De Genève, Zinzendorf se rendit par Neuchâtel à Montmirail pour y voir le vieux baron de Watteville, puis à Bâle où il salua pour la dernière fois le vénérable Werenfels. Au commencement de juin, il se trouva réuni à tous ses compagnons de voyage, arrivés les uns après les autres à Marienborn, et célébra avec eux une agape pour rendre grâces au Seigneur de cet heureux retour. Mais ce séjour au milieu des siens n’était qu’une halte dans le voyage. Il avait résolu de se rendre dans les possessions anglaises de l’Amérique du Nord pour visiter la mission que les Frères y avaient établie au milieu des Indiens. Il avait encore un autre but en entreprenant ce voyage : il espérait exercer quelque influence sur les divers partis religieux qui se divisaient la Pensylvanie et les provinces voisines. Il aurait voulu préparer un rapprochement entre tant d’églises rivales, en les ramenant toutes à Jésus-Christ comme au seul fondement de leur foi.
Avant de quitter Marienborn, Zinzendorf convoqua un synode dans lequel il résigna formellement l’épiscopat et demanda à être remplacé dans cette charge. Le choix tomba sur Jean Nitschmann, qui eut depuis ce moment, avec Polycarpe Müller, la direction des affaires de l’église des Frères en Europe. On leur adjoignit quelques Frères pour les aider dans leur œuvre, et ce directoire reçut le nom de conférence générale. Le troisième évêque, David Nitschmann, était toujours en Amérique. Quant à Zinzendorf, il ne prit plus dès lors que le titre d’ancien évêque de l’église des Frères.
Le 7 août, le comte quitta Marienborn ; il se rendit à Utrecht, s’arrêta à Heerendyk et Amsterdam et arriva à Londres au commencement de septembre. Divers soins devaient l’y retenir encore quelque temps avant son départ pour l’Amérique ; il ne voulait pas entreprendre un voyage si lointain et soumis à tant d’éventualités sans avoir auparavant mis en ordre ses affaires et celles de la communauté. Avant tout, se conformant au précepte du Sauveur (Matthieu 5.23-24), il repassa dans son esprit les noms de toutes les personnes qui pouvaient avoir quelque chose contre lui et leur écrivit pour se réconcilier avec elles. Quant à ceux de ses ennemis qui, malgré toutes ses instances, avaient persisté à ne vouloir pas l’écouter, il leur adressa de sérieux avertissements et leur représenta le danger auquel ils s’exposaient, s’ils persévéraient dans une voie aussi opposée à l’amour fraternel. Une de ces lettres fit bruit ; on répéta que Zinzendorf fulminait des anathèmes, et ce mot suffit à bien des gens pour le juger sommairement et le condamner sans appel.
Un fait intéressant et caractéristique signale le séjour de Zinzendorf à Londres : c’est le synode qu’il réunit dans cette ville pour régler les affaires de l’église et, entre autres choses, pour élire un ancien. Il sera bon de rappeler en passant ce qu’était cette charge d’ancien et les modifications qu’elle avait subies.
Nous avons vu qu’en 1727, lors de la constitution de la communauté de Herrnhout, on avait élu, d’après l’usage de l’ancienne église des Frères, douze anciens chargés de veiller à l’observation des statuts que l’on venait d’adopter. Avant que l’on procédât à cette élection, on avait rappelé à l’assemblée qu’elle n’avait point à tenir compte dans son choix des avantages que pouvaient donner à tel ou tel frère sa position sociale ou son instruction ; elle ne devait songer qu’à élire les hommes qui, par leur caractère et leur piété, inspiraient à tous le plus de confiance. Cette charge ne nécessitait point, en effet, un grand déploiement d’activité extérieure et était de nature presque exclusivement spirituelle. Les fonctions de ces anciens étaient les fonctions sacerdotales proprement dites, séparées des fonctions de prophète et de pasteur que cumule le prêtre dans les églises romaine et luthérienne ; ils étaient chargés avant tout d’intercéder auprès du Seigneur pour toute la communauté et pour chacun de ses membres, et d’accompagner de leur bénédiction et de leurs prières l’œuvre des autres serviteurs de l’église ; ils devaient en outre les assister de leurs conseils quand le besoin le requerrait ; enfin, dans certains cas prévus et d’une importance particulière, ils avaient à sanctionner par leur approbation les résolutions prises par d’autres ouvriers.
Ces douze anciens, usant du pouvoir qui leur en avait été donné, déléguèrent leur charge à quatre d’entre eux désignés par la voie du sort. Plus tard, en 1730, à la suite de démissions successives, ils se trouvèrent réduits à deux, dont l’un fut considéré d’ordinaire comme exerçant proprement à lui seul les fonctions d’ancien, tandis que l’autre n’était destiné qu’à le suppléer au besoin.
Cette charge, dévolue désormais à un seul individu, avait acquis de jour en jour une plus grande importance. A mesure que l’église des Frères étendait ses ramifications dans toute l’Europe et jusque dans les contrées les plus lointaines, l’ancien de Herrnhout était devenu l’Ancien général de toute l’église.
Chaque communauté avait néanmoins ses employés particuliers : anciens, aides, préposés, etc. ; mais la direction des affaires générales était remise à la communauté des pèlerins, c’est-à-dire, comme nous l’avons vu, à Zinzendorf et à ceux des Frères qui l’entouraient habituellement. Depuis l’année 1736, dans laquelle le séjour de la Saxe avait été interdit au comte, ce gouvernement central séjourna tour à tour dans la Wetterau, à Francfort, à Berlin, à Genève, à Londres.
Le frère investi de la charge d’ancien de l’église entière faisait nécessairement partie de ce directoire ambulant. A l’époque où nous sommes parvenus, c’était Léonard Dober, précédemment missionnaire à Saint-Thomas, et que l’on avait fait revenir sept ans auparavant pour lui confier ces hautes fonctions. Les devoirs de sa charge exigeaient qu’il se tînt constamment au courant de la marche de chacune des communautés et des stations missionnaires, et, jusqu’à un certain point, de chaque chœur et de chaque établissement. C’était à lui de veiller à ce que l’église des Frères restât fidèle à sa constitution fondamentale ; c’était à lui de ramener au véritable esprit de cette constitution celles des communautés qui auraient pu s’en écarter en quelque manière. Tout membre de l’église et spécialement tous ceux qui y exerçaient quelque emploi pouvaient s’adresser à lui pour obtenir une direction ou un conseil, un encouragement ou une consolation. Dans les conférences, il était spécialement chargé d’être attentif à la voix du Saint-Esprit au dedans de lui. C’était, on le voit, comme une réminiscence du souverain-sacrificateur israélite, portant sur son cœur les noms des douze tribus avec les urim et les thummin par lesquels l’Éternel lui faisait connaître sa volonté.
Fléchissant sous la lourde responsabilité d’un tel ministère exercé fidèlement pendant sept années, Dober avait donné sa démission, et le synode de Londres s’occupa de le remplacer. Il fallait pour cela un frère qui non seulement eût les dons spirituels nécessaires à cette charge, mais qui jouît en outre de l’affection et de la confiance de toutes les communautés. On proposa diverses personnes, mais il ne s’en trouvait aucune dont la nomination ne présentât quelque inconvénient. « La conférence se prolongeait, » raconte Spangenberg, qui en faisait partie, « et l’on commençait à être fort embarrassé. Enfin quelqu’un dit : Pourquoi le Seigneur notre Sauveur ne nous ferait-il pas la grâce de se charger lui-même de cet emploi ? Il n’y a que Lui contre qui personne n’ait rien à objecter. — Oui, dirent alors tous les membres de la conférence, si le Sauveur consentait à accepter cette charge, nous ne serions plus embarrassés. — Nous tournâmes nos regards vers Lui avec une confiance enfantine, avec de pressantes supplications, et Il exauça notre prière et nous donna par grâce l’assurance qu’Il voulait être lui-même notre Ancien. Nous le reconnûmes pour tel, joyeux et humiliés. C’était le 16 septembre 1741. »
Le Seigneur avait été consulté de la manière en usage dans l’église des Frères. On avait d’abord cherché une indication dans sa Parole écrite, en ouvrant le livre de Textes, et l’oracle avait paru favorable. Puis on avait demandé au Seigneur de se prononcer d’une manière plus formelle encore, en faisant sortir de l’urne un oui ou un non, et cette fois encore le Seigneur avait répondu par un oui.
« La question », ajoute Spangenberg, « n’était pas de savoir si le Sauveur était d’une manière générale l’évêque et le pasteur de nos âmes ; non, ce que nous voulions, ce que nous lui demandions, c’était de faire alliance d’une façon spéciale avec le pauvre peuple des Frères, de nous accepter pour sa propriété privée, de prendre le souci de toutes nos affaires, quelque petites qu’elles fussent, de veiller sur nous tout particulièrement, d’entrer en rapport personnel avec chacun des membres de la communauté ; en un mot, de remplir d’une manière parfaite toutes les fonctions que notre précédent Ancien avait remplies parmi nous d’une manière en rapport avec sa faiblesse.
Nous, de notre côté, nous voulions l’aimer et l’honorer comme notre Ancien ; nous voulions, par sa grâce, vivre avec Lui dans des relations d’intimité, nous laisser diriger comme de petits enfants par sa volonté et ses indications. »
« Ah ! ajoute Spangenberg, si seulement il y avait beaucoup de communautés chrétiennes qui fussent dans cette disposition et qui demandassent de cœur à Jésus une pareille grâce, Il ne se déroberait pas à elles ! Que dis-je ? n’y eût-il qu’un seul homme qui demandât individuellement cette faveur, s’il la demande en simplicité, en esprit et en vérité, le Sauveur est fidèle, Il se souvient de sa grande promesse et ne confond point la foi de celui qui s’est adressé à Lui. »
A ne la considérer qu’en elle-même, cette élection d’un Ancien tout-puissant, mais invisible, est le fait d’une foi simple, sublime dans sa hardiesse, et dont nous n’avons point droit de nous étonner, car ce que nous avons vu déjà de Zinzendorf et de Herrnhout doit nous avoir accoutumés à des choses de ce genre. Mais, à le juger au point de vue historique et dans l’ensemble du développement ecclésiastique de la communauté morave, ce fait nous paraît des plus remarquables. L’église des Frères moraves, antérieure dans son origine à la Réformation du xvie siècle, avait, du moins sur plusieurs points, rompu moins complètement avec la tradition catholique que ne le firent plus tard Luther et surtout Calvin. Ainsi, la doctrine biblique du sacerdoce universel des chrétiens eut pour conséquence immédiate, dans la théologie réformée, la suppression absolue, de nom et de fait, de tout sacerdoce restreint. Dans le luthéranisme, la conséquence n’avait pas été tirée, il est vrai, d’une manière aussi rigoureuse ; mais les fonctions du prêtre, rendues inséparables de celles du pasteur et du docteur, avaient été reléguées au troisième plan. Il n’en était point de même dans l’église morave, où, comme nous l’avons vu, les anciens et plus tard l’ancien étaient, dans leur institution du moins, de véritables sacrificateursb, chargés à la fois d’intercéder auprès de Dieu pour tous leurs frères et d’être particulièrement attentifs à la voix du Saint-Esprit, pour la leur faire connaître.
b – C’est bien ainsi que l’envisageaient les Frères, comme on le voit dans les procès-verbaux de la conférence de Londres, où il est dit expressément que la charge d’ancien est une charge de prêtre et non de prophète : Kein prophetisches Amt, sondern ein Priesteramt.
Ainsi, par la décision du synode de Londres et en nommant le Seigneur lui-même aux fonctions d’Ancien, l’église morave abolissait dans son sein tout sacerdoce spécial. Plus ancienne que les autres communions évangéliques, l’église des Frères s’était trouvée jusque-là plus rapprochée de l’église catholique ; en abolissant le sacerdoce visible, elle dépassait maintenant sur ce point-là le luthéranisme même et venait se placer à côté de l’église réformée ; elle pouvait donc mieux que jamais devenir, comme le désirait Zinzendorf, une alliée des deux grandes divisions du protestantisme et une médiatrice entre elles.
Mais ce progrès accompli dans l’église des Frères n’était point dû à une théorie nouvelle, n’était point l’application d’un principe nettement formulé. C’était la conséquence inévitable du développement religieux qui avait eu lieu parmi eux. A mesure que la notion du sacerdoce s’élevait et se spiritualisait davantage, il leur devenait plus difficile de trouver un homme qui fût suffisant à leurs yeux pour en remplir les fonctions. Voilà comment ils se virent irrésistiblement amenés à ne vouloir plus d’autre intercesseur et d’autre directeur des âmes que « le Souverain Sacrificateur, saint, innocent, sans tache, séparé des pécheurs et élevé au-dessus des cieux. (Hébreux 7.26) » Ainsi, ils arrivaient par la logique des choses au même point où Calvin avait été conduit par la logique des idées.
On fixa le 13 novembre pour l’installation du céleste Ancien ; en d’autres termes, on décida que ce jour serait celui où l’événement qui venait de se passer serait notifié officiellement aux diverses communautés. On résolut en même temps d’offrir en ce jour-là une amnistie générale à tous ceux qui avaient offensé l’église dans son corps ou dans l’un de ses membres. Cet acte d’amnistie, qui ne fut rédigé que plus tard, était conçu en ces termes :
« Puisqu’il a plu dans sa grâce à l’Ami de tous les pécheurs, à l’Agneau de Dieu, Jésus-Christ notre Seigneur et notre Dieu, de prendre dorénavant en main la cause de son pauvre petit troupeau de pécheurs, de l’église de son sang et de sa croix, au point de vouloir conduire son peuple sans user d’intermédiaire et sans le concours d’un autre ancien, et d’être lui seul l’Ancien de toute cette église ; — Il lui a plu aussi, dans son ineffable amour, de publier, en ce jour de sa fête et en sa qualité de Chef et Seigneur de nos communautés, une rémission générale des péchés commis contre cette église ou contre ses membres. C’est pourquoi, au nom de Jésus-Christ, notre Ancien, notre Seigneur et notre Dieu, nous annonçons par les présentes à tous ceux qui se sont séparés de l’église, à tous ceux qui se sont égarés ou laissé séduire, à tous ceux qui sont sous la discipline ecclésiastique, une rémission générale de leurs péchés et de leurs fautes, et nous aussi, de notre côté, nous déclarons leur pardonner de tout notre cœur. »
Cette formule d’absolution, dont le ton du moins rappelait les indulgences de la cour de Rome, fut reproduite et commentée par plusieurs journaux et indisposa contre l’église des Frères et surtout contre Zinzendorf, auquel, en sa qualité de pape des Herrnhoutes, on n’hésitait pas à en attribuer la rédaction. Il n’en était rien cependant. En désirant que la fête de l’Ancien fût un jour de pardon et d’oubli des offenses passées, le comte n’avait pas le moins du monde songé à une absolution en forme. La pièce que nous avons citée ne fut conçue, rédigée et publiée que lorsqu’il avait déjà mis à la voile pour l’Amérique. Il n’en eut connaissance qu’à son retour, en la lisant dans les journaux. Mais l’effet était produit, et au reproche qu’on faisait à Zinzendorf, comme nous l’avons vu tout à l’heure, de fulminer des anathèmes, on joignit dorénavant celui de distribuer des indulgences.
Une autre décision de la conférence de Londres institua un diacre chargé exclusivement des affaires de finances. La comtesse s’en était occupée jusqu’alors en bonne mère de famille ; mais cette administration était devenue trop étendue pour qu’on pût à l’avenir lui en laisser porter le fardeau. Non moins par principe que par délicatesse naturelle, Zinzendorf répugnait à faire des collectes d’argent pour les besoins de l’église : quand ses revenus et les dons spontanés des Frères ne suffisaient pas au budget des colonies, des établissements d’éducation, des missions devenues toujours plus nombreuses, il se résignait à contracter des emprunts en son propre nom, plutôt que de rendre la cause de son Maître onéreuse aux membres de la communauté.