Quant aux circonstances extérieures de la composition, il est peu de points sur lesquels la critique soit aussi complètement d’accord. Le moment de la rédaction ressort en effet des faits suivants : Paul n’avait point encore été à Rome (1.13) ; il écrivait donc avant l’an 62, époque à laquelle il arriva pour la première fois dans cette capitale (Actes 28.16 et suiv.). Nous savons qu’il avait passé deux ans entiers captif à Césarée avant cette arrivée ; or, quand il écrivit notre épître, il jouissait encore de la libre disposition de sa personne (15.25 et suiv.) ; il écrivait donc avant son arrestation à Jérusalem, avec laquelle commenceront ses deux captivités de Césarée et de Rome ; ainsi avant la Pentecôte de l’an 59 (Actes ch. 21).
D’autre part, d’après la conclusion de la lettre (15.19-21), Paul, arrivé maintenant à la fin de son travail apostolique en Orient, est sur le point de transporter son ministère en Occident. Cette circonstance nous place à la fin de son troisième voyage de mission, qui a rempli les années 55-58, c’est-à-dire dans le cours des trois mois d’hiver (58-59) qu’il passa à Corinthe et en Achaïe d’après Actes 20.2-3.
Cet indice concorde avec le suivant. Dans les deux épîtres aux Corinthiens (1 Corinthiens 16.1-4 et 2 Corinthiens ch. 8 et 9), Paul s’occupe de la grande collecte par laquelle il désire sceller son œuvre en Orient, et il fait dépendre du résultat obtenu la question de savoir s’il se rendra lui-même à Jérusalem pour l’offrir à l’église. D’après Romains 15.25 et suiv. la question est maintenant résolue : il est sur le point de partir à la tête de la députation qui se rendra en Palestine.
Ce que nous pouvons constater sur le lieu de la composition coïncide avec cette date. La porteuse de la lettre est membre de l’église de Cenchrées, l’un des ports de Corinthe (16.4). Gaïus, l’hôte de Paul en ce moment (16.23), est sans doute le personnage de ce nom qu’il avait baptisé lui-même au commencement de son travail à Corinthe (1 Corinthiens 1.14). La salutation de Timothée et de Sopater ou Sosipater (16.21) s’accorde avec ce qui est dit Actes 20.4 de la présence de ces deux hommes à Corinthe, comme députés des églises, au moment du départ de Paul pour Jérusalem. D’après ces indices, le lieu de la composition ne peut avoir été que Corinthe, ou, ce qui revient au même, Cenchrées, port de Corinthe. La date de l’épître aux Romains doit donc se formuler ainsi : Corinthe, de décembre 58 à février 59.
Autant est complet l’accord sur les circonstances extérieures de la composition, autant est grande la diversité des vues relativement à la situation morale qui a présidé à ce travail. La difficulté qui occasionne cette diversité provient de ce fait, en quelque sorte unique, qu’un long exposé didactique, ayant la forme d’une dissertation ou d’un traité, se trouve ici enfermé entre un préambule et une conclusion de nature épistolaire. Qui dit lettre, dit occasion spéciale, tandis qu’une dissertation répond plutôt à un besoin général d’instruction. Et c’est là le point au sujet duquel se divise la critique : Faut-il, en vertu de la forme épistolaire de certaines parties, attribuer à tout l’écrit un but occasionnel, déterminé par certaines circonstances temporaires et locales, comme c’est le cas pour les autres épîtres ? Ou bien faut-il, en vertu de la forme de traité donnée au corps de la lettre, faire abstraction de tout but spécial et voir dans cet écrit un exposé objectif de l’Évangile, tel que Paul eût pu l’adresser également à toute autre église ?
La solution de cette question dépend en grande partie de l’idée que l’on se fait de l’état de l’église de Rome au moment de la composition de l’épître. Or cet état était évidemment en rapport étroit avec la manière dont cette église était composée, par conséquent, aussi avec le mode de sa fondation. La manière dont on conçoit ces derniers faits doit donc déterminer jusqu’à un certain point le but que l’on attribue à l’épître elle-même.
Il y a trois manières d’expliquer l’avènement du christianisme dans la capitale de l’empire.
1. La tradition catholique fait remonter cet événement à l’arrivée de l’apôtre Pierre à Rome qui aurait eu lieu (d’après Jér., De Vir. Ia et le Chron. d’Eus.) sous le règne de Claude, en l’an 42 ou, si l’on rattache cette arrivée au départ de Pierre de Jérusalem mentionné Actes 12.17, en l’an 44 (Thiersch, Ewald). Cette tradition ne saurait s’appuyer sur la parole suivante d’Irénée (III, 1, 1) : « Lorsque Pierre et Paul fondaient l’église à Rome » ; car elle ne renferme aucune date. En associant Paul et Pierre, cette expression ferait même pensera une époque beaucoup plus récente (62-64-). Il est probable qu’il faut chercher l’origine première de cette tradition dans le récit de Justin (Apol. I, ch. 26), d’après lequel Pierre aurait poursuivi jusqu’à Rome le magicien Simon, au temps de l’empereur Claude (41-54). C’est sans doute sur ce fondement qu’Eusèbe (Hist. Eccl. II, 14b) et Jérôme ont établi leur témoignage.
a – « Pierre… se rend à Rome pour y vaincre Simon le magicien et il y occupe, pendant vingt-cinq ans, la chaire sacerdotale jusqu’à la dernière année de Néron, par lequel il est crucifié la tête en bas et couronné du martyre. »
b – « Aussitôt, au temps de l’empereur Claude, la bienfaisante Providence amena Pierre à Rome pour lutter contre cette peste. Il éclaira les Romains par la pure lumière de la doctrine divine et abattit en peu de temps Simon et son pouvoir. »
Cette manière de voir est aujourd’hui rejetée par presque tous les savants, même catholiques (Hug, Feilmoser, Langen, etc.). Le passage Actes 12.17 ne prouve absolument rien en sa faveur, et le récit de Justin lui-même repose sur une méprise, ce Père ayant pris une statue élevée dans une île du Tibre à une divinité sabine (Semoni Sanco Deo Fidio pour une statue dressée à Simon le magicien (Simoni Sancto).
La vraie tradition de l’église romaine ressort de cette parole du commentaire d’un diacre de cette église, Hilaire (Ambrosiaster), qui, vers le milieu du IVe siècle, déclare que « dans son épître l’apôtre loue la foi des Romains parce qu’ils étaient devenus croyants sans avoir vu un seul miracle ni l’un des apôtres. » La vérité de ce témoignage est confirmée par les faits suivants. Bien après les années 42 et 44, Pierre se trouve encore en Orient : à Jérusalem en 44 et en 51 (Actes ch. 12 et 15) ; à Antioche en 54 (Galates ch. 2). Paul lui-même, le grand pionnier de l’Évangile en pays païen, ne passe d’Asie en Europe qu’en l’an 52 et en vertu d’un ordre divin spécial (Actes 16.9-10). Ni dans les salutations qu’il adresse aux membres de l’église de Rome dans notre épître, en 59, ni dans le récit de son arrivée dans cette ville en 62, ni dans ses lettres écrites de Rome (Colossiens, Ephésiens, Philippiens), de 62 à 64, il ne se trouve la moindre trace de la présence de Pierre dans cette ville. Enfin il serait difficile d’accorder le plan de Paul de se rendre à Rome (Actes 19.21) et surtout l’envoi d’un enseignement apostolique comme celui que renferme notre lettre, à une église fondée par un autre apôtre, avec le principe énoncé par Paul lui-même dans cette épître de ne pas bâtir sur le fondement posé par un autre (15.20). Il n’est point impossible sans doute que Pierre ait séjourné quelque temps à Rome avant sa mort. Ce fait ressort de la parole d’Irénée citée plus haut ainsi que d’autres témoignages. Mais si ce séjour a eu lieu, il doit avoir été postérieur à l’épître aux Philippiens, la dernière composée par Paul dans sa première captivité romaine (63-64).
2. Du côté protestant on explique généralement l’arrivée du christianisme à Rome par les relations constantes qui existaient entre la Palestine et la nombreuse colonie juive établie dans cette capitale depuis la prise de Jérusalem par Pompée. A chaque fête, de nombreux Juifs arrivaient de Rome à Jérusalem et y apportaient les offrandes de la colonie romaine (Cicéron, pro Flacco, 28c). Le récit de fa Pentecôte (Actes 2.10) fait expressément mention de Juifs romains présents à la fête et témoins des phénomènes extraordinaires qui signalèrent la descente du Saint-Esprit. Il est naturel de supposer que quelques-uns d’entre eux furent amenés à la foi et rapportèrent parmi leurs compatriotes la semence de l’Evangile. Le même fait a pu se renouveler à l’occasion des fêtes subséquentes et surtout lorsque l’église de Jérusalem devint l’objet de la persécution. On cite en preuve de ce mode de fondation le rapport de Suétone sur le décret d’expulsion que rendit l’empereur Claude contre les Juifs de Rome : Judæos impulsore Chresto assidue tumutuantes Româ expulit (Claud., c. 25). Ce nom de Chrestus, dit-on, ne peut désigner que le Christ, dont la religion tendait à se répandre dans la synagogue romaine et y occasionnait des dissensions violentes, dangereuses pour la paix publique. Ainsi pensent Mangold, Weiss et beaucoup d’autres. Plusieurs, tels que Wieseler et Meyer, croient plutôt que le mot Chrestus, étant un nom d’affranchi très usité, désigne ici quelque agitateur vulgaire dont l’histoire n’a pas conservé le souvenir. Je crois, quant à moi, plus naturel de supposer que Suétone avait entendu parler en général de l’attente messianique juive, ce ferment de révolution politique toujours actif en Israël, et qu’il avait fait de ce personnage attendu un être réel auquel il appliquait le nom grec désignant le Messie. On ne voit pas en effet, si les dissensions synagogales avaient eu une cause purement religieuse, comment elles auraient pu provoquer des troubles au point d’inquiéter l’autorité impériale et de provoquer une mesure comme l’expulsion des Juifs, au nombre de plusieurs milliers, qui occupaient le quartier transtévérin de la capitale. Le terme de tumultuari fait penser à une agitation d’un caractère politique plutôt qu’à des discussions religieuses. Les Juifs avaient eu beaucoup à souffrir sous Tibère, qui avait soumis leurs jeunes gens au service militaire. Le sentiment de la population païenne leur devenait de plus en plus hostile, et il ne serait point étonnant que quelque explosion de mécontentement leur eût attiré la punition dont parle Suétone.
c – Cum aurum Judæorum nomine quotannis ex Italiâ et ex omnibus provinciis Hierosolymam exportari soleret…
Assurément, des pèlerins revenant de Palestine avaient bien pu raconter ce qu’ils avaient vu et entendu à Jérusalem ; mais cette circonstance n’entraînait pas encore la fondation d’une église. Pour que nous pussions attribuer une pareille origine à l’église chrétienne de Rome, il faudrait qu’au moment où nous la rencontrons pour la première fois dans l’histoire, elle se présentât à nous avec les caractères d’une communauté judéo-chrétienne bien marqués. Or nous verrons qu’il n’en est rien. Il sera donc plus sage de recourir à un autre mode d’explication.
3. Avant l’an 40, l’Évangile avait été apporté à Antioche, capitale de la Syrie, non par un apôtre, mais simplement par des émigrés de Jérusalem, et il s’était, comme nous l’avons vu, répandu puissamment dans la population païenne de ces contrées (Actes 11.20). Or les relations entre la Syrie et Rome étaient on ne peut plus actives. « Rome, dit M. Renan, était le rendez-vous de tous les cultes orientaux, le point de la Méditerranée avec lequel les Syriens avaient le plus de rapport. Ils y arrivaient par bandes énormes et avec eux des troupes de Grecs et d’Asiates. » Comment, depuis l’an 40, parmi ces foules arrivant sans cesse d’Orient dans la capitale, ne se serait-il pas trouvé des chrétiens doués de l’esprit d’évangélisation, qui auraient travaillé à répandre l’Évangile dans la capitale du monde ? Et lorsque tôt après, vers l’an 45, commencèrent les voyages missionnaires de Paul en Asie-Mineure et en Grèce, et que la doctrine du salut retentit dans toutes les villes principales de ces contrées, comment, avec la force d’expansion dont cette doctrine était, douée, ne serait-elle pas parvenue au cœur de l’empire ? Tacite remarque que « toutes les choses honteuses ou odieuses ne manquaient pas de confluer à Rome, » et c’est justement à l’occasion du christianisme qu’il fait cette observation.
La fondation de l’église d’Antioche par de simples chrétiens émigrés de Jérusalem nous offre à la fois l’exemple le plus frappant d’un mode de fondation tel que celui que nous sommes disposés à admettre pour l’église de Rome (Actes 11.19-21) et le moyen le plus naturel d’expliquer celle-ci. A la fin de l’épître aux Romains nous trouvons un catalogue de personnes que Paul salue comme de vieilles connaissances et dont il signale plusieurs comme ayant été ses collaborateurs dans l’œuvre de l’évangélisation, en particulier au v. 7 Andronique et Junias, ses parents ou compatriotes, qui ont partagé une captivité avec lui, qui étaient arrivés, à la foi avant lui et qu’il appelle « distingués entre les apôtresd. » Tous ces hommes et toutes ces femmes chrétiennes, Paul les signale par sa salutation au respect et à la reconnaissance de l’église ; par quelle raison, sinon parce que c’était à eux qu’elle devait son existence ? Ainsi s’explique naturellement ce passage dans lequel un si grand nombre de critiques modernes voient un fragment étranger à notre lettre. Ces évangélistes spontanés, arrivés de différentes contrées de l’Orient, avaient travaillé chacun dans le quartier qu’il habitait et allumé les foyers multiples de foi et de vie chrétiennes que Paul signale dans ce morceau, où il en compte jusqu’à cinq.
d – L’autre explication de ces mots : « bien connus des apôtres, » me paraît tout simplement absurde.
En arrivant dans le voisinage de Rome, au printemps de l’an 62, Paul rencontra à quelques lieues de la ville des frères qui, ayant appris son approche, étaient venus au-devant de lui pour fêter son arrivée. A cette vue, est-il dit, il rendit grâces et prit courage (Actes 28.15). Qui étaient ces amis ? N’étaient-ce pas précisément quelques-uns de ces anciens collaborateurs, tels qu’Aquilas et Priscille, qui l’avaient devancé à Rome, et qu’il avait nommément salués trois ans auparavant en écrivant l’épître aux Romains ?
Un fait, s’il est vraiment historique, suffit à prouver que l’Evangile est entré à Rome par la voie que nous indiquons et nullement par l’intermédiaire de la synagogue. Le ch. 28 des Actes rapporte que, lorsque Paul fut arrivé à Rome, étant retenu captif dans son appartement, il appela auprès de lui les chefs de la synagogue romaine, et que ceux-ci, ignorant encore la nature de son enseignement, le prièrent de leur en donner connaissance, et fixèrent avec lui un jour où il leur exposerait ce sujet, ce qui eut lieu peu après durant une journée entière. Le résultat de cette conférence fut que les uns crurent et que les autres refusèrent à la prédication de Paul leur assentiment. Ce fait ne prouve-t-il pas que ces chefs de la synagogue romaine, tout en étant instruits de l’existence de la secte chrétienne, ignoraient jusqu’à ce moment la vraie nature du christianisme et désiraient être mis au fait de cette nouvelle doctrine ? Cette ignorance serait inexplicable si l’Évangile était arrivé à Rome par la voie de la synagogue et que les Juifs eussent déjà précédemment subi un décret d’expulsion à la suite de disputes provoquées par la prédication chrétienne. On a dit sans doute que cette ignorance des notables de la juiverie romaine était simulée et avait pour but d’amener Paul à se démasquer. Mais comment ces Juifs auraient-ils, dans ce cas, passé une journée entière à discuter avec lui ? et comment une partie d’entre eux l’auraient-ils quitté croyants ? Ou bien on a supposé aussi que l’expulsion des Juifs par Claude avait amené une scission si profonde entre les Juifs et la communauté chrétienne que ceux-là ne savaient à peu près plus rien de celle-ci. Mais cinq ou six ans auraient-ils suffi pour faire oublier aux chefs de la synagogue ce qu’était le christianisme, s’il eût été chez eux l’objet de violentes discussions ? Reuss a essayé d’appliquer l’expression Actes 28.22 : « Ce que tu penses, » à la doctrine de Paul en particulier, en opposition à l’enseignement chrétien en général. Mais il eût fallu dans ce cas ἃ σὺ φρονεῖς, et non simplement ἃ φρονεῖς. Puis ces Juifs auraient-ils déjà été au fait d’une différence entre la prédication de Paul et, l’enseignement chrétien en général ?
Si l’épître elle-même non seulement ne renferme rien de contraire à notre explication de la fondation de l’église, mais tend au contraire à la confirmer, nous pourrons l’envisager comme prouvée. Le fait même du silence complet de l’histoire à l’égard de cette fondation si importante, parle en faveur d’un mode d’origine tel que celui que nous indiquons, que n’avait signalé aucune circonstance marquante et auquel n’avait coopéré l’intervention d’aucun personnage connu.
Il résulte avec évidence de l’épître de Clément Romain que vers la fin du Ier siècle l’église de Rome était principalement composée de nationaux romains, d’anciens païens. En était-il de même un demi-siècle auparavant, au temps de sa fondation ? Bien des circonstances pouvaient avoir modifié, dans cet intervalle, le caractère dominant de la communauté. Nous n’avons d’autres moyens de nous éclairer sur cette question, que le récit des Actes et le contenu de notre épître. Le chapitre 28 des Actes, nous venons de le voir, ne permet pas d’admettre, à l’origine de l’église, une propagation considérable du christianisme chez les Juifs de Rome. Notre lettre confirme cette conclusion. L’adresse tout entière, avec ses nombreuses circonlocutions, peut se résumer ainsi : « C’est en vertu de ma qualité d’apôtre des Gentils que je me sens autorisé à vous écrire, comme je le fais en ce moment, à vous croyants de Rome d’entre les Gentils. Lors même que ce n’est pas moi qui vous ai amenés à la foi, vous n’en ressortez pas moins au domaine que Dieu m’a confié. »
On a cherché à échapper à ce sens des six premiers versets en donnant au mot ἔθνη, les Gentils, le sens de nations en général, comprenant païens et Juifs (Baur), ou en expliquant les mots : « entre lesquels vous êtes, » dans ce sens : parmi lesquels vous habitez ; comme si Paul voulait rappeler à cette église judéo-chrétienne le ministère d’évangélisation qu’elle avait à exercer à l’égard de la population païenne au milieu de laquelle elle vivait. Ce ne sont là que des expédients destinés à sauver l’hypothèse d’une majorité judéo-chrétienne dans l’église de Rome. Que l’on relise les passages 2.14 ; 9.30, etc., et l’on verra comment Paul, bien loin de renfermer les Juifs dans le terme de ἔθνη, nations, se sert au contraire de ce terme pour opposer ces deux fractions religieuses de l’humanité ancienne. Weizsæcker montre parfaitement (p. 422) que dans le passage 1.6 il est impossible de substituer l’idée d’habitation à celle d’origine, puisque cette parole est destinée à montrer le droit qu’a l’apôtre de leur écrire, et nullement la tâche que les chrétiens de Rome peuvent avoir à remplir auprès de la population païenne. Dans les v. 13 et 14 Paul dit qu’il désire évangéliser et recueillir quelques fruits parmi eux comme chez le reste des Gentils. Puis il divise les ἔθνη en Grecs et Barbares, ce qui prouve bien, ainsi que le remarque Pfleiderer, qu’il ne comprend point les Juifs dans ce terme. Il ne pensait certainement pas aux Juifs, dit Néander; car, les Juifs étant partout les mêmes, il n’y avait aucune raison de supposer que ceux de la capitale intimidassent Paul plus que tous les autres Juifs du monde. — 15.14-16, il excuse la hardiesse qu’il a prise d’adresser aux lecteurs un tel enseignement, par sa mission d’apôtre des Gentils. Quel sens aurait cette excuse, s’il ne les envisageait eux-mêmes comme Gentils ? On a supposé que Paul s’excusait dans ce passage d’avoir écrit, lui apôtre des païens, à des Juifs d’origine. Mais comment expliquer dans ce cas les mots : à cause de la grâce qui m’a été faite (d’être apôtre des païens) ? Il devrait plutôt dire : malgré cette grâce qui m’a été faite et cette mission que j’ai reçue. Dans 11.13 l’apôtre s’adresse à l’ensemble de l’église en ces termes : « Je vous déclare, à vous les Gentils » ; et v. 28-31 il oppose ses lecteurs, dont il parle en disant ὑμεῖς, vous, aux Juifs qu’il désigne par αὐτοί, eux. Si la majorité des lecteurs était d’origine juive, Paul, pour prouver (11.1) que le rejet du peuple juif n’était que partiel, ne devrait-il pas citer le cas de ses lecteurs croyants aussi bien que le sien propre (Weizsæcker) ?
Mangold est celui qui a le plus sérieusement et habilement travaillé à écarter la conséquence de ces passages, et à en découvrir d’autres qui prouvent la thèse contraire. Mais il n’a point réussi, et de plus en plus prévaut l’opinion opposée à la sienne. Il s’appuie sur Romains 4.1 où Paul appelle Abraham : « notre ancêtre. » Mais il faudrait dans ce cas conclure aussi du terme nos pères, 1 Corinthiens 10.1, que la majorité de l’église de Corinthe était judéo-chrétienne. Il allègue Romains 7.1 où l’apôtre dit. : « Je parle à des gens connaissant la loi. » Mais cette affirmation serait oiseuse adressée à d’anciens Juifs ; elle n’a de force qu’autant qu’on la suppose adressée à des personnes qui ne connaissaient pas tout naturellement la loi. — Le passage que Mangold allègue avec le plus de vraisemblance est 7.3-6, où Paul dit de lui et de ses lecteurs qu’ils ont été « affranchis de la loi » par la mort du Christ. Ces expressions ne supposent-elles pas des lecteurs qui ont vécu sous le joug de la loi ? Il le paraît au premier coup d’œil. Mais cette apparence se dissipe quand on réfléchit que, si la conscience juive n’eût pas été affranchie de la loi par la mort du Christ, les païens aussi eussent dû être assujettis à ce joug. L’affranchissement de la loi par la croix est un fait d’une valeur universelle et détermine la constitution du règne de Dieu pour l’humanité tout entière. Les passages Galates 4.4-9 et Colossiens 2.14, qui, sans aucun doute, s’appliquent à d’anciens païens enseignent, dans le même sens que le nôtre, leur affranchissement du joug légal.
Mais, dit-on, la lettre aux Romains est destinée d’un bout à l’autre à résoudre les scrupules que la conscience juive pouvait opposer à l’évangile de Paul, à la doctrine du salut gratuit et universel ; cette apologie suppose des lecteurs judéo-chrétiens. Nous étudierons ce point en recherchant plus tard l’intention qui a présidé à la composition de cette lettre.
La solution de cette question est jusqu’à un certain point indépendante de la question précédente ; car d’anciens païens pouvaient se livrer à une tendance judaïsante, comme le montre l’exemple des Galates, aussi bien que d’anciens Juifs s’ouvrir à l’intelligence de la liberté évangélique, comme c’était le cas d’Aquilas, de Priscille et de bien d’autres. Mais il me paraît que, même sans tenir compte du résultat auquel nous sommes arrivés relativement au mode de fondation et de composition de l’église de Rome, notre épître ne nous permet pas d’attribuer à la majorité de ses membres une autre conception religieuse que celle de Paul lui-même.
Dans le passage 1.8 Paul approuve et loue la foi des Romains, déjà connue dans tout le monde et pour laquelle il rend grâces continuellement. Au v. 11, il leur dit que s’il désire les voir, c’est pour pouvoir les affermir. On affermit ceux qui sont du même avis que vous et non ceux qu’on veut faire changer de manière de voir. Ce même terme d’affermir se retrouve à la fin de l’épître (16.25) : « A celui qui peut vous affermir selon mon évangile et la prédication de Jésus-Christ. » — 15.14-15, il leur déclare qu’il n’a rien voulu leur enseigner de nouveau, mais seulement leur rappeler ce qu’ils savent déjà, vu qu’ils sont remplis de toute connaissance et capables de se corriger mutuellement. Quel jugement devrions-nous porter sur la loyauté de l’apôtre si, tout en parlant ainsi, il eût cherché à transformer leur conception religieuse ? L’expression la plus forte se trouve 6.17 où l’apôtre remercie Dieu de ce que ses lecteurs ont adhéré de cœur, au type de doctrine qui leur a été enseigné. L’action de grâces de l’apôtre prouve que ce type d’enseignement ne peut être que l’évangile de Paul lui-même nettement et positivement formulé (type de doctrine). Holtzmann n’échappe à la conséquence à tirer de telles paroles qu’en supposant que Paul n’était pas bien au fait de l’état des choses dans l’église de Rome. On voit bien, dit-il, par la manière dont Paul s’adresse à ses lecteurs, tantôt comme à d’anciens païens (ch. 11), tantôt comme à des Juifs qui tiennent encore à leurs privilèges théocratiques (ch. 3 et 7), que Paul lui-même, si on l’eût interrogé sur la statistique religieuse de l’église, n’eût pas été en état de répondre (Einl. p. 261). Cette réponse ne fait que trahir l’embarras de celui qui la propose. Comment supposer que l’apôtre se fût jeté dans une entreprise aussi grave que la composition d’une pareille lettre, sans avoir reçu de ses amis de Rome, d’Aquilas et Priscille en particulier, tous les renseignements nécessaires pour ne pas courir le risque de frapper en l’air ? D’ailleurs le ch. 14, où il traite en détail des scrupules ascétiques d’une faible minorité, prouve assez qu’il était parfaitement informé de l’état des choses.
Beyschlag, qui reconnaît pleinement dans la personne des lecteurs d’anciens païens, mais qui pense, d’autre part, que l’épître est destinée à vaincre des scrupules judéo-chrétiens, résout cette contradiction en faisant de la majorité des membres de l’église des prosélytes païens, gagnés depuis Jérusalem au christianisme apostolique primitif antérieur à la réaction anti-paulinienne. Assurément, si la fondation de l’église de Rome par l’intermédiaire de la synagogue était prouvée, cette solution serait admissible. Mais tout ce que nous venons de dire sur l’origine de l’église et sur sa conception religieuse d’après les paroles de Paul lui-même, nous empêche de nous arrêter à cette hypothèse, même avec la forme mitigée que ce savant attribue au judéo-christianisme romain.
Il résulte de cette étude que l’église de Rome, fondée par des collaborateurs et des disciples de Paul et composée en grande majorité de chrétiens païens, adhérait dans son ensemble à la conception religieuse qui faisait le fond de l’enseignement de l’apôtre.
Mais dans ce cas, et dans ce cas surtout, surgit comme un problème, la question de savoir quelle raison a eue l’apôtre de composer à l’adresse d’une telle église une lettre comme la nôtre. Cette question est très controversée encore à cette heure.
L’exposé du travail critique sur ce point est toute une histoire. On peut compter une soixantaine d’auteurs qui ont exprimé des opinions motivées sur cette question et dont les solutions différent toutes, au moins par quelque nuance. Depuis l’explication la plus générale et la plus dogmatique du but de cet écrit, jusqu’à la conception la plus particulière, locale ou personnelle, de sa composition, il existe une série indéfinie d’intuitions qui a commencé à se produire dès les premiers temps de l’Église et qui s’est continuée jusqu’à nos jours. Avant de les classer et de les apprécier, il ne sera pas inutile d’indiquer rapidement la succession de leur apparition historique.
Dans la primitive église déjà deux opinions contraires se font jour. Dans l’église grecque (Origène, Chrysostome, Théodoret et plus tard à leur suite Jean Damascène, Œcuménius, Théophylacte), on admit la conception dogmatique de l’épître : Conduire les hommes à Christ, tel a été le but de l’apôtre. Même intuition dans l’un des plus anciens documents de l’église, latine, le Fragment de Muratori : Paul a voulu inculquer à ses lecteurs cette vérité que « Christ est le principe des Écritures. » Mais dans le Commentaire d’Hilaire le but de l’épître est ainsi expliqué : Les chrétiens de Rome « s’étaient laissé imposer les rites mosaïques, comme si en Christ ne se trouvait pas le salut complet ; c’est pourquoi Paul voulut leur enseigner le mystère de la croix de Christ, qui ne leur avait pas encore été exposé. »
Un peu plus tard, nous rencontrons un autre point de vue chez Augustin. Paul a voulu opérer une œuvre de réconciliation entre les deux éléments juif et païen. Le morceau 14.1 à 15.13 serait ainsi l’expression précise du but de la lettre. Cette opinion se retrouve au moyen-âge chez Raban-Maur et Abélard.
Théophylacte explique la destination de l’épître à l’église de Rome par cette observation, « que ce qui fait du bien à la tête, en fait, par là même à tout le corps. » C’est l’époque de la hiérarchie romaine.
Thomas d’Aquin admet le but purement dogmatique de notre épître. Nicolas de Lyra y retrouve avec Augustin la tendance à apaiser la discorde entre les convertis du judaïsme, qui s’envisageaient comme supérieurs à ceux d’entre les païens, et ces derniers, qui croyaient surpasser en science les premiers.
Érasme, le premier, pense que l’apôtre, en composant cet écrit, a voulu prévenir à Rome l’influence des émissaires judéo-chrétiens qui ne manqueraient pas de chercher à s’emparer de cette église, plus exposée que toute autre par suite de la nombreuse colonie juive établie à Rome. Ce serait donc dans le passage 16.17-20 qu’il faudrait voir la révélation de la pensée maîtresse de l’épître.
Les réformateurs et leurs successeurs se font en général de notre épître une idée semblable à celle des anciens interprètes grecs. L’apôtre a voulu exposer les éléments de la connaissance chrétienne. Comme le dit Mélanchthon, il ne philosophe, ni sur les mystères de la Trinité, ni sur le mode de l’incarnation, ni sur la création active et passive ; mais il donne le sommaire de la doctrine chrétienne (doctrinal christianæ compendium) ; et n’est-ce pas en effet, de la loi, du péché et de la grâce que résulte la connaissance de Christ ?
L’idée qui demeura régnante dans l’église protestante est que cette lettre était destinée à donner à cette importante église, d’origine judéo-chrétienne, un exposé doctrinal complet de l’Évangile, tel que l’enseignait Paul.
Le catholique Hug reprit l’idée d’une conciliation à opérer entre les deux parties de l’église, tandis qu’Eichhorn en revint à celle d’une polémique anti-judaïque : Beaucoup de prosélytes romains, ayant entendu prêcher l’Évangile par des disciples de Paul, y donnèrent leur adhésion ; ce qui irrita les chrétiens d’origine juive et, leur fit accentuer la nécessité de la circoncision et du mosaïsme. Paul écrivit son épître dans le but d’affermir les premiers.
Peu après, Tholuck, dont le commentaire a fait époque, présenta notre épître comme un écrit destiné à démontrer la valeur de la doctrine chrétienne, en tant que seule capable de répondre aux besoins du cœur humain, que n’avaient, pu satisfaire ni le paganisme, ni le judaïsme. C’est l’exposé du plan de Dieu pour le salut de l’homme. Ce point de vue se retrouve dès lors avec certaines nuances chez Reiche, Glöckler, Köllner, chez de Wette, qui le détermine ainsi : proclamer l’Evangile, comme la religion universelle, dans la capitale du monde, et chez Olshausen, qui a magistralement, exposé sous ce jour le contenu de l’épître. Meyer pense aussi que Paul a voulu affermir les Romains, en leur exposant par écrit son évangile, comme il l’eût fait de bouche s’il eût pu le leur prêcher lui-même ; même point de vue chez Fritzsche et Baumgarten-Crusius.
A ce moment survint Baur, dont le travail (1886) produisit une révolution dans l’étude de cette question. Les chapitres 9 à 11 de notre épître, qui étaient ordinairement envisagés comme une partie complémentaire, lui parurent renfermer la véritable pensée de l’écrit. Il y avait dans l’église de Rome une majorité judéo-chrétienne qui ne prétendait pas imposer le mosaïsme aux païens, comme cela avait été tenté en Galatie, ni dénigrer le caractère de Paul et nier son apostolat, comme on l’avait fait à Corinthe ; elle était seulement inquiète de voir comment Paul ouvrait à deux battants la porte du salut aux païens, avant que le peuple élu, auquel ce salut était destiné en premier lieu, en eût pris possession. Avant donc de partir pour Rome, cette ville dont l’église devait avoir une si grande importance pour son ministère futur en Occident, Paul voulut extirper ce préjugé. Il s’efforce de faire comprendre à cette église encore jusqu’à un certain point judaïsante, par le vaste tableau des voies de Dieu pour la réalisation du salut dans l’humanité, que la réjection actuelle des Juifs n’est qu’un moyen voulu de Dieu pour opérer plus facilement la conversion du monde païen, et que celle-ci, une fois accomplie, deviendra à son tour le moyen de la réhabilitation finale du peuple d’Israël. L’exposé de la justice de la foi, substituée à celle de la loi, dans les huit premiers chapitres, devait uniquement servir de base à cette conception de l’histoire du salut. Tout l’intérêt de l’épître se concentre ainsi dans les ch. 9 à 11. — On comprend aisément la grande sensation que produisit ce travail ingénieux. En rattachant ainsi de la manière la plus étroite cette épître capitale à l’ensemble de l’œuvre missionnaire de l’apôtre et en lui assignant un rôle historique si nettement caractérisé, cette conception gagna l’assentiment d’une foule de théologiens ; elle parut avoir fait justice pour jamais de l’ancienne explication dogmatique. Elle devint, avec bien des modifications, il est vrai, celle de la plupart des disciples de Baur (Schwegler, Krehl, Lipsius, Schenkel, Hausrath, etc.).
En dehors de l’école, Kling exprima son adhésion à la pensée de Baur, tout en n’attribuant cependant les préjugés judaïques qu’il combattait qu’à une partie de l’église de Rome, car il envisageait la majorité de ses membres comme étant d’origine païenne. Reuss (dans son Histoire des écrits du Nouveau Testament) attribua, comme Baur, à la majorité de l’église, une origine et une tendance judéo-chrétiennes, mais tout en se refusant à lui imputer les prétentions ébionites si étroites, auxquelles avait pensé Baur, et en renonçant à voir dans les ch. 9 à 11 la partie essentielle de l’épître. En opposant son évangile universaliste aux scrupules théocratiques judéo-chrétiens, Paul voulait simplement établir un lien spirituel entre cette église et lui, afin qu’en arrivant à Rome il put s’appuyer sur elle dans l’œuvre qu’il allait commencer en Occident.
Thiersch, partant du point de vue de la fondation de l’église par l’apôtre Pierre, pensa que le christianisme prêché par celui-ci laissait quelque chose à désirer au point de vue de la liberté évangélique. Paul se proposa donc d’achever ce que son collègue avait commencé, et d’élever l’église à toute la hauteur du vrai point de vue spiritualiste.
Tout en admettant le caractère pagano-chrétien de l’église de Rome, Théod. Schott admit l’idée que Paul avait écrit pour la gagner à l’œuvre qu’il allait commencer en Occident. On pouvait trouver étrange qu’il transportât son ministère dans ces contrées où il n’aurait plus à faire, comme en Asie et en Grèce, à des colonies juives, mais à un monde complètement païen. C’est pourquoi l’apôtre s’efforça de démontrer aux chrétiens de Rome l’universalité du salut chrétien et la légitimité de son futur travail en Occident.
Suivant Ewald, l’apôtre, prévoyant la lutte à outrance que le judaïsme allait bientôt entreprendre contre l’empire, voulut travailler à rompre le lien trop étroit qui attachait encore à Rome l’Eglise et la Synagogue et qui menaçait d’entraîner la première dans « les folles entreprises » de la seconde. Le commencement du ch. 13 acquerrait ainsi une importance décisive. Tout ce qui précède n’aurait servi qu’à préparer cet avertissement.
Bleek a repris, dans son Introduction, l’idée d’un but de pacification entre les deux partis entre lesquels se partageait l’église romaine.
Philippi avait d’abord, comme Erasme, attribué à notre épître un but préventif ; il s’agissait de prémunir l’église contre une invasion judaïsante. Il a adopté plus tard l’idée d’un but didactique général. Paul expose aux Romains la conception la plus élevée du christianisme et leur montre, dans cette forme de la vie religieuse seule capable de justifier et de sanctifier l’homme, la religion propre à remplacer le judaïsme et le paganisme (ch. 1 à 8) ; d’où il résulte naturellement que l’Église est destinée à absorber et le monde païen et le monde juif (ch. 9 à 11).
Mangold chercha à défendre le point de vue de Baur ; seulement il n’admit pas que l’église judéo-chrétienne de Rome eût jamais pu avoir la prétention que lui prêtait ce savant, de réprouver la mission chez les païens aussi longtemps qu’Israël tout entier n’était pas converti. Mais Paul avait appris que son œuvre chez les païens excitait quelque inquiétude chez les chrétiens juifs de Rome, et avant de passer en Occident il désira calmer ces scrupules. Dans les huit premiers chapitres il démontre donc la pleine légitimité de son enseignement, pour conclure dans les ch. 9 à 11 à celle de sa mission. C’est aux conclusions de Mangold que se sont rattachés Rilschl, Sabatier et, jusqu’à un certain point, Riggenbach.
A cette époque, la partie semblait absolument gagnée en faveur de la conception de Baur plus ou moins modifiée, de sorte qu’en 1878 Holtzmann parlait de cette victoire comme d’un fait définitivement acquis.
Cependant dans l’école même de Baur se trouvaient un certain nombre de savants qui en revinrent au but de la conciliation.
Volkmar pense que Paul voulut rédiger un traité de paix entre la majorité judéo-chrétienne et une minorité pagano-chrétienne faible de nombre, mais pleine d’énergie. Hilgenfeld admet que le parti judéo-chrétien dominait non par le nombre, mais par la richesse et par la conscience de ses prérogatives théocratiques, tandis que les chrétiens-païens formaient la plebs de la communauté. Paul voulut travailler à réconcilier ces deux éléments en surmontant l’antipathie de l’aristocratie juive contre un évangile affranchi de tout élément légal.
En 1879, au moment où Holtzmann venait de proclamer le triomphe définitif du point de vue de Baur, parut le travail de Weizsæcker qui allait imprimer une direction nouvelle à l’étude de cette question. Ce savant commence par constater par l’épître elle-même le caractère pagano-chrétien des lecteurs auxquels elle est adressée ; mais il rapproche la situation religieuse de l’église de Rome de celle des églises de Galatie et de Corinthe que travaillait la faction judaïsante ; il en était ainsi, selon lui, de l’église de Rome. Paul ne prétend point conquérir dans cette lettre une église qui aurait été jusqu’alors étrangère ou hostile à son évangile ; il veut seulement conserver une position acquise qu’on cherche à lui enlever. Pour cela il s’efforce de réfuter l’accusation d’immoralité que l’on élève contre sa doctrine et le reproche d’hostilité contre la loi et contre le judaïsme par lequel on le noircit lui-même. Dans les huit, premiers chapitres il expose d’une manière approfondie la justice de la foi et la sanctification chrétienne qui en découle, et dans les trois suivants il explique comment il est arrivé que ce salut gratuit ait été rejeté par le peuple élu et quel sera le terme final de cette dispensation. — Ce travail produisit un effet semblable à celui qu’avait produit celui de Baur, quarante ans auparavant, mais dans le sens opposé. Plusieurs savants, Harnack, Grafe et d’autres, exprimèrent leur assentiment.
Cependant l’exposé si objectif de l’Évangile que présente notre épître se conciliait difficilement avec le caractère d’une polémique. Aussi Dietzsch et Wieseler affirmèrent-ils de nouveau le but simplement didactique de l’épître. Reuss lui-même, dans les Épîtres pauliniennes (La Bible), s’affranchit complètement du point de vue de Baur et présenta l’épître aux Romains comme un écrit exempt de toute polémique et destiné bien moins à une église spéciale qu’à un public idéal, c’est-à-dire, au fond, à l’Eglise entière. Si Paul l’a adressé à l’église de Rome, ce n’est point en raison d’un besoin particulier de cette église, mais uniquement dans le désir de faire de celle-ci « le foyer de lumière de l’Occident. » — Déjà auparavant M. Renan avait exprimé une idée analogue. « Paul, disait-il, profita d’un petit intervalle de repos pour écrire sous forme d’épître une sorte de résumé de sa doctrine théologique. Il l’adressa à l’église de Rome, composée d’Ébionites et de judéo-chrétiens et aussi de prosélytes et de païens convertis. » Et, comme un tel exposé intéressait toute la chrétienté, il l’envoya en même temps à la plupart des églises qu’il avait fondées. — Cette idée paraît avoir séduit M. Farrar qui la combine avec celle de Reuss, en faisant adresser au public idéal dont parlait celui-ci, cette multiplicité d’exemplaires qu’a imaginée Renan.
Hofmann, désespérant de trouver le motif de notre écrit dans la situation de l’église romaine, et en quête pourtant d’une occasion spéciale, propre à en motiver la composition, a pensé que l’apôtre a voulu faire comprendre à cette église centrale du monde païen sur quel pied il se trouvait vis-à-vis d’elle et lui montrer que, s’il ne l’avait pas encore visitée, ce n’était point qu’il eût honte de l’Evangile de Christ. Car ce message est trop grand, trop glorieux, pour que lui, Paul, puisse jamais craindre de le prêcher devant qui que ce soit.
C’est aussi par une considération personnelle, mais différente, qu’Oltramare explique notre épître. Paul n’a pas voulu « tomber chez les Romains comme à l’improviste » et sans s’être annoncé. Désireux de prendre l’église de Rome pour son point d’appui dans l’évangélisation de l’Occident, il a pensé que le meilleur moyen de se procurer un bon accueil auprès d’elle était de lui adresser ce grand manifeste évangélique, qui pourrait servir en même- temps auprès de plusieurs de prédication d’appel.
Weiss, dans la 6me édition du Commentaire de Meyer, a cru devoir recourir aussi à un besoin personnel ressenti par l’apôtre. Avec Meyer, il pense qu’à la suite de la grande lutte que Paul venait de soutenir, il s’est proposé de mettre par écrit son évangile, tel qu’il s’en rendait compte au sortir de cette crise, tel par conséquent qu’il l’eût prêché à Rome, s’il eût pu s’y rendre en ce moment. Ce n’est nullement un besoin polémique ou apologétique existant dans cette église, qui lui a fait rédiger l’épître ; il a tenu à recueillir et à formuler pour lui-même et pour l’Église le gain spirituel qu’il avait retiré de cette lutte, et il a adressé son écrit à l’église dont il prévoyait qu’elle deviendrait le centre des églises de la gentilité, comme Jérusalem l’avait été de celles du judaïsme. C’est dans ce but qu’il expose aux chrétiens de Rome son évangile, en leur démontrant, spécialement l’accord de cette doctrine du salut gratuit avec la révélation de l’Ancien Testament et avec les prérogatives d’Israël.
Dans son Introduction au Nouveau Testament, Weiss fait ressortir aussi les craintes que Paul éprouvait au sujet de l’issue de son voyage en Palestine, Craintes qui ont pu lui faire envisager cette lettre comme son testament confié à l’église de Rome en vue de toute la chrétienté.
Dans l’école même de Baur, l’intention agressive attribuée à notre épître par ce savant a continué à trouver des contradicteurs. Pfleiderer renonce entièrement à l’idée d’une majorité judéo-chrétienne à Rome. Peut-être, par l’effet de l’expulsion des Juifs, les judéo-chrétiens ne formaient-ils plus qu’un faible reste, réduit, vis-à-vis du pagano-christianisme de plus en plus dominant, à la défensive. D’un côté, Paul expose contre eux l’évangile du salut par grâce ; mais il fait sentir aussi aux croyants païens la nécessité de tirer dans leur vie morale les sérieuses conséquences du principe chrétien. Et c’est ainsi qu’en combattant de droite et de gauche il travaille à élever l’église à une hauteur où l’union des partis puisse se réaliser. La première partie (ch. 1 à 8) est surtout destinée à lever les scrupules des judéo-chrétiens contre l’évangile du salut gratuit, et la seconde (ch. 12 à 14), à lutter contre la légèreté morale des croyants d’origine païenne. Ainsi Paul ne perd pas de vue un seul instant le contraste qui lui a mis la plume à la main (Urchristenth., p. 122 et suiv.).
L’opinion de Holsten se rapproche : de la précédente. Seulement ce savant pense que Paul sacrifie parfois la vérité évangélique au : besoin pratique de réconcilier les partis en lutte. Reprenant le mot de Volkmar qui appelle l’épître aux Romains « le fruit le plus mûr de l’esprit de Paul, » il se permet d’ajouter : « mais non le plus pur. » Car Paul ne se maintient pas toujours à la hauteur de sa propre pensée ; il lui arrive d’émousser, et cela consciemment, le tranchant de son propre enseignement, quand il juge la chose nécessaire pour ménager la susceptibilité judéo-chrétienne de ses lecteurs.
C’est à la même époque que j’ai exposé, dans la première édition de mon Commentaire (1879), l’idée qui me paraît encore à cette heure la plus propre à résoudre d’une manière simple la difficulté qui a donné lieu à tant de suppositions diverses. J’ai rappelé avec Thiersch (dans son Versuch zur Herstellung…) combien était soignée, approfondie, détaillée l’instruction évangélique que donnait l’apôtre dans les églises au moment de leur fondation. Il suffit, pour s’en convaincre, de penser à cette formule qui se retrouve si souvent dans ses lettres : « Ne savez-vous pas que… ? » formule appliquée parfois à des matières très secondaires (1 Corinthiens 6.3 ; 2 Thessaloniciens 2.5-6), puis aux allusions que fait Paul aux enseignements et aux usages ecclésiastiques qu’il a transmis aux églises (1 Corinthiens 11.1 ; 15.1 et suiv.). J’ai cité tout particulièrement ce cours d’instruction donné tous les soirs pendant deux ans à Ephèse dans la salle d’un rhéteur, et j’ai demandé si Paul, voyant une église aussi importante que celle de Rome s’élever sans qu’un fondement de ce genre eût été mis à sa base, n’avait pas dû éprouver le besoin de combler cette lacune et de poser après coup, sous l’édifice déjà existant, la substruction solide d’un enseignement évangélique approfondi. Ce but est celui auquel l’apôtre nous fait penser lui-même, quand dans le préambule il commence sa lettre en disant à ses lecteurs qu’il désire travailler à « leur affermissement » (1.11), et quand, dans le vœu qui la termine (16.25), il s’exprime ainsi : « A celui qui peut vous affermir selon mon évangile et la prédication de Jésus-Christ. » Cette manière de voir me paraît, d’une part, répondre au caractère objectif et absolument didactique de cet écrit, et, de l’autre, tenir compte de la nécessité d’un besoin local propre à l’église de Rome, qui ait motivé la composition de cet exposé général. Ce sont bien là les deux conditions de la solution du problème.
Je me réjouis de me trouver sur ce point d’accord avec Klostermann, qui, dans son écrit Correcturen.., etc. (1881), envisage l’épître aux Romains comme un dédommagement offert à l’église par l’apôtre des Gentils pour le fait qu’il ne l’avait pas fondée lui-même et qu’il n’avait pu aller encore recueillir personnellement à Rome la moisson qu’il ambitionnait. Je trouve aussi dans le Commentaire de Beck, publié par Lindenmeyer (1884), une solution analogue. L’apôtre s’est proposé de donner aux Romains une compensation de l’enseignement évangélique qu’il n’avait pu jusqu’alors leur apporter personnellement, et il a ainsi satisfait le besoin qu’il éprouvait de se mettre en relation avec cette église placée dans la capitale du monde.
Depuis lors quelques idées nouvelles ont été énoncées : celle d’Otto d’après laquelle notre lettre serait destinée à apaiser un conflit qui s’était élevé à l’occasion d’un petit groupe de judéo-chrétiens arrivés d’Orient qui ne s’étaient point fondus avec l’église pagano-chrétienne de Rome et qui s’étaient constitués sous la direction d’Aquilas en église à part (16.5) ; le but de Paul aurait été de mettre fin à cette séparation ; puis celle de Böhmer qui pense que Paul a voulu défendre son enseignement de la justification par la foi contre la polémique de Jacques dans son épître. Enfin Lipsius (Hand-Commentar zum N.T., 1891) estime que l’impression totale produite par cette lettre ne permet pas de douter qu’elle ne soit adressée à des judéo-chrétiens. Il pense donc avec Schürer qu’il doit avoir existé, en dehors même de l’influence de Paul, un judéo-christianisme exempt de l’étroitesse du parti judaïsant et répandu chez les croyants de la Diaspora déjà à demi hellénisée, et que c’était là l’esprit régnant dans l’église romaine. Or Paul ne voudrait pas que cette église fût accaparée par l’esprit légal, et en lui faisant comprendre sa conception chrétienne et l’œuvre de sa vie il cherche à s’assurer ses sympathies.
Il me reste à ajouter quelques observations critiques relatives aux. différents groupes. d’opinions qui viennent d’être exposés.
1° Je pense qu’il n’est pas besoin de critiquer longuement celles qui ont un caractère personnel. L’apôtre se proposerait-il de se justifier du soupçon de pusillanimité, de la crainte qu’on lui aurait attribuée de venir prêcher dans une ville comme Rome (Hofmann) ? Ou bien était-il pressé du besoin de se rendre compte plus complètement à lui-même du résultat de la lutte qu’il venait de soutenir avec les docteurs judaïsants, tout en en faisant part à une église importante (Meyer, Weiss) ? Ou voulait-il simplement contracter une relation spirituelle avec, cette église et lui annoncer son arrivée, en lui exprimant ses salutations et ses vœux et en profitant de cette occasion pour lui adresser une prédication d’appel (Oltramare) ? Dans cette dernière opinion, un billet affectueux eût suffi et beaucoup mieux répondu au but qu’un enseignement détaillé. Il en est de même dans la première manière de voir. Quant à la seconde, elle suppose une idée que je crois avoir réfutée plus haut, celle que Paul n’était arrivé que récemment et par suite de sa lutte anti-judaïque à la pleine conception de son évangile ; de plus elle n’explique pas pourquoi c’est à Rome que cet exposé de l’Évangile a été adressé, plutôt que de l’être à l’une des églises que la dernière crise avait si profondément remuées. Il sera toujours impossible de ne pas chercher dans les circonstances de l’église elle-même le motif d’un pareil écrit.
On peut, ranger encore dans ce groupe les explications des nombreux critiques qui pensent que Paul a voulu amener à lui l’église de Rome pour en faire son point d’appui dans l’œuvre qu’il allait commencer en Occident. Pris à lui seul, ce but est insuffisant, d’abord parce qu’une lettre toute simple eût mieux répondu à cette intention qu’un enseignement évangélique de toutes pièces, et ensuite parce que d’après 15.24 Rome n’était plus pour l’apôtre, depuis la fondation de l’église, qu’un point de passage (διαπορευόμενος). Notre épître est une œuvre trop considérable pour être due à un tel dessein.
2° Ce but ne pourrait se soutenir qu’en relation avec un autre, celui que fait ressortir le second groupe, le but polémique ou anti-judaïque. L’apôtre, pour se préparer un bon accueil à Rome ou même sans intention de ce genre, se proposerait de combattre par cet enseignement certaines idées judéo-chrétiennes semblables aux prétentions théocratiques qu’il avait combattues en Orient, soit que l’église romaine originairement juive partageât ces prétentions et qu’il s’agit pour l’apôtre de conquérir cette position ennemie (Baur) ou qu’elle fût neutre encore et simplement apostolique (Mangold, Beyschlag), soit que le moment fût venu de défendre cette église d’origine païenne contre une première agression judaïsante (Weizsæcker), soit qu’une telle agression ne fût encore que future, mais facile à prévoir (Érasme, Philippi, 1re éd.), soit enfin qu’il ne s’agit pour l’apôtre que d’élever à toute la hauteur de son évangile spirituel cette église que l’enseignement de Pierre avait laissée à un niveau inférieur de connaissance chrétienne (Thiersch). Ce qui a donné lieu à ces diverses formes de l’explication polémique, c’est le caractère antijudaïque d’un si grand nombre de passages. Mais, et c’est là ce que l’on doit répondre aussi à Lipsius et à ce qu’il appelle « l’impression totale » produite par la lettre, la question est de savoir si dans ces passages Paul a voulu combattre le judéo-christianisme ou le judaïsme en lui-même, le salut par la foi en Christ jointe à l’observation légale ou simplement le salut par la loi. Or la seconde alternative me paraît être la vraie. C’est la loi, prise en elle-même, dont Paul prouve qu’elle ne peut ni justifier (ch. 3’), ni sanctifier (ch. 7). C’est le paganisme et le judaïsme, et non, comme dans les Galates, la tentative de mélanger le christianisme et le judaïsme, que Paul oppose au christianisme (ch. 1 à 3 ; 6 et 11). De là l’absence du ton polémique qui régnait dans l’épître aux Galates et la teneur calme et simplement didactique qui est le caractère général de celle aux Romains. Il n’y a dans toute la lettre qu’un seul passage qui ait trait directement au judéo-christianisme. Or ce passage est un post-scriptum, il est placé à la suite des salutations et comme en dehors de la lettre ; il parle de la lutte avec les judaïsants, non comme d’un fait actuel, mais comme d’une éventualité à prévoir, en vue de laquelle l’apôtre donne aux lecteurs des conseils et des avertissements (16.17 et suiv.). Si ce passage appartient réellement à notre épître, comme j’espère le démontrer, il est décidément, contraire à l’idée d’une domination ou d’une agression actuelle du judéo-christianisme. — Je rappelle spécialement, à l’égard de la conception de Baur, qu’elle suppose l’origine et la composition essentiellement juives de l’église, ce que ne permet pas l’épître ( et suiv.), et à l’égard de celle de Mangold, qu’elle suppose le sentiment de l’église dominé par l’esprit légal, ce qui est également contraire à toutes les expressions de l’épître qui impliquent l’accord de l’église avec le propre point de vue de l’apôtre (1.11 ; 6.17 ; 15.14-15). Quant à ce prétendu judéo-christianisme affranchi de la loi, en dehors de l’action de Paul, c’est, comme le genre de judéo-christianisme imaginé par Baur, plutôt une supposition créée pour le besoin de la cause qu’un fait sérieusement constaté. Le parti hiérosolymitain qui se rattachait aux Douze et que cite Lipsius, était tout différent. A l’égard de l’opinion de Weizsæcker je rappelle que, comme le dit Pfleiderer (Urchrist. p. 122), « la lettre ne présente pas la moindre trace d’une agitation judaïque agressive ; » quelle différence avec l’épître aux Philippiens ! — à l’égard de-celles d’Érasme et de Philippi, qu’une intention préventive ou, comme l’on dit, prophylactique ne ressort absolument que dans le court morceau qui suit les salutations et ne peut par conséquent renfermer la vraie pensée de la lettre ; — enfin à l’égard de celle de Thiersch, que la fondation de l’église par Pierre est une hypothèse en l’air et que Paul n’aurait pas mis la main à un édifice fondé par un tel prédécesseur.
A ce groupe appartiennent encore les opinions de Th. Schott et d’Ewald. Il suffît, pour écarter la première et justifier le rejet universel dont elle a été l’objet, de ce mot de Beyschlag : Quels croyants que ces chrétiens-païens de Rome, qui, jouissant eux-mêmes de toutes les grâces du salut, envisageraient ce salut comme ne devant être offert aux autres païens de l’Occident qu’après qu’Israël aurait été converti tout entier ! Et quant à la seconde, le passage 13.1 et suiv. ne suppose point chez les lecteurs une disposition révolutionnaire en rapport spécial avec le judaïsme, et ce passage occupe en tout cas une place trop secondaire pour expliquer le but de la lettre.
3° Le troisième groupe comprend les explications dites iréniques, depuis Augustin jusqu’à Hug, Delitzsch, Hilgenfeld, Pfleiderer, Holsten, etc. Mais comment faire rentrer dans un but d’union le tableau des abominations païennes qui ouvre l’épître ? La réconciliation dont il s’agit dans cet écrit, n’est pas celle de l’homme avec l’homme, mais celle de l’homme avec Dieu. Le seul passage qui ait trait à l’union entre les croyants se trouve dans un morceau supplémentaire et absolument subsidiaire de la partie où est exposée la vie dans le salut (14.1 à 15.13). Si c’était là seulement que s’exprimait le but de l’écrit, que penser de tout l’ensemble de l’épître qui ne le laisse pas même soupçonner ? Que dire du préambule et de la conclusion qui ne font pas la moindre allusion à un besoin de ce genre, existant dans l’église ? Paul, dans son grand désir de rapprochement, aurait donc finement caché son jeu ! L’accusation de dissimulation, à laquelle Holslen est conduit sur cette voie, suffirait pour écarter cette solution. L’auteur de la 2me aux Corinthiens, dissimuler ! — Quant à l’opinion d’Otto, elle ne repose sur aucun fait constaté et paraît incompatible avec ce que nous savons des relations d’Aquilas avec l’apôtre.
4° Le sentiment qui est à la base des diverses explications que comprend le quatrième groupe, est certainement celui qui répond le mieux à l’impression première que produit l’épître aux Romains, celle d’un exposé objectif et systématique du salut divin offert à l’humanité perdue, tel qu’il a été révélé à l’esprit de Paul. En face des deux grandes formes religieuses qui avaient, précédé l’Évangile, le paganisme qui se juge lui-même par ses débordements et le judaïsme qui présente au monde une révélation de Dieu, une loi d’une sainteté, sublime, des promesses pleines de grâce, une alliance divine solennellement contractée, mais qui reste impuissant à satisfaire les besoins qu’il a lui-même éveillés et à donner le salut qu’il a promis, l’apôtre place l’Évangile qui répond complètement aux besoins imprescriptibles de la conscience humaine, et montre dans la personne de Jésus le Sauveur universel et l’antitype d’Adam, auteur de la mort universelle. On comprend en particulier à ce point de vue l’opinion de Beck, partagée par M. Gretillate, qui attribue pour idée dominante à notre épître la notion de l’universalité du salut. Néanmoins cette idée n’est que secondaire dans cet écrit. Le salut absolu a naturellement dans la religion monothéiste le caractère de l’universalité. Mais il ne résulte pas de là que cette notion soit l’idée centrale, le thème de la lettre. Les ch. 6 à 8 n’en renferment pas la moindre trace, et l’apôtre eût été bien étonné d’entendre que ce passage si important n’était qu’un hors d’œuvre dans son épître. Sans doute c’est un heureux rapprochement que celui que fait de Wette quand il détermine ainsi le but de la lettre : proclamer l’évangile du salut universel dans la capitale du monde. Mais un mot d’esprit ne suffit pas pour déterminer soit le thème, soit l’intention de la lettre.
e – Revue de Théologie et de Philosophie, 1890. p. 317 et suiv.
Il faut nécessairement arriver à reconnaître que, malgré le caractère pagano-chrétien et paulinien de l’église, il y avait dans le mode de sa fondation un déficit que l’apôtre sentait le besoin de combler. Oltramare objecte que l’apôtre, ayant l’intention de se rendre prochainement à Rome, pouvais accomplir cette tâche oralement. Mais, d’abord, il devait lui répugner de remettre à son arrivée cette église en quelque sorte sur le banc des catéchumènes. Puis l’apôtre était-il bien sûr d’arriver à Rome ? Ne se rendait-il pas compte des dangers du voyage qu’il entreprenait en ce moment ? comparez 15.31. Il pouvait donc désirer de ne pas laisser une tâche si importante exposée aux éventualités fâcheuses qu’il prévoyait. — Plusieurs critiques, Grafe en particulier, insistent fortement sur une autre objection : l’omission de certains sujets essentiels qui n’auraient pu manquer, si Paul avait eu l’intention de donner un exposé systématique de l’Évangile ; ainsi surtout l’absence de la christologie et de l’eschatologie. Mais remarquons avant tout que ce n’est pas l’Évangile, mais son évangile que l’apôtre tient à exposer dans cette lettre. Il y emploie deux fois cette expression (2.16 ; 16.25) qui ne se retrouve qu’une fois ailleurs (2 Timothée 2.7). Or sur les deux sujets indiqués, son enseignement ne se distinguait en rien de celui de la chrétienté en général (τὸ κήρυγμα Ἰησοῦ Χριστοῦ, 16.25) ; il n’avait donc pas de motif de s’y arrêter spécialement, ainsi qu’il devait le faire touchant la question du salut, où ressortait le caractère propre de son enseignement. Puis n’oublions pas qu’il a réellement donné une place à ces deux sujets, lorsque l’exposé de sa conception du salut l’y a naturellement amené ; ainsi 1.3-4 ; 8.3, 32, 34 ; 9.5 ; 15.8, pour la christologie, et 8.18-25 ; 13.11-14, pour l’eschatologie. Dans l’une de ces deux séries de passages il fait de la divinité du Christ la clef de voûte de l’œuvre du salut, et, dans-l’autre, de l’attente du Christ glorifié, le point d’appui du travail de la sanctification. Cela suffisait pour montrer la place qu’il assignait à ces deux faits dans l’ensemble de son évangile, sans qu’il éprouvât le besoin de les développer de front en ce moment comme tout ce qui regardait la justification et la sanctification en Christ.
Assurément, je ne le conteste point, l’apôtre a voulu par cette lettre, préparer son arrivée à Rome ; par elle il a travaillé à munir puissamment cette église contre l’agression prévue du judéo-christianisme ; par elle aussi il a pu contribuer à l’union des éléments opposés qui se trouvaient dans l’église et en particulier renverser les préjugés judaïques d’une partie de ses membres et les pensées d’orgueil qui germaient dans l’esprit du parti opposé. Tout cela, ce sont bien des effets voulus de la lettre. Mais la vraie circonstance qui y a donné lieu, a été le manque d’un enseignement solide posé à la base de l’édifice, et le vrai but que Paul s’est proposé, a été, comme il l’a indiqué lui-même, celui d’affermir cet édifice important, que pouvait faire crouler la première secoussef.
f – Sur l’opinion tout à fait particulière de Bœhmer, je n’ajouterai que ces deux mots : elle supposerait que Jacques avait bien mal compris Paul. En réalité Jacques 2.14-26 et Romains ch. 2 se touchent de très près.