ont souvent été confondus, soit qu’on ait dénié tout caractère d’inspiration divine à tout document étranger au canon actuel des Saintes-Ecritures, et que toutes les parties du canon actuel des Saintes-Ecritures aient été qualifiées à titre égal de divinement inspirées, soit qu’on ait méconnu toute limite ou toute différence de degré entre les produits de l’inspiration chrétienne à toutes les époquesb.
b – Pour l’histoire du canon, à consulter : A collection of early testimonies to the canonical Books of the New Testament, by Charteris, D. D., 1889.
La première alternative fut représentée par l’ancienne orthodoxie, la seconde par les différentes variétés du mysticisme.
Le dogme de l’inspiration fut influencé chez les premiers docteurs juifs et chrétiens par la conception platonicienne de la divine μανία, dans laquelle l’homme est ἔνθεος. C’est ainsi que, parlant des artistes et des poètes, Platon dit : « … non en vertu d’un art, mais parce qu’ils sont inspirés et possédés, et il en est de même pour les bons poètes lyriques… Car ce n’est pas en vertu d’un art ni d’une science que tu parles comme tu le fais sur Homère, mais d’une possession et d’un don divins… le dieu veut par là nous apprendre que ce n’est pas d’eux-mêmes qu’ils disent des choses si merveilleuses, puisqu’ils sont hors de leur bon sens, mais qu’ils sont les organes du dieu qui nous parle par leur bouche.c
c – Ion, (Gretillat cite en grec ; ThéoTEX).
C’est de cet état que procède la μαντική qui appelle le προφήτης comme interprèted.
d – Timée.
Cette conception fut adoptée par Philon qui opposa la connaissance divine à la connaissance humaine en ces termes : « … car quand la lumière divine se lève, la lumière humaine se couche, et quand celle-ci se lève, celle-là disparaît à son toure. »
e – Quis rerum divinarum hæres ? (Gretillat cite en grec, ThéoTEX)
Philon d’ailleurs n’attribue pas aux écrivains sacrés seulement l’état d’inspiration (θεοληπτεῖσθαι), mais à tous les philosophes et poètes, ainsi qu’à lui-même.
Ce fut moins cependant à des origines païennes ou philosophiques qu’aux intuitions et à la terminologie juives que se rattachèrent les premières conceptions de l’Eglise et des Pères concernant l’inspiration des Ecritures.
Justin (seconde moitié du IIe siècle) est le premier docteur chrétien chez qui se trouve l’esquisse d’une doctrine de l’inspiration ; elle est à la fois très absolue et très large ; très large, en ce que le caractère d’écrits inspirés, qui appartient en premier rang, sans doute, aux prophètes de l’A. T., est étendu jusqu’aux produits de la divination païenne, comme les Oracles sybillins ; mais sa conception de l’inspiration est très absolue en même temps, en ce qu’elle statue la passivité de ses organes.
A la question : Comment de si grandes choses et si divines ont-elles pu être connues de l’homme ? il répond : « Car ni par leur nature ni par leur imagination les hommes ne sauraient concevoir des choses si grandes et si divines, mais c’est par le don descendu d’en-haut sur de saints hommes qui n’ont pas eu besoin de l’art de la rhétorique, ou de vociférer d’un ton belliqueux et querelleur ; mais ils se sont offerts dans la pureté de leur âme à l’énergie émanant de l’Esprit de Dieu, de sorte que tel un plectre divin descendu du ciel, l’Esprit a usé de ces hommes justes comme de harpes ou de lyres, pour nous dévoiler les choses divines et célestesf. »
f – Exhortations aux Grecs ch. 8 (Gretillat cite en grec, ThéoTEX)
La même comparaison de l’auteur inspiré avec un instrument de musique se retrouve chez Athénagore : « Vous êtes trop instruits pour ignorer que nous avons eu un grand nombre de prophètes, tels que Moïse, Esaïe, Jérémie, qui ravis hors d’eux-mêmes, obéissaient aux mouvements de l’Esprit Saint et répétaient ses inspirations ; car il se servait d’eux comme le musicien se sert d’une lyre pour en tirer les sons qu’il lui plaît.g »
g – Supplique aux sujet des chrétiens. (Gretillat cite en grec, ThéoTEX)
L’inspiration littérale des écrits des prophètes et des apôtres fut enseignée avec plus ou moins de conséquence et de rigueur par Tertullien, Irénée, Clément, Origène, sous cette réserve que ce dernier ne laissait pas de faire une différence de degré entre l’inspiration de Jésus et celle des apôtres.
Théodore de Mopsueste, Théodoret, Chrysostôme, Basile, Jérôme défendirent un point de vue mitigé ; ils admirent des degrés d’inspiration et reconnurent l’individualité des auteurs sacrés : « Car c’est là le propre du devin ; il est hors de lui ; c’est une violence qu’il subit ; on le pousse, on le traîne ; il est comme un furieux dont on s’empare ; pour le prophète, il n’en est pas ainsi. Calme, maître de sa pensée, parlant avec mesure, il a conscience de toutes ses paroles.h »
h – Homélie XXIX sur la première aux Corinthiens (Gretillat cite en grec ; ThéoTEX)
Eusèbe, d’un autre côté, juge qu’il serait audacieux et téméraire, θρασύ καὶ προπετές, d’affirmer que les écrivains sacrés ont pu prendre un mot pour un autre.
Cette hésitation, déjà sensible chez Origène, entre la doctrine de l’inspiration littérale et une conception plus spiritualiste, se renforce chez Augustin. Tantôt il déclare que les évangélistes ont raconté : ut quisque meminerat, et ut cuique cordi erat ; tantôt il enseigne l’infaillibilité absolue des auteurs sacrés : nullum eorum scribendo aliquid errasse, et il admet la dictée du Saint-Esprit.
« Le témoignage des trois premiers siècles, écrit M. Rabaud, montre avec évidence les humbles et obscures origines d’un dogme qui prendra une place si importante dans la théologie chrétienne, et, par sa genèse, met en un vif relief les agrandissements que lui apportera le travail successif de la pensée. En vieillissant, le dogme se limite et se fortifie ; mais il ne sort pas de l’indétermination de la croyance populaire, et le vague primitif ne disparaît jamais complètement. Aussi bien la notion traditionnelle subit-elle peu de modifications. Les controverses de christologie ou de théologie pure en Orient ; en Occident, les questions pratiques et disciplinaires absorbent toute l’attention. Le dogme théopneustique ne rencontre pas de réels contradicteurs. Théodore de Mopsueste est peut-être le seul qui, au cinquième siècle, émette quelques doutes sur certains livres du canon ; mais il n’est pas, à proprement parler, un hérétique de l’inspirationi. »
i – Histoire de la doctrine de l’inspiration page 23.
A la doctrine de l’inspiration se joint sur une ligne parallèle, dans les quatre premiers siècles, la formation de plus en plus arrêtée du canon du N. T., qui est venu s’ajouter dans les usages et les respects de l’Eglise à la collection dès longtemps formée et fermée des livres de l’Ancien.
Ne reconnaissant pas plus à l’Eglise des trois premiers siècles qu’à celle qui l’a suivie le privilège de l’infaillibilité, il ne doit rien nous coûter de confesser que ce travail de collection des écrits du N. T. fut soumis jusqu’à sa conclusion définitive, à la fin du IVe siècle, aussi bien à de nombreuses fluctuations d’une époque à l’autre qu’à d’assez importantes variations dans les grandes fractions de l’Eglise.
Aussi la polémique ardente, et non toujours dégagée, d’un côté du moins, de la rabies professionnelle, qui s’est engagée récemment entre Zahn et Harnack sur l’état du canon du N. T. vers l’an 200, pour autant qu’elle est inspirée de part et d’autre par des intérêts dogmatiques ou anti-dogmatiques, nous paraît-elle hors de propos.
Les plus anciennes traces d’une collection des écrits du N. T. se trouvent dans le N. T. lui-même, et la première de toutes est l’ordre donné par Paul à ses lecteurs de Colosses de pourvoir à ce que son épître fût lue par l’Eglise de Laodicée, et de se procurer eux-mêmes celle qu’il avait écrite aux Laodicéens (probablement notre épître aux Ephésiens), Colossiens 4.16.
La IIe de Pierre, écrite très probablement vers la fin du Ier siècle, suppose une première collection des écrits de Paul et leur classement dans l’Eglise au rang des Ecritures : ὡς καὶ τὰς λοιπὰς γραφάς, 2 Pierre 3.15-16.
Ce dernier passage pourrait déjà servir à réduire à sa juste valeur l’assertion suivante de Harnack, opposée à l’opinion de Zahn : « Le N. T. n’est pas le résultat d’une collection, mais d’une réduction de la totalité des écrits chrétiens de l’époque primitive, y compris les apocalypses juives… On ne reconnaissait pas encore de caractère sacré proprement dit — Es gab noch keine starre, dingliche Heiligkeit — et s’il en est ainsi, l’enquête sur l’origine du N. T. n’a pas de sensj. » Zahn a répondu :
j – des N.T. Kanons, et la réplique de Zahn : Einige Bemerkungen zu Harnacks Prüfung der Geschichte des N.T. Kanons.
« Tout homme compétent sait qu’on commet un anachronisme en parlant à propos des trois premiers siècles du canon du N. T. C’est notamment au cours du quatrième seulement que le mot κανών et ses dérivés ont été directement appliqués aux écrits bibliques. D’après les analogies de l’usage varié du mot, on nommait Canon le registre établi par l’Eglise des écrits bibliques, et les écrits dont le titre se trouvait dans ce registre, κανονικά ou κανονιζόμενα. Mais déjà à la fin de ce siècle (IVe) nous trouvons le mot κανών appliqué aux écrits saints eux-mêmes et à leur texte, dans ce sens que le contenu de ces écrits était la règle de tout enseignement et de toute vie ecclésiastique… Nous entendons par le canon du N. T. une collection (prétendue ou réelle) d’écrits composés par les apôtres et leurs disciples, qui étaient régulièrement lus dans le culte public des chrétiens à côté des écrits de l’A. T., et qui ensuite de cet emploi (non subitement, par conséquent, mais progressivement) sont arrivés au rang d’écrits saints, de documents de la révélation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Chez Irénée et les auteurs plus anciens, on ne peut encore démontrer l’emploi usuel du nom de N. T. (καινὴ διαθήκη) pour désigner les écrits apostoliques, mais bien chez Clément d’Alexandrie, chez Tertullien et chez l’adversaire anonyme du Montanisme en 193. A la fin du second siècle, celle désignation paraît donc être devenue usuelle. Mais comme le nom de N. T. exprime et suppose la complète assimilation des écrits apostoliques avec l’A. T. non seulement dans l’usage mais dans l’idée de l’Eglise, on aura le droit de dire que c’est seulement lorsque le caractère sacré est attribué aux écrits compris dans la collection que l’historien peut parler avec plein droit d’un N. T., et que pour cette raison même le droit de le faire aux époques où le nom de N. T. n’était pas encore devenu usuel, n’est pourtant pas exclu. »
Ce qu’il nous est permis d’affirmer, c’est que le caractère canonique reconnu chez les Juifs et par leur intermédiaire dans l’Eglise primitive, aux écrits de l’A. T., créait, pour ainsi dire, un précédent en faveur de ceux des apôtres, et l’on s’habitua, quoique lentement peut-être, à mettre les uns et les autres au même rang. Toutefois l’existence à la fin du premier et au commencement du second siècle d’une tradition orale encore vivante et pure, à laquelle il était possible de puiser des doctrines et des exemples, devait avoir et eut pour effet de diminuer aux yeux des docteurs du temps l’importance des documents écrits de l’époque de fondation. C’est du moins l’aveu explicite que nous en fait Pappias (vers 120) : « Lorsque quelqu’un de ceux qui avaient connu les anciens se présentait, je l’interrogeais sur ce qu’avaient dit André, ou Pierre, ou Philippe, ou Thomas, ou Jean ou Matthieu, ou quelque autre des disciples du Seigneur, ou encore Aristion et le presbytre Jean, les disciples du Seigneur : οὐ γὰρ τὰ ἐκ τῶν βιβλίων τοσοῦντόν με ὠφελεῖν ὑπερλάμβανον, ὅσον τὰ παρὰ σώσης φωνῆς καὶ μενούσηςk.
k – Patrum apost. Opera, rec. Gebhardt, Harnack, Zahn. Papiæ Fragmenta, II, 3.
En outre, la délimitation des produits normatifs et non normatifs de la pensée chrétienne des premiers Ages commença par n’être pas fort rigoureuse ; et tandis que plusieurs des écrits qui furent admis plus tard dans le canon du N. T., n’étaient pas encore universellement reconnus comme sacrés, d’autres, comme le Pasteur d’Hermas, paraissent occuper, dans la première moitié du second siècle, même dans l’usage public de l’Eglise, ce rang d’honneur, dont ils ne devaient pas tarder d’ailleurs à être éliminés. Comme M. Reuss l’a fait remarquer, l’Eglise du temps n’avait pas encore acquis le discernement spirituel nécessaire pour apprécier la distance énorme qui sépare les pages immortelles sorties de la plume de Paul et les contes ridicules et les allégories enfantines qui remplissent les écrits de l’âge post-apostolique.
« Nous nous croyons autorisé à dire que, jusque vers l’an 130 à peu près, les écrits des apôtres, tout en continuant à se répandre dans la chrétienté et en servant déjà directement et indirectement à l’instruction des fidèles, ne forment point encore de recueil spécial destiné à faire concurrence à l’A. T. dans les lectures périodiques et régulières ; que la tradition est estimée et mise à profit avec une égale confiance, et que là où il s’agissait véritablement d’invoquer des autorités scripturaires inspirées, elles sont choisies en dehors de ce que nous appelons aujourd’hui le N. T., et sans qu’on eût toujours une idée bien nette d’un canon, sans qu’on fît un choix bien discret des textes et sans qu’il se montrât un attachement bien rigoureux à la lettrel. »
l – Reuss, Histoire du canon des Saintes Ecritures, page 29.
Cependant la polémique avec les sectes gnostiques et l’avènement du montanisme (milieu du second siècle), secte mystique qui prétendait posséder le don de l’inspiration surnaturelle perpétuée dans son sein, poussèrent l’Eglise et ses docteurs à une fixation plus rigoureuse des limites entre les écrits des prophètes et des apôtres et ceux de leurs après-venants et des simples fidèles.
Il faut même que la théorie du canon providentiel ait déjà fait son apparition du temps d’Origène, puisque, dans une lettre à Julius Africanus, il juge à propos de la combattre.
« Partout dès le milieu du second siècle, écrit Zahn, nous rencontrons un fonds essentiellement le même d’écrits apostoliques employés dans le culte public et entourés d’une autorité particulière, que, à la fin du siècle, on commençait à appeler le Nouveau Testament. L’Eglise possédait déjà l’histoire évangélique composée exclusivement de nos quatre évangiles. Elle avait en outre une collection des épîtres de Paul qui comprenait les épîtres pastorales. Le livre des Actes des Apôtres n’était pas moins acclimaté dans les Eglises. L’Apocalypse passait pour le document d’une révélation divine et pour l’œuvre de l’apôtre Jean… Touchant les autres écrits que, de l’an 170 à 220, nous trouvons, les uns universellement, les autres, dans quelques Eglises seulement, reconnus comme sacrés, les documents de la période précédente nous donnent fort peu de renseignements. »
Celui des livres de la collection traditionnelle du N. T. dont l’authenticité et à plus forte raison la canonicité fut le plus contestée jusqu’à la fin du IVe siècle, est l’épître dite seconde de Pierre. Origène, dans un passage conservé par Eusèbe, s’est fait l’organe des doutes régnant à son époque : Πέτρος μίαν ἐπιστολήν ὁμολογουμένην καταλέλοι. ἔστω δὲ καὶ δεύτεραν ἀμφιβάλλεται γάρm.
m – La citation grecque de Gretillat est introuvable telle quelle dans l’Histoire Ecclésiastique de Eusèbe ; par contre on lit au livre troisième : « Une seule épître de Pierre, celle qu’on appelle la première, est incontestée. Les anciens presbytres s’en sont servis dans leurs écrits comme d’un document indiscuté. Quand à celle qu’on présente comme la seconde, nous avons appris qu’elle n’était pas testamentaire ; mais parce qu’elle a paru utile à beaucoup, on l’a traitée avec respect ainsi que les autres écritures ».
Voici le passage célèbre dans lequel l’historien ecclésiastique Eusèbe résume l’opinion du IVe siècle concernant la canonicité des différents écrits dont se compose le N. T. :
« En première ligne, il faut placer la sainte tétrade des évangiles ; elle sera suivie du livre des Actes des apôtres ; après celui-ci il faut ranger les épîtres de Paul, à la suite desquelles il faut recevoir celle qui est réputée la première de Jean et de même la première de Pierre. A la suite de celles-là il faut ranger, si cela paraît bon — εἰγε φανείν — l’Apocalypse de Jean. Voilà les écrits universellement reconnus — ταῦτα μὲν ἐν ὁμολογουμένοις…
« Parmi les livres contestés — τῶν δ’ ἀντιλεγομένων — mais cependant connus de la plupart, se placent l’épître dite de Jacques et celle de Jude, la seconde de Pierre et celles dites la seconde et la troisième de Jean, soit qu’elles soient de l’évangéliste ou d’un de ses homonymes. Parmi les livres bâtards — νόθα — il faut ranger les Actes de Paul, celui qu’on appelle le Pasteur, l’Apocalypse de Pierre, en outre l’épître réputée de Barnabas et l’écrit appelé Enseignements des apôtres ; de plus, comme il a été dit, l’Apocalypse de Jean, si cela paraît bon. »
Les principales étapes de la fixation officielle du canon du N. T. furent le concile de Laodicée, 304, le concile d’Hippone, 393, et le concile de Carthage qui se tint sous l’influence d’Augustin, 397.
Il fut décidé dans ce dernier, conformément aux délibérations précédemment prises, qu’on ne lirait dans les assemblées de l’Eglise, sous le nom d’Ecritures divines, à l’exception des Légendes des martyrs, que les livres canoniques. La liste des livres réputés canoniques fut arrêtée comme suit : l’Ancien Testament, de la Genèse jusqu’au Psautier ; cinq livres de Salomon, les Prophètes, Tobie, Judith, Esther, Esdras et les deux livres des Macchabées ; dans le Nouveau Testament, quatre Evangiles, les Actes, treize épîtres de Paul et une aux Hébreux, deux de Pierre, trois de Jean, une de Jacques, une de Jude et l’Apocalypsen.
n – Voir Reuss, Histoire du Canon, chap. XI.
L’époque ultérieure matérialisa de plus en plus la notion de l’inspiration comme d’ailleurs tout l’Evangile. Grégoire le Grand trouve déjà superflu de s’enquérir du nom de l’auteur d’un écrit inspiré, puisque l’auteur commun de tous est le Saint-Esprit.
Selon Frédégis de Tours, qui fut d’ailleurs combattu sur ce point par Agobard de Lyon (IXe siècle), c’est le Saint-Esprit qui aurait formé les mots dans la bouche des organes de la révélation : « Si vous pensez, lui écrit son adversaire, que le Saint-Esprit n’a pas seulement inspiré aux Prophètes et aux Apôtres le sens, l’esprit et les idées de leurs discours, mais qu’il a formé lui-même dans leur bouche les mots matériels (corporea), quelle absurdité ! »
Abélard hésite à son tour, tantôt accordant, tantôt déniant l’infaillibilité aux auteurs sacrés.
Thomas d’Aquin représente la tendance modérée, en ce que, tout en désignant Dieu comme l’auteur de l’Ecriture sainte, il distingue différents modes des communications prophétiques faites aux organes humains : l’illumination interne, la transmission d’idées, la formation d’images et l’intuition d’objets sensibles.
D’ailleurs les doctrines de l’inspiration et du canon devaient passer au second ou au troisième rang, en même temps que l’usage et la connaissance même des Saintes-Ecritures disparaissaient devant l’infaillibilité de l’Eglise et de la tradition. L’autorité de l’Ecriture ne fut nulle part contestée ; elle fut tacitement et pratiquement remplacée. Mystique sur ce point, l’Eglise catholique commença à s’attribuer l’inspiration continue, se manifestant non seulement dans l’interprétation prétendument seule authentique des doctrines bibliques, mais dans l’énoncé de dogmes nouveaux, sous cette réserve que cette prérogative de l’inspiration continue attribuée par les mystiques de tous les temps, à commencer par les montanistes, à l’individu croyant, était renfermée par la hiérarchie romaine dans son propre sein. Ainsi, selon l’expression de M. Rabaud, la Bible fut embaumée dans sa divinité, et les écrits dont elle se compose furent déclarés trop sacrés pour qu’il fût plus permis à l’homme du peuple d’y toucher.
Tout en confirmant les décisions des précédents conciles fixant le canon des Ecritures de l’A. et du N. T. dans toutes ses parties, le concile de Trente déclara la Vulgate la seule version latine authentique, et condamna quiconque se permettrait de la rejeter sous quelque prétexte que ce fût.
Il interdit en outre toute interprétation individuelle, même privée, des Saintes-Ecritures :
« Præterea ad coërcenda petulantia ingenia decemit, ut nemo suæ prudentiæ innixus, in rebus fidei et morum, ad ædificationem doctrinal christianæ pertinentium, sacram Scripturam ad suos sensus contorquens, contra eum sensum quem tenuit et tenet Sancta mater Ecclesia, cujus est judicare de vero sensu et interpretatione Scripturarum sanctarum, aut etiam contra unanimum consensum Patrum, ipsara Scripturam sacram interpretari audeat ; etiam si hujusmodi interpretationes nullo unquam tempore in lucem edendæ forent. Qui contravenerint, per ordinarios declarentur et pœnis a jure statutis punianturo. »
o – Voir Enchiridion Symbolorum, edit. sexta, aucta ab Slahl. Sessio IV. Decretum de canonicis Scripturis.
A l’autorité de l’Eglise visible et de la tradition, les Réformateurs opposèrent celle de l’Ecriture sainte, qui constitua, à côté des doctrines de la souveraineté de Dieu et de la justification par la foi, ce qu’on a appelé avec plus ou moins de justesse : le principe formel de la révolution religieuse du XVIe siècle.
Mais si énergique qu’ait été la protestation de la conscience des Réformateurs contre l’autorité humaine, et la revendication du droit de la parole divine comme règle unique et souveraine de la foi, on ne saurait dire que les critères de la canonicité des Ecritures aient été formulés par aucun d’eux avec une rigueur dialectique défiant toute indécision et fermant la voie à tout subjectivisme.
Evidemment la Bible n’est à cette époque de sainte création ou de sainte résurrection qu’un moyen de ressaisir la vérité si longtemps confisquée ; elle n’est pas encore devenue elle-même un objet de dévotion. L’esprit emporte la lettre parce qu’il a de quoi s’en passer. Ce qui rend précieux le volume des Saintes-Ecritures, c’est la bonne nouvelle du salut qui remplit ces pages ; ce n’est pas leur couverture ; et il n’est pas besoin d’autre signe pour la faire reconnaître comme le document suprême des révélations divines que les effets qu’elle produit sur l’âme, le témoignage qui lui est rendu chez quiconque l’étudie avec fidélité et sincérité, avec le secours du Saint-Esprit.
C’est peut-être chez Luther que l’on rencontre le plus de cette liberté de l’esprit qui, sans renier l’autorité extérieure, cherche dans le sujet lui-même les titres qui la légitiment, et se dispense de tracer une ligne de démarcation ferme et directe entre l’objectif et le subjectif. C’est ainsi qu’à côté des expressions les plus absolues sur la valeur des Saintes-Ecritures, les limites entre ce qui est canonique et ce qui ne l’est pas semblent abandonnées chez lui à l’appréciation individuelle. Il est clair, par exemple, que le critère institué par lui pour reconnaître la canonicité d’un écrit, le point de savoir s’il traite ou non de Christ — Christum treibt — tour trop large et trop étroit, appliqué d’une part à l’épître de Jacques dans le N. T., à l’Ecclésiaste dans l’Ancien, et de l’autre, à tout produit authentique de la pensée chrétienne. C’est en outre une pétition de principe, puisqu’il est déduit précisément des livres qu’il doit servir à accréditer. Si l’on réplique que c’est la conscience chrétienne de Luther qui le lui a fourni, je réponds que cette conscience elle-même s’est formée, de son propre aveu, par les lumières tirées des Ecritures.
L’application que lui-même faisait de son critère va confirmer nos prévisions. Elle va nous le montrer taillant en plein drap, pour ainsi dire, dans le canon traditionnel :
« Tu peux maintenant porter un jugement sain sur les livres et distinguer ceux qui sont les meilleurs. — Aus diesen allen kannst du nur recht urtheilen unter allen Büchern und Unterschied nehmen, welches die besten sind.
« A savoir l’Evangile et la première épître de Jean, les Epi très de Paul, en particulier celles aux Romains, aux Galates et aux Ephésiens, et la première de Pierre, voilà le vrai noyau et la moelle de tous les livres,… ceux qui devraient être le pain quotidien du chrétien, qui te montrent Christ et t’enseignent tout ce qu’il t’est nécessaire de savoir. Ils sont de beaucoup préférables aux autres, particulièrement aux trois premiers évangiles qui parlent plus des miracles de Christ que de ses enseignements. Or s’il fallait choisir entre les œuvres et l’enseignement de Christ, je me passerais plutôt de l’œuvre, qui ne donne aucun secours (sic), tandis que ce sont ses paroles qui donnent la vie. C’est pour cela que l’Evangile de Jean est le seul véritable évangile — das einzige zarte recht Hauptevangelion. — C’est pourquoi aussi les épîtres de Paul et de Pierre sont bien supérieures aux évangiles de Matthieu de Marc et de Lucp. »
p – Préface du N. T., 1522. Voir Reuss, Histoire du canon, pages 340 et sq.
Ses jugements sur l’épître de Jacques et sur l’Apocalypse sont les plus souvent cités :
La première est, selon lui, une épître de paille, qui n’a rien d’évangélique en elle — Darumb ist S. Jakobs Epistel ein recht strohern Epistel, demi sie doch kein evangelisch art an ihr hatq.
q – Préface de l’Epître aux Hébreux.
Ce qu’il reproche à l’Apocalypse, c’est un luxe d’images contraire à la manière des apôtres ; puis l’intolérance que montre l’auteur à quiconque se permettrait d’ajouter à son livre ou d’en retrancher, et il conclut : « Mon esprit ne peut s’accommoder de ce livre, et c’en est assez pour former mon opinion que Christ n’y est ni enseigné ni reconnur. »
r – Préface du N. T., 1522.
« Toutefois, ajoute-t-il sagement, je ne veux lier personne à mon jugement ou à mon doute, et veux que chacun garde ce que son esprit lui donne. »
Cette même absence de formule, cette liberté de l’esprit en matière d’inspiration et de canonicité, que nous constatons sans les blâmer, lorsque nous les voyons jointes à tant de fidélité et d’énergie dans les revendications foncières de la vérité, nous frappent encore, comme un des traits distinctifs de cette époque de création, chez Zwingli et encore, quoique à un moindre degré, chez Calvin.
Pour Zwingli comme pour Luther, l’autorité de l’Ecriture est souveraine aussi bien dans la polémique que dans la prédication : « J’ai prêché dans l’honorable ville de Zurich sur la base de l’Ecriture sainte, m’engageant à me soumettre à toutes les preuves qui pourraient être citées contre moi, pourvu qu’elles soient tirées de la Parole de Dieus. »
s – Introduction aux 67 Thèses, 1523.
Mais en même temps il ne renferme pas la révélation dans les limites du canon des Ecritures ou de l’Eglise chrétienne, et il aimait à saluer toute manifestation de vérité divine dans l’humanité : « Toute Ecriture est sainte qui nous révèle la vérité, la pureté, la justice, la charité. » C’était encore par le fait et par ses effets que la Bible marquait sa supériorité sur tous les autres produits de l’inspiration humaine, et la question des critères de son autorité ne se posait pas même. Moins encore le fidèle a-t-il besoin d’une autorité extérieure qui la lui interprète, car elle s’interprète elle-même par le secours du même Esprit qui l’a inspirée :
« La Bible vient de Dieu et non pas des hommes, et ce bon Père qui te donne le Saint-Esprit, te donnera de reconnaître l’inspiration de sa sainte Parole… Elle est claire et se rend témoignage à elle-mêmet . »
t – Œuvres de Zwingli I. Passage cité par Rabaud, ibid., page 48.
C’est chez Calvin qu’on trouve pour la première fois à l’époque de la Réformation une tractation de front du sujet de l’inspiration des Ecritures, dans lesquelles il reconnaît, comme ses deux grands collègues, une révélation faite par Dieu à l’humanité déchue, par le moyen d’organes libres et intelligents :
« Soit que Dieu ait esté manifesté aux hommes par visions ou oracles, qu’on appelle, c’est-à-dire tesmoignages célestes, soit qu’il ait ordonné des hommes ministres, lesquels enseignassent leurs successeurs de main en main : toutes fois il est certain qu’il a imprimé en leurs cœurs une telle certitude de doctrine, par laquelle ils fussent persuadez et entendissent que ce qui leur estoit révélé et presché. estoit procédé du vray Dieu : car il a toujours ratifié sa parole, afin qu’on y adjoustast foi par dessus toute opinion humaine. Finalement, afin que d’un train continuel la vérité demeurast tousjours en vigueur d’aage en aage, et fust cognue en la terre, il a voulu que les révélations qu’il avait commises en la main des Pères comme en dépost, fussent enregistréesu. »
u – Institution, livre I, chap. VI, 2.
Mais quel sera le critère de l’autorité des Ecritures ? Sera-ce l’autorité de l’Eglise ? L’auteur oppose à cette alternative le témoignage de l’Ecriture elle-même :
« Or tels brouillons sont assez rembarrés par un seul mot de l’Apostre : c’est en ce qu’il dit que l’Eglise est soustenue des Prophètes et des Apostres (Éphésiens 2.20). Si le fondement de l’Eglise est la doctrine que les Prophestes et Apostres nous ont laissée, il faut bien que ceste doctrine ait toute certitude devant que l’Eglise commence à venir en estre… Car si l’Eglise chrestienne a esté de tout temps fondée sur la prédication des Apostres et les livres des Prophestes, il faut bien que l’approbation de telle doctrine ait précédé l’Eglise laquelle elle a dressée, comme le fondement va devant l’édificev. »
v – Ibid., VII, 2.
Ce critère suprême et supérieur à tout raisonnement, même convaincant, sera toujours, d’après Calvin, le témoignage du Saint-Esprit :
« Il reste maintenant de voir comment on discernera, non point d’opinion apparente, mais à la vérité, que le nom de Dieu n’est point prétendu à la volée ni en fallace. Or si nous voulons bien pourvoir aux consciences, à ce qu’elles ne soient point tracassées sans cesse de doutes et légeretez, qu’elles ne chancellent point, n’hésitent point à tous scrupules, il est requis que la persuasion que nous avons dite soit prinse plus haut que de raisons humaines, ou jugements ou conjectures : assavoir du tesmoignage secret du Sainct-Espritw. »
w – Ibid., VII, 4.
Si même « les hauts secrets du Royaume céleste nous ont esté pour la plus grand’part baillez sous paroi les contemptibles, sans grande éloquence », dans une « simplicité rude et quasi agreste », cela aussi a été voulu de Dieu « pour fermer la voie aux soupçons des iniques que la seule faconde eust régné en cet endroitx. »
x – Ibid., VIII, 2.
Bien que Calvin soit, en matière de canonicité, beaucoup plus conservateur que Luther, le respect que l’Ecriture lui inspire ne va pas jusqu’à lui faire répudier les résultats avérés de la critique, et son jugement sur la seconde de Pierre est partagé entre l’impression de « la majesté de l’Esprit de Christ qui se manifeste clairement dans toutes les parties de cette Epistre », et les raisons tirées des témoignages externes d’une part et du style de l’autre, qui en rendent l’authenticité douteuse : « Mon avis est donc, puisqu’on tient ceste Epistre pour digne d’estre receuë, qu’elle est venue de sainct Pierre : non pas qu’il l’ait escrite luy-même, mais pource que par son commandement quelqu’un des disciples a yci recueilli et comprins en brief ce que la nécessité des temps requéraity. »
y – Commentaires, tome IV. Argument de la IIe Epistre de Pierre.
Il résulte de ce qui précède que l’époque de la Réformation n’a pas connu de canon providentiel, c’est-à-dire consacré par les décrets des conciles et la tradition des siècles. Nulle part nous ne trouvons sous la plume des Réformateurs les traces de cette dévotion anxieuse qui, tout occupée de préserver de toute atteinte la couverture du saint volume, oublie de se nourrir de son contenu. L’autorité divine était reconnue aux Ecritures. La question de la canonicité de telle ou telle de leurs parties restait ouverte.
Il était réservé au siècle suivant, qu’on a appelé avec raison l’âge de la scolastique protestante, d’établir le règne de la lettre à la place désertée par l’esprit et la parole vivante ; de fixer et trop souvent de figer dans des formules de plus en plus rigides la matière sortie liquide et bouillonnante des puissantes mains des Réformateurs.
Ce fut en opposition aux vues toujours plus libres sur l’autorité des Ecritures représentées et défendues par les jésuites, d’une part, les sociniens et les arminiens, de l’autre, que les deux fractions, luthérienne et réformée, de l’orthodoxie protestante, furent provoquées à accentuer de concert le dogme de la théopneustie dans le sens d’un littéralisme de plus en plus rigoureux. La révélation et l’Ecriture sainte furent identifiées. Et par une analogie assez frappante avec l’évolution précédente du dogme catholique, il se trouva que le respect superstitieux de la lettre de la Bible alla de pair avec l’autorité grandissante aussi, attribuée aux symboles ecclésiastiques, réputés bientôt les interprètes authentiques de l’Ecriture sainte.
Les principaux représentants de la doctrine théopneustique extrême dans l’Eglise luthérienne à cette époque furent Calow († 1664), Quenstedt († 1683), Hollace († 1713). Sous les titres d’amanuenses, notarii, plus que cela même, calami Spiritus sancti, les écrivains sacrés furent de nouveau réduits à un rôle absolument passif, dont paraissait s’augmenter d’autant l’autorité attachée aux produits de leur plume. La révélation et l’inspiration ne furent distinguées l’une de l’autre que comme étant l’une, la manifestation par des modes externes : entretiens, songes ou visions, et l’autre, la communication intérieure de la vérité divine, laissant l’une comme l’autre l’agent humain sinon inconscient et inintelligent, du moins passif et inerte.
« Revelatio vi vocis est manifestatio rerum ignotarum et occultarum et fieri potest multis et diversis modis : per externum alloquium vel per somnia et visiones. Inspiratio est interna conceptuum suggestio, sive res conceptæ jam antea scriptori fuerint cognitæ sive occultæ. Ma potuit tempore antecedere scriptionem, hæc cum scriptione semper fuit conjuncta et in ipsam scriptionem influebat. Quandoque etiam revelatio cum inspiratione concurrit atque coincidit, quando scilicet divina mysteria inspirando revelantur et revelando inspirantur in ipsa scriptione » (Quenstedt).
Réduisant avec un soin jaloux la part de l’auteur dans l’écrivain sacré à son minimum, on fit rentrer dans le fait même de l’inspiration :
1° Impulsus ad scribendum ;
2° Suggestio rerum ;
3° Suggestio verborum, celle-ci à raison de laquelle ce n’étaient pas seulement les choses et les pensées — non solum res et sententiæ — mais les paroles mêmes et chaque mot en particulier : sed etiam ipsamet verba et voces omnes et singulæ, qui étaient fournis, inspirés et dictés par le Saint-Esprit : Spiritus sanctus scriptoribus suppeditavit, inspiravit et dictavit.
A la vérité, il n’y a plus, d’un côté, qu’un auteur des Ecritures, et des instruments, de l’autre.
« Solus ergo Deus, si accurate loqui relimus, sanctæ Scripturæ autor dicendus est ; prophetæ vero et apostoli autores dici non possunt, nisi per quamdam catachresin, utpote qui potius Dei autoris calami et Spiritus sancti verbum dictantis et inspirantis notarii et amanuenses fuerunt » (Quenst.).
Aussi l’inspiration, pour être réelle, a-t-elle dû s’étendre indistinctement à toutes les parties de l’Ecriture :
« Si enim aliqua saltem Scripturæ sanctæ particula ex humana notitia fuisset deprompta. non omnis Scriptura dici posset divinitus impirata ; »
et assurer à l’auteur sacré l’exemption de toute erreur, oubli et défaillance de mémoire, même dans les détails extérieurs de l’exposition :
« In S. S. nullum est mendacium, nulla falsilas, nullus vel minimus error, sive in rebus, sive in verbis ; sed omnia et singula sunt verissima quæcunque in illa traduntur, sive dogmatica illa sint, sive moralia, sive historica, chronologica, topographica, onomastica, nulla que ignorantia, incogitantia aut oblivio, nullus memoriæ lapsus Spiritus sancti amanuensibus in consignandis sacris litteris tribui potest aut debet » (Quenst.).
Les différences même de style entre les auteurs sacrés doivent être imputées à des accommodations volontaires du Saint-Esprit.
Il eût été dommage de s’arrêter en si beau chemin, et Calow affirma la canonicité des points-voyelles et des accents :
« Est profana audacia in verbo Dei vel apicem mutare ac pro spiritu aspero lenem et vice versa substituere, quum quivis etiam apex teste Christo sit cælo terraque potentior nec ulla supererit certitudo Scriptura, si hæc admittatur mutandi licenciaz. »
z – Ad. Hæbr. I, 13.
Il semblait que la bibliolâtrie eût atteint ici sa dernière limite possible. Nitzsch, superintendant de Gotha, se chargea de prouver le contraire en posant l’alternative si l’Ecriture sainte était une créature ou Dieu lui-même.
Museus et Calixt, les deux seuls représentants dans le sein de l’orthodoxie luthérienne de vues plus modérées, furent mis à l’index et taxés d’hérésie pour avoir avancé l’un, que les solécismes et rudesses de langage qui se trouvent dans la Bible, ne doivent pas être imputés à Dieu même ; l’autre, que le don d’inspiration des auteurs sacrés avait été restreint au domaine religieux.
Les preuves de l’origine divine des Ecritures se divisaient pour les anciens dogmaticiens en argumenta humana et divina. Les premiers étaient destinés aux inconvertis, et devaient établir seulement la crédibilité du caractère divin de la Bible et pousser l’homme sur la voie qui conduit inévitablement à la foi vivante et effective ; mais elles ne pouvaient produire à elles seules que la fides humana. Ces preuves étaient censées pouvoir servir aux croyants dans l’état de doute ou de tentation ; elles étaient tirées des affectiones seu proprietates de la Sainte-Ecriture.
Ces caractères de la Sainte-Ecriture étaient divisés en proprietates primariæ et secundariæ.
Parmi les caractères primaires on comptait :
Divina auctoritas, que l’on subdivisait elle-même en causativa (autorité morale) et normativa seu canonica ; perspicuitas, laquelle d’ailleurs se rapporte non à la ratio rerum, puisque celles-ci sont mystérieuses, mais verborum, et en vertu de laquelle l’Ecriture s’interprète elle-même ; perfectio, savoir leur pleine suffisance dans toutes les choses nécessaires à connaître pour le salut et la vie chrétienne ; efficacia.
Les caractères secondaires étaient énumérés comme suit : 1° necessitas, 2° integritas et perennitas, 3° puritas et sinceritas fontium, 4° authentica dignitas.
Celui de ces derniers caractères qui nous paraîtrait le plus sujet à caution est l’integritas ; car ou bien il exprimait l’état de fait du canon traditionnel, et dans ce cas une simple identité ; ou il excluait contre l’évidence des faits du rang des livres inspirés tous les écrits des apôtres (une ou même deux épîtres de Paul aux Corinthiens) qui ne nous ont pas été conservés.
Quant à la fides divina, la seule preuve réputée capable de la produire était le testimonium Spiritus sancti, défini par Quenstedt : Intrinseca vis et efficacia verbi divini et Spiritus sancti et per Scripturam loquentis testificatio et obsignatio in cordibus fideliuma.
a – Voir le développement de ces doctrines dans le Compendium de Luthardt 8ter Aufl., pages 311 et sq. A consulter aussi sur ce sujet Rothe, Zur Dogmatik, dritter Artikel, Heiligel Schrift, pages 120 et sq. ; Hase ; Evang.-prot. Doymatik, sect. CLXXIX.
Cette preuve suprême et accessible seulement aux fidèles, fait l’effet d’être intervenue à point nommé pour suppléera l’insuffisance de toutes les autres.
L’histoire du dogme théopneustique dans l’Eglise réformée forme la parallèle exacte de celle que nous venons de résumer, à cette différence près que la scolastique protestante se faisait ici dans l’intervalle ou au milieu des martyres.
L’autorité infaillible de l’Ecriture dans toutes ses parties est partout reconnue sans même être discutée. Dans l’école de Saumur elle-même, qui devait ouvrir une réaction contre le dogme régnant de la prédestination, on ne peut nommer que Caméron, qui y professa de 1618 à 1621, comme représentant de vues plus larges. Il accentua la distinction faite déjà auparavant entre la Parole de Dieu et l’Ecriture sainte, et s’opposa à la doctrine de l’inspiration verbale et plénière et du canon providentiel.
Mais ce point de vue resta solitaire. Avec Amyrault et surtout Gaussen (un nom prédestiné, remarque M. Rabaud), le mouvement théopneustique reprend et s’achève : Deus enim est qui loquitur, écrit ce dernier, et les erreurs, les contradictions prétendues des écrivains sacrés ne sont, selon lui, imputables qu’à notre ignorance.
A cette époque même éclatait une violente dispute entre Cappel et les deux Buxtorf, père et fils, sur la date de l’introduction des points-voyelles dans le texte hébreu, déclarée récente par l’un, originelle et canonique par les autres. C’est cette dernière opinion qui prévalut comme doctrine orthodoxe, et qui fut consignée dans la Formula consensus Ecclesiarum helveticarum (1675) :
« Hebraïcus V. T. Codex, est-il dit à l’art. 2, tum quoad consonnas, tum quoad vocalia, sive puncta ipsa, sive punctorum saltem potestatem, et tum quoad res, tum quoad verba, θεόπνευστος.
« L’idée d’une révélation divine, écrit Rothe en résumant les conceptions des anciens dogmaticiens sur les rapports de la révélation à l’inspiration, était presque entièrement couverte par celle de la Sainte-Ecriture, et l’une et l’autre étaient identifiées sans autre. Même après que les dogmaticiens eurent commencé à les distinguer l’une de l’autre, cette distinction restait abstraite, et, en fait, la confusion renaissait. Sans doute, la Bible passait chez eux pour la revelatio mediata, mais c’était celle-ci seulement qui intéressait, et on ne songeait même pas qu’il pût y avoir entre révélation et inspiration une différence autre que purement formelle. Toujours partant de l’idée que la révélation divine consistait dans la communication surnaturelle d’une doctrine divine aux hommes, ils pensaient aussitôt à propos d’elle à l’inspiration divine des Saintes-Ecritures, où nous puisons cette doctrine. Car l’expression de revelatio divina immediata ou primitiva ne désignait pour eux rien autre que l’illumination originale accordée aux prophètes et aux apôtres par le Saint-Esprit, laquelle consistait en ce que : (selon Hollace) Spiritus sanctus prophetis et apostolis conceptus renim et verborum de dogmatibus fidei et moribus suggessit. Dès qu’il est fait abstraction de la cause surnaturelle qui a produit la Sainte-Ecriture, ces dogmaticiens perdent toute vue claire et concrète de la révélationb. »
b – Rothe, Zur Dogmatik, 2ter Artikel, pages 54 et 55.
Les traits principaux du dogme théopneustique, tel qu’il a été formulé dans l’ancienne dogmatique protestante, peuvent se résumer, selon nous, dans les points suivants : — l’identification pratique, sinon théorique, de la révélation et de l’Ecriture sainte ; — la tendance à nier, dans le fait de l’inspiration, l’individualité des auteurs sacrés au profit de la causalité divine, le Saint-Esprit ; — la prétention de séparer l’action surnaturelle de l’Esprit sur l’écrivain de celle sur le prédicateur et sur l’homme ; — la négation de toute différence de degré quant à l’inspiration des différentes parties du canon traditionnel ; — la négation du droit de la critique à l’égard de l’étendue de ce canon lui-même.
Des doctrines aussi outrées devaient inévitablement enfanter des réactions qui, pour s’être fait longtemps attendre, n’en seraient que plus passionnées. Nous avons déjà nommé celles, encore bien timides et bien modérées, qui furent opposées au dogme théopneustique du temps par les sociniens et les arminiens, plus connus d’ailleurs, les uns par leur négation de la préexistence de Christ, les autres, par leur opposition à la doctrine de la prédestination. Ni les sociniens ni les arminiens n’entendaient nier la présence d’une révélation divine dans les Ecritures, auxquelles ils étaient les premiers à en appeler en faveur de leurs vues dogmatiques particulières. Les sociniens reconnaissaient même dans l’Ecriture, de concert avec les orthodoxes. le produit de la dictée du Saint-Esprit ; mais cette dictée avait été limitée aux choses du salut. En remplaçant toutefois, parmi les critères de la divine autorité de la Bible, le témoignage du Saint-Esprit par l’assentiment de la raison, Socin posait un principe de subjectivisme qui devait aboutir au franc rationalisme.
Du côté des arminiens, Hugo Grotius († 1645) et Leclercc († 1736) appelèrent toutes les ressources de la critique biblique, illustrée à la même époque par l’Oratorien Richard Simon († 1712), pour contredire la théorie de la dictée et de l’inspiration littérale, non sans porter ici et là une main trop hardie à l’autorité des prophètes de l’A. T.
c – Le titre de l’ouvrage de Leclerc est : Sentiments de quelques théologiens de Hollande sur l’Histoire critique du Vieux Testament par le P. Richard Simon, de l’Oratoire. Amsterdam, 1658.
Mais ni les uns ni les autres, sous les nuances diverses de leurs conceptions concernant la nature de l’inspiration, n’ont répudié l’autorité divine des Ecritures.
C’est au nom de Semler († 1791) qu’on est convenu de rattacher l’avènement du rationalisme en Allemagne vers le milieu du XVIIIe siècle. Il ne se contenta pas de soumettre les livres de la Bible aux procédés ordinaires de la critique grammaticale et littéraire, principe aujourd’hui reconnu des défenseurs aussi bien que des adversaires des révélations bibliques ; mais il prétendit réduire la Bible à être le produit des idées et des circonstances du temps où ses divers livres avaient été composés, et l’inspiration elle-même, définie comme « une sorte de recueillement de l’âme » devint un fait purement humain et subjectif. Précurseur de Baur, il s’efforça de mettre les divers types de doctrine contenus dans le N. T. en opposition les uns avec les autres, et d’en faire les manifestations des luttes ou des rivalités de l’époque.
Tout en rejetant témérairement l’autorité divine de l’A. T. dans ses deux parties de la Loi et des Prophètes, Schleiermacher marqua, lui aussi, une date nouvelle et plus importante encore que l’apparition de Semler, en ce qu’il renouait, dans ce qu’elle avait de vrai et de sain, la tradition si longtemps brisée de Luther :
« Le crédit dont la Sainte-Ecriture est l’objet ne peut pas fonder la foi à Christ ; c’est plutôt la foi à Christ qui doit être supposée déjà existante pour qu’un crédit particulier soit accordé à la Sainte-Ecriture.
Les écrits saints de la Nouvelle alliance sont, d’une part, le premier membre de la série, dès lors continue, de toutes les expositions de la foi chrétienne. Ils sont, d’autre part, la norme de toutes les expositions subséquentes.
Les livres particuliers du N. T. sont inspirés par le Saint-Esprit, et leur collection s’est formée sous la direction du Saint-Espritd. »
d – Der christl. Glaube, sect. CXXVIII-CXXX.
L’évolution heureuse opérée par Schleiermacher dans la doctrine de la théopneustie consistait ainsi à passer de la révélation vivante en Christ au livre, au lieu de passer, comme on l’avait fait si longtemps, du livre à la révélation.
Toute la théologie évangélique issue de Schleiermacher, et représentée par les Néander, les Tholuck, les Julius Müller, les Dorner, auxquels nous pouvons joindre les représentants du parti plus strictement luthérien, Hoffmann, Kahnis, pour ne nommer que les morts, a retenu dans un esprit de fidélité et de liberté le principe dit formel de la Réformation, l’autorité des Ecritures considérée comme norme de la foi et de la science.
Toutefois la détermination du rapport de la conscience chrétienne individuelle à cette norme objective est restée, chez les premiers, plus ou moins flottante ; et chez les seconds, influencée par des préoccupations confessionnelles. Tous sont d’accord sur ce point que la Parole de Dieu est contenue, et cela d’une manière suffisante et complète, dans les Saintes-Ecritures ; mais le discernement de ce qui, dans ces Ecritures mêmes, doit être tenu pour canonique, et en dedans du canon lui-même, la question des limites de l’inspiration, seront encore l’objet de longs débats dans le sein de la théologie évangélique elle-même, et les solutions qui y seront données continueront à osciller entre le traditionalisme autoritaire et un subjectivisme atomistique. Et tandis que les uns opèrent dans le canon traditionnel des Ecritures des retranchements qui ne sont pas tous inspirés par une saine critique, les théologiens qui se rattachent à la tendance confessionnelle continuent à se servir des symboles de l’Eglise luthérienne comme d’un critère authentique de vérité, à coté des Saintes-Ecritures elles-mêmes.
Au milieu de ces conflits, Beck, de Tubingue, s’était ménagé une position qu’il jugeait la seule bonne, et que nous nous contenterons d’appeler la plus commode. Répudiant en bloc tous les résultats de la critique, rejetant avec un égal mépris tous les critères externes de l’autorité des Ecritures pour s’en tenir au témoignage qu’elles se rendaient à elles-mêmes au dedans de lui, il retrouvait tout le dépôt de la tradition, le canon providentiel et l’inspiration plénière sur la voie de l’individualisme absolu.
Plus récemment encore, Ritschl prétendait et paraissait être revenu à une conception à la fois vivante et respectueuse des documents bibliques, en rattachant, comme Luther et Schleiermacher l’avaient fait, toute révélation et toute inspiration à la personne de Christ comme à son centre unique, tout en restituant à l’A. T. l’autorité que Schleiermacher lui avait refusée ; en lui accordant même, en théorie du moins, le rôle de critère à l’égard des données chrétiennes, à un degré que nous jugeons excessif et arbitraire. Tout cela serait à prendre au sérieux si la pratique du maître dans l’usage et l’interprétation qu’il faisait des Ecritures n’avait pas trahi à tout propos le subjectivisme qui était le fond de sa croyance et de sa science. L’Ecriture suffisamment manipulée ne servait manifestement que de supplément et d’auxiliaire à ses propres inspirations.
Trois ouvrages viennent de paraître en Allemagne, cette année même, sur le sujet qui nous occupe. Le premier, qui est d’un catholique, est intitulé : Die Schriftinspiration, étude biblique-historique, par M. Dausch ; ouvrage couronné (1891). Comme le sous-titre l’indique, l’ouvrage de M. Dausch est, dans sa presque totalité, un exposé historique de la doctrine.
Le second ouvrage, dont la très grande partie est également occupée par l’histoire du dogme, est un nouveau manifeste, un peu étonné de lui-même, en faveur de l’inspiration verbale et plénière. C’est une Lehre voit der Theopneustie, par Kœlling (1891).
Dès la seconde page, l’auteur part en guerre contre « le travail de taupe de la prétendue critique biblique, qui traite l’Ecriture comme tout autre livre terrestre, et dont l’effet est non pas d’introduire dans l’Ecriture, mais d’en éconduire — nicht zur Einleitung, sondern zur Ausleitung ; — et nous la tenons pour souverainement anti-scientifique. »
Le troisième ouvrage cité est un écrit posthume de Gess, intitulé : Die Inspiration der Helden der Bibel. L’auteur taille lui aussi très librement dans le canon traditionnel.
Dans les pays de langue française, l’ancienne doctrine de l’inspiration plénière, égale et totale des Saintes-Ecritures, a été remise en honneur, en même temps que celles de la prédestination et de la justification par la foi, à l’époque du Réveil, par l’Ecole de Genève composée de MM. Gaussen, l’auteur de la Théopneustie, Merle d’Aubigné (L’autorité des Ecritures) et de Gasparin (Les Ecoles du doute et les écoles de la foi.) La Théopneustie de M. Gaussen (1840) a fait époque, bien que ce livre ne fût que la reproduction convaincue, chaude et pieuse d’idées et de raisonnements déjà avancés dans les théologies luthérienne et réformée au XVIIe siècle.
Voici comment M. Gaussen définit la théopneustie :
« On appelle de ce nom la puissance mystérieuse qu’exerça l’Esprit divin sur les auteurs des Ecritures de l’Ancien et du Nouveau Testament, pour les leur faire composer telles que l’Eglise de Dieu les a reçues de leurs mains. »
Mais cette notion est mieux précisée dans les pages suivantes où l’auteur déclare viser trois catégories d’adversaires :
« Les uns, dit-il, ont méconnu jusqu’à l’existence de la théopneustie. D’autres en ont nié l’universalité. D’autres enfin, la plénitude. Notre dessein dans ce livre, contrairement à ces trois systèmes, est de prouver l’existence, l’universalité et la plénitude de la théopneustie… En d’autres termes, notre but est d’établir, par la Parole de Dieu — que l’Ecriture est de Dieu ; — que l’Ecriture est partout de Dieu ; et que partout l’Ecriture est entièrement de Dieue. »
e – Théopneustie
Selon l’auteur donc, l’Ecriture est dictée — c’est une expression fréquente sous sa plume — par le Saint-Esprit, sans toutefois qu’on prétende exclure l’individualité des écrivains, ni les variantes évidentes de style qui existent entre eux, mais qui ne sont que les sons divers que l’artiste suprême tire des différents tuyaux d’orgue qui aboutissent à son clavier.
Pour établir plus sûrement sa thèse, l’auteur devait trancher bien catégoriquement entre l’inspiration propre à l’homme, et celle de l’écrit. C’est là en effet un point sur lequel il revient avec une insistance motivée par son importance. C’est donc l’écrit et non pas l’auteur de cet écrit qui est inspiré par le Saint-Esprit. Cette inspiration, qui ne s’arrête pas aux pensées, mais s’étend aux mots, préserve ces écrits de toute contradiction et de toute erreur ; et l’auteur n’a pas craint de jeter au monde la déclaration que si la Bible contenait une seule contradiction, même sur des points secondaires de chronologie ou d’histoire, une seule erreur physique ou astronomique, elle ne serait pas la parole de Dieu.
Dans Trois lettres publiées en 1882, et qui avaient été écrites en 1850 et dans les années suivantes pour répondre aux objections faites à son ouvrage, et se plaindre des exagérations qu’on lui avait imputées, en Angleterre en particulier, Gaussen paraît, sous couleur d’interprétation, atténuer quelques-uns des traits les plus saillants de sa doctrine. Sans nous croire tenu de mettre d’accord les Trois lettres avec le livre, voici les points sur lesquels il prétend qu’il y a eu malentendu entre lui et ses critiques :
« Je déclare :
- Que je n’ai jamais avancé cette théorie de dictation qu’on veut bien m’attribuer ;
- Que je n’ai jamais eu un seul moment l’idée de la proposer ;
- Que de tous les systèmes imaginés pour expliquer l’inspiration, il n’en est pas de plus contraire à la large part que j’attribue à l’individualité des écrivains sacrés dans la composition des Ecritures ;
- Enfin, que ma théorie à moi, sur ce sujet, c’est de n’en point avoir, et que mon système sur le mode d’inspiration des écrivains sacrés, c’est qu’il n’y a point là-dessus de système possible, non seulement parce que la Bible n’en indique point, mais parce que les faits si divers de l’inspiration n’en peuvent autoriser aucun.
Il faut le dire, l’auteur n’a guère su alléguer en faveur de sa thèse particulière, comme d’ailleurs tous les défenseurs de la même opinion, que des arguments aprioristiques : Voilà ce que Dieu a dû faire ! ou utilitaires : Voilà ce qui convenait à l’homme !
Si différentes que soient les méthodes de Vinet et de Gaussen, elles aboutissent pour l’un et l’autre, dans la matière qui nous occupe, au même résultat, c’est que la Bible est le livre de Dieu ; et Vinet aime à montrer qu’elle atteste cette origine divine aussi bien par ses lacunes et ses silences providentiels que par son contenu. Celui qui a écrit les passages suivants n’en était pas apparemment à prendre sa propre conscience et ses propres expériences pour la norme suprême de la vérité :
« On se fait un sujet de scandale de ce que la Bible n’a pas été rédigée de manière à rendre les divisions impossibles… Nul doute que celui qui a fait la Bible n’eût pu donner en sa place un symbole et le plus parfait des symboles… Dieu soit loué de ce qu’il n’en est pas ainsi… Dieu soit loué de ce que son livre n’a pas la clarté d’un symbole… ! Dieu soit loué de ce que, voulant que notre croyance fût une action, il n’a pas ajouté à la Bible, suffisante pour les cœurs simples, le dangereux appendice d’un symbolef. » …
f – Voir Astié. Esprit d’Alex. Vinet, tome L page 369.
« La vérité sait bien se prouver, et la même Providence, qui a conservé les Livres sacrés, saura bien sans doute en démontrer la divinité et en expliquer le sens aux âmes sincères. »
D’abord partisan convaincu de l’inspiration plénière qu’il avait défendue dans ses Prolégomènes à la dogmatique de l’Eglise réformée, M. Schérer, ayant cessé de se sentir d’accord avec les principes de l’école de théologie de Genève dont il était un des maîtres, et donné sa démission en 1840, justifia sa décision et exposa le revirement de sa croyance dans deux lettres intitulées : La critique et la foi (1850). D’autres manifestes suivirent celui-là sous les titres : La crise de la foi (1851) ; L’inspiration de l’Ecriture ; La question et sa genèse (1853) ; Ce que c’est que la Bible (1854)g, où l’opposition à la doctrine de l’inspiration plénière et à une certaine apologétique recelait déjà la négation de toute autorité religieuse, et préludait à l’abdication finale des principes même de la morale.
g – Ces trois derniers articles ouvrent le volume des Mélanges de critique religieuse.
Il y avait toutefois beaucoup de vrai dans l’avertissement suivant, adressé à ses anciens collègues et en particulier à l’auteur de la Théopneustie :
« Il en est des arguments orthodoxes au sujet de l’Ecriture comme des preuves de l’existence de Dieu ; ils ne peuvent rien que pour ceux qui croient déjà par une expérience personnelle. Laissez, laissez de côté des démonstrations toujours plus ou moins illusoires, et permettez à la Bible de parler elle-même pour elle-même et de plaider sa propre cause. Au lieu de vous appliquer à placer le lecteur sous l’influence de vos idées dogmatiques, encouragez-le à s’approcher des Ecritures sans l’intermédiaire d’aucun parti-pris. Ne l’empêchez point de les lire comme il lirait tout autre livre. Ayez confiance en la puissance de l’Esprit. Gardez-vous d’attribuer à vos dogmes une force que le volume sacré n’aurait pas par lui-même. Si la Bible ne dit rien à mon cœur, soyez certain que vos systèmes sur la Bible ne seront pas plus efficaces. Vos arguments tirés des prophéties et des miracles, vos cercles vicieux qui prétendent par des textes établir l’autorité des textes, vous imaginez-vous que tout cela puisse persuader un homme de se soumettre à un livre qui ne parlera pas à son âme. »
On a plus d’une fois rendu l’auteur de la Théopneustie responsable des errements de M. Schérer. C’était faire l’un bien fort et l’autre bien emprunté. Un professeur de théologie de Genève devait pourtant savoir qu’il n’y avait pas que la Théopneustie de M. Gaussen au monde. Cette pauvre théopneustie a porté déjà beaucoup de péchés. Dans le cas particulier, elle devint prétexte peut-être, pièce justificative, scandale pris, non donné ; et quiconque lit les deux célèbres articles datant de la même époque où M. Schérer explique le péché par le conflit de la chair et de l’esprit, et dissout la liberté de choix dans le déterminisme psychologique, reconnaît que l’inspiration plénière n’y fut pour rien, et s’étonne de plus que leur auteur puisse passer aujourd’hui pour un des champions du spiritualisme et du libéralisme.
La crise dont M. Schérer venait d’être le héros fit un énorme éclat dans le protestantisme français et provoqua l’éclosion d’un grand nombre d’écrits soit de ses disciples, soit de ses adversaires, soit de M. le professeur Astié, qui déjà alors avait élu domicile « au plafond » : M. Schérer, ses disciples et ses adversaires, par quelqu’un qui n’est ni l’un ni l’autre (1854).
Un des ouvrages de l’époque qui méritait le plus de survivre à la lutte, le meilleur probablement de ceux qui sont sortis de la plume féconde de M. Fréd. de Rougemont, fut : Christ et ses témoins, ou Lettres d’un laïque sur la révélation et l’inspiration (1856). L’auteur se frayait une voie moyenne entre les « ultraprotestants qui veulent, écrivait-il, nous imposer leur inspiration plénière que je crois une hérésie » ; qui nous présentent « une Bible-Coran, une Bible magique, la Bible des possédés de Dieu, de ses porte-voix et de ses psychographesh », et l’école « mi-croyante, mi-rationaliste qui n’accepte les vérités révélées qu’avec toute espèce de restrictions, d’altérations et de négations » et qui était représentée alors par MM. A. Coquerel, Schérer et les rédacteurs de la Revue de Strasbourg.
h – Voir le bulletin bibliographique de l’époque dans Rabaud, ouvrage cité, pages 238 et 239.
« Tout en rejetant comme antibiblique et antirationelle la théorie de M. le comte de Gasparin, écrivait-il dans le corps de l’ouvrage, nous devons pourtant ajouter que le vice radical en consiste simplement dans l’exagération de ce qu’il y a d’objectif et de divin dans la révélation. C’est pourquoi, quoi qu’il en dise, nous sommes de la même armée et avons les mêmes ennemis. Mais il fait la part de l’homme trop petite ; il suppose l’esprit de l’homme trop étranger à la vérité d’en haut, trop passif dans la reproduction vocale ou écrite du message céleste, et il imagine glorifier Dieu en annulant son envoyé, comme Calvin, pour la plus grande gloire de Dieu, renversait la liberté de l’homme avec sa prédestination absolue.
Au fond, on ne devrait pas nous parler d’inspiration, et, par une raison contraire, je ferai le même reproche à M. Schérer qui est aux antipodes de M. de Gasparin : l’un exagère l’action de Dieu au point de réduire à zéro celle de l’homme ; l’autre exagère l’action de l’homme au point de réduire à zéro celle de Dieu. L’un n’a plus le droit de nous parler d’écrivains inspirés, puisque les auteurs de nos livres saints ne sont plus que les mains par lesquelles Dieu nous écrit ; l’autre n’en a pas davantage le droit, puisque Dieu ne se révèle à personne et n’inspire personne . »
Dès ce moment aussi, il devint évident que l’école individualiste de Vinet allait se partager à son tour en une fraction de droite, dont le principal représentant est resté jusqu’à sa mort M. de Pressensé, et une gauche, qui s’est efforcée et s’efforce encore, avec des succès contestables et contestés, d’arracher au maître le plus possible de suffrages d’outre-tombe.
Tandis que la doctrine de l’inspiration plénière est demeurée celle du peuple de nos Eglises romandes — pour ne parler que de celles que nous connaissons, — elle ne compte plus que de très rares adhérents parmi les théologiens et les pasteurs.
Deux seules polémiques publiques ont été engagées dans nos Eglises durant les vingt dernières années sur cette question qui avait tant agité le protestantisme pendant plus de deux siècles.
Dans une conférence publiée en brochure, faite en réponse à M. Colanii, M. F. Godet Combattant et rejetant à la fois les propositions du protestantisme libéral, qui refusent à la Bible le caractère d’une révélation divine, et les théories théopneustiques qui identifient la Bible et la parole de Dieu, avait défendu la formule maudite par M. Gaussen : La parole de Dieu dans la Bible. Cette attitude moyenne provoqua une violente attaque de M. Darby contre M. Godet et une nouvelle réponse de ce dernier.
i – Monsieur Colani et le protestantisme évangélique, 1873.
Un incident plus récent est la polémique engagée par M. le pasteur Wissa, défenseur de la théopneustie absolue, contre M. Georges Godet, à l’occasion des articles sur l’autorité de la Bible publiés par ce dernier dans le Journal religieux de la Suisse romande en 1882j.
j – Le dernier acte de cette polémique fut la brochure : L’autorité de la Bible. Réponse à la réplique de M. G. Godet contenue dans le Journal religieux du 22 décembre 1882.
A l’heure actuelle, l’objet du débat s’est déplacé, tout en laissant la polémique engagée entre la droite et la gauche évangélique, aussi vive, aussi aiguë, nous allions dire aussi âpre que jamais.
Les deux opinions en présence sont celle qui, sans ressusciter les anciennes outrances du dogme théopneustique, et tout en faisant à une saine critique sa part légitime, tout en répudiant la formule commode : tout ou rien ; écartant enfin du champ du débat les raisons de simple opportunité ou de sécurité, reconnaît encore à l’Ecriture une autorité supérieure à l’individu, et celle qui renferme toute autorité, non pas dans la raison, comme l’ancien rationalisme, mais dans l’expérience et la conscience individuelles.
Les derniers actes de ce débat ont été, d’une part, les articles publiés par M. Frédéric Godet dans le Chrétien évangélique, dans les numéros de mars, avril, mai et septembre 1891, sur la question de l’autorité de Jésus et des apôtres, et de l’autre, les thèses publiées par M. le professeur Astié en réponse aux trois premiers de ces articles, pour être défendues dans la réunion de la Société théologique du canton de Vaud, le 31 août 1891. Chemin faisant, le champ de la discussion s’est élargi, et la question de l’autorité des Ecritures a ramené après elle la question générale de l’autorité en matière religieuse.
Ne pouvant reproduire ici les vingt thèses de M. Astié, nous choisissons la troisième comme la plus caractéristique :
« Nous protestons avec la dernière énergie contre cette autorité agressive du rationalisme orthodoxe, et nous comptons sur la sympathie de tous les hommes qui, depuis quarante ans, ont oublié et appris quelque chose.
Nous ne nous laisserons pas ravir notre liberté théologique, pour être ramenés sous le joug d’un autoritarisme inhumain, antiphilosophique, réunissant les travers du catholicisme et du protestantisme, et surtout antichrétien, qui ferait descendre l’Evangile au rang des religions formalistes, locales, temporaires, en lui enlevant son caractère distinctif de religion spirituelle, universelle, dominant tous les temps et tous les lieux, appelée à vivifier comme sève puissante, à pénétrer comme levain, à transformer comme force d’en-haut tous les éléments authentiques de notre nature divino-humainek. »
k – Evangile et liberté, 189, no 35, page 138.
Le dernier mot, à la fois le plus décisif et le plus récent, proféré sur ce débat, est la conclusion du quatrième article de M. Godet en réponse à l’accusation d’intellectualisme qui venait de lui être adressée : « Toute vie spirituelle suppose une certaine vérité connue et assimilée, comme, d’autre part, tout progrès dans la connaissance de cette vérité suppose une certaine mesure de vie. Est-ce là de l’intellectualisme ? Non. C’est l’exclusion d’un mysticisme subjectif qui ne saisit plus rien que lui-mêmel. »
l – Chrétien évangélique de septembre 1891, page 395.