De fait, beaucoup d’enseignements hérétiques ne veulent pas admettre dans le Christ’ la nature du Dieu impassible, étant donné qu’il a connu la crainte durant sa Passion et qu’il a été soumis à la souffrance : celui qui craint et souffre, objectent-ils, ne jouit pas de la sécurité qu’assure une puissance qui ne connaît pas la crainte, ni de l’intégrité de l’Esprit qui ignore la souffrance. Mais dans sa nature inférieure à celle du Père, le Christ frémit devant la crainte que ressent tout homme devant la souffrance, il gémit profondément sous la peine atroce que ressent son corps. Et les voici qui s’efforcent d’appuyer ces dires qui montrent assez leur manque de foi, en nous présentant ces textes : « Mon âme est triste jusqu’à la mort » (Matthieu 26.38), et : « Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi » (Matthieu 26.39), et aussi : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Matthieu 27.46). A cela ils ajoutent encore : « Père, entre tes mains, je remets mon esprit » (Luc 23.46).
Ils nous volent en effet, toutes les affirmations auxquelles adhère une foi authentique, pour les mettre au service de leur impiété. Ils avancent qu’il est rempli de crainte, ce Christ qui est triste et demande à son Père d’éloigner de lui ce calice ; qu’il a souffert, ce Christ qui se plaint d’être abandonné par Dieu, dans sa Passion ; qu’il est faible, ce Christ qui remet son esprit à son Père. L’angoisse est incompatible avec la ressemblance avec le Père, privilège d’une nature qui, dans la naissance du Fils unique, serait exactement semblable à la nature divine : sa faiblesse atteste qu’elle en est différente, comme aussi sa prière pour éloigner de lui le calice, comme sa plainte d’être abandonné, comme l’aveu qu’il remet son esprit à son Père.
Mais avant de montrer, en reprenant ces textes, que le Christ ne pouvait être sujet à cette faiblesse de s’effrayer de ce qui pourrait lui arriver, ou d’éprouver de la douleur, nous sommes en droit de nous demander d’abord ce qu’il aurait pu craindre, pour que s’abattit sur lui la terreur d’une douleur insupportable.
On déclare, me semble-t-il : sa crainte n’avait d’autre motif que sa Passion et sa mort. J’interroge alors les tenants de cette opinion : ce motif est-il plausible, le Seigneur craindrait-il vraiment de mourir, lui qui libère ses Apôtres de toute frayeur devant la mort et les exhorte à la gloire du martyre en ces termes : « Qui ne prend pas sa croix et ne vient pas à ma suite, n’est pas digne de moi. Qui protège sa vie, la perdra ; et qui la perd à cause de moi, la trouvera » (Matthieu 10.38-39) ? Puisque mourir, pour lui, c’est vivre, allons-nous penser qu’il aurait souffert devant le mystère de sa mort, lui qui rend la vie à ceux qui meurent pour lui ? Il conseille de ne pas craindre ceux qui tuent le corps[12], et lui, il aurait craint la souffrance de son corps et la mort l’aurait épouvanté ?[13]
[12] Cf. Matthieu 10.28.
[13] Le Christ n’a pu être soumis aux souffrances et à la mort comme nous le sommes, en raison de l’origine de son corps. Par la puissance du Verbe, il a été conçu de la Vierge. Il est à noter combien toute la théorie d’Hilaire sur le sentiment de la douleur chez le Christ est influencée par le stoïcisme (cf. Smulders, La doctrine trinitaire de S. Hilaire de Poitiers, Rome (1944), p. 205). Cf. Explication de S. Thomas, S. th. III a, qu. 15, a. 5, ad. 1.
Par ailleurs, comment aurait-il craint la mort, puisqu’il devait mourir par un acte libre de sa puissance ? Car pour nous autres, hommes, c’est ou bien une force extérieure : fièvre, blessure, accident, chute qui s’abat sur le corps et précipite sa mort ; ou bien c’est la constitution de notre corps qui, vaincue par l’âge, donne d’elle-même entrée à la mort.
Mais Dieu, le Fils unique, pour accomplir le mystère de sa mort, a le pouvoir de déposer sa vie pour la reprendre ensuite[14] ; après avoir bu la boisson vinaigrée, il affirme avoir terminé tout ce labeur rempli de ses souffrances humaines, et inclinant la tête, il rend l’esprit[15]. Si cette possibilité de reposer dans la mort en rendant l’esprit de son propre gré, a été laissée à la nature de l’homme Jésus, nous n’avons pas affaire à une âme abattue qui délaisse un corps réduit à la dernière extrémité ; ou bien, si l’être qui meurt en rendant l’esprit, n’a pas usé pour mourir, de la puissance de sa liberté, c’est un esprit endommagé jusqu’en ses fondements par des membres brisés, percés, meurtris, qui rompt ses attaches et s’enfuit, et dans ce cas, le Seigneur de la vie aurait connu la crainte de la mort.
[14] Cf. Jean 10.18.
[15] Cf. Jean 19.30.
Mais si le Christ est mort de son propre gré, s’il a rendu l’esprit par lui-même, il n’y a pas lieu de supposer la terreur de la mort chez celui qui meurt par sa propre puissance[16].
[16] Insistance sur la liberté du Christ dans sa passion et sa mort. Toute la vie terrestre du Seigneur est un acte d’amour libre et puissant du Christ.
Mais peut-être le Christ aurait-il été effrayé de cette puissance même qu’il avait de mourir, en raison d’une appréhension due à une certaine ignorance humaine : ainsi, bien qu’il soit mort de lui-même, il aurait craint l’éventualité de la mort. S’il en est qui, d’aventure, pensent ainsi, qu’ils me précisent à qui, d’après eux, cette mort est-elle terrible, à l’esprit ou au corps ? Si c’est au corps, ignore-t-on que le Saint qui ne devait pas connaître la corruption[17] était à même ce rebâtir le temple de son corps en trois jours ?[18] Si c’est au contraire pour l’esprit que cette mort était terrifiante, le Christ aurait-il craint l’abîme de l’enfer, alors que Lazare se réjouit dans le sein d’Abraham ?[19]
[17] Cf. Actes 2.27.
[18] Cf. Jean 2.19-21.
[19] Cf. Luc 16.22.
Tout cela est ridicule et insensé : on croit que le Christ pouvait craindre la mort, alors qu’il avait le pouvoir de déposer sa vie et de la reprendre[20], lui qui allait mourir par un acte libre de sa volonté, en vue d’accomplir le mystère qui a pour fin la vie de l’homme. Non, la crainte de la mort n’existe pas chez celui qui a voulu mourir et qui a pu faire en sorte que sa mort ne soit pas de longue durée : car la volonté de mourir et le pouvoir de ressusciter sont incompatibles avec ce qui fait la peur, puisque l’on ne saurait craindre la mort, si l’on a la volonté de mourir et la puissance nécessaire pour vivre.
[20] Cf. Jean 10.18.
Oui, mais le Christ a peut-être craint les peines qui affligèrent son corps pendu à la croix, les liens implacables des cordes qui l’enserraient, les blessures cruelles des clous fichés dans ses mains et ses pieds ? Eh bien, voyons quel était le corps du Christ homme, pour que la douleur ait pu l’atteindre en sa chair suspendue au gibet, liée et transpercée.
La nature des corps est telle qu’étant unis à l’âme qui les vivifie et leur communique la faculté de sentir, ils ne sont plus une matière inerte et sans vie, mais touchés, ils le sentent ; blessés, ils en éprouvent de la douleur ; lorsqu’ils ont froid, ils s’engourdissent ; réchauffés, ils en ressentent du bien-être ; le manque de nourriture les fait dépérir, tandis que l’abondance les engraisse.
Car, sous une certaine influence immédiate de l’âme qui les domine et les pénètre, les corps sont susceptibles d’impressions diverses, agréables ou pénibles. Par conséquent, lorsqu’ils souffrent d’être blessés ou meurtris, c’est la conscience de l’âme, répandue dans le corps, qui perçoit la douleur. De fait, la souffrance causée par une blessure du corps, se lit jusque sur le visage[21], tandis que les doigts ne sentent pas les rognures des ongles qui dépassent de notre chair. Et si par suite d’une affection, quelque partie de nos membres se gangrène, et perd sa sensibilité de chair vive, on pourra la couper ou la brûler sans qu’elle ressente aucune douleur, de quelque nature que ce soit, car il ne demeure plus en elle aucun contact avec l’âme. Ou encore, lorsqu’une nécessité grave demande d’enlever une partie du corps, la vigueur de l’âme est endormie par une potion médicale, et l’esprit, sous l’action violente des sucs administrés, perd le souvenir et le sentiment. On peut alors couper les membres sans qu’ils ressentent la douleur, et même si la plaie faite par la blessure est profonde, la chair demeure insensible, comme l’âme elle-même dont le sentiment est engourdi. Par conséquent, c’est l’union du corps à une âme faible qui est à la racine de la douleur que ressent sa sensibilité défaillante.
[21] « Usque ad os dolet » : sans doute y a-t-il un jeu de mot. Mieux vaut traduire : « Se lit jusque sur le visage » plutôt que : « S’étend jusqu’à l’os », puisqu’il est question de l’incidence d’une blessure corporelle sur l’âme.
Si donc la vie corporelle de l’homme Jésus-Christ avait connu les mêmes commencements que notre corps et notre âme, si, devenu semblable à l’homme et reconnu pour un homme[22], il n’était pas né de telle sorte que Dieu soit le principe de son âme aussi bien que de son corps, il aurait ressenti la douleur que perçoit notre corps, pour avoir pris vie dans un corps dont, aussi bien la conception que les tout premiers développements, auraient été ceux de notre âme et de notre corps. Mais si, par lui-même il s’est formé une chair à partir de la Vierge, si lui-même s’est préparé de lui-même une âme conçue par lui pour son corps, il est nécessaire que la nature de sa souffrance corresponde à la nature de son âme et de son corps.
[22] Cf. Philippiens 2.7.
En se dépouillant de sa forme de Dieu, en prenant la forme d’esclave[23], et en naissant, lui le Fils de Dieu, comme fils d’homme, sans se renier et sans perdre sa puissance, Dieu le Verbe a mené l’homme vivant à sa perfection. Comment en effet, le Fils de Dieu serait-il né fils de l’homme, si – par la puissance qu’avait le Verbe de prendre une chair dans le sein de la Vierge, et de procurer une âme à cette chair – le Christ Jésus n’était pas né homme parfait, pour la rédemption de notre âme et de notre corps ? Et pourtant, comment aurait-il pu le faire, s’il n’avait pas pris un corps tel que celui qui fut conçu de la Vierge, un corps qui lui donne d’être dans la condition d’esclave ?
[23] Cf. Philippiens 2.7.
Car c’est uniquement sous l’action de l’Esprit-Saint que la Vierge a engendré celui qu’elle a engendré[24]. Et bien que pour mettre au monde la chair du Christ, elle ait donné d’elle-même tout ce que les femmes fournissent d’elles-mêmes aux semences des corps qu’elles ont reçues en elles pour les enfanter, cependant Jésus-Christ n’a pas été coagulé[25] selon l’ordre naturel de la conception humaine. Au contraire, puisque tout le principe de sa naissance lui fut transmis par l’Esprit, le Christ reçut dans sa naissance humaine, tout ce qui revient à la mère, bien qu’il eût toutefois à la source de son être[26], d’être ce que Dieu est.
[24] Cf. Luc 1.35.
[25] C.C. : « coagulavit » – P.L. : « coaluit » : se développer. Pour les anciens, la formation du fœtus était assimilée au phénomène de lait qui se caille : le sang maternel se coagulait sous l’influence de l’élément séminal. Cf. Job 10.10, et Sagesse 7.2.
[26] C.C. : « in origine » – P.L. : « in origine virtute ».
Le Seigneur lui-même nous annonce ce mystère très élevé et magnifique de l’homme assumé par Dieu ; il le fait en ces termes : « Nul n’est monté au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme qui est au ciel » (Jean 3.13). Qu’il soit : « Descendu du ciel », voilà indiquée son origine : il est conçu de l’Esprit. Car Marie ne lui a pas donné les tous premiers éléments de son corps[27], bien qu’elle ait apporté tout ce qu’il est naturel à son sexe de donner pour assurer le développement et la mise au monde de ce corps. Qu’il soit : « Fils de l’homme », voilà l’enfantement de la chair reçue dans la Vierge. Qu’il soit : « Au ciel », voilà soulignée la puissance de sa nature divine qui demeure à jamais. Celle-ci, après avoir créé la chair et lui avoir donné ses commencements, ne saurait renoncer à sa puissance infinie pour aller s’emprisonner dans les limites finies d’un corps.
[27] Les Anciens majoraient l’importance du Père dans l’origine de l’enfant.
Demeurant dans la condition d’esclave par la force de l’Esprit et la puissance du Verbe de Dieu, le Christ reste présent comme Seigneur du ciel et de l’univers, au-dessus et au-delà de tout le cercle de l’univers et du ciel. Voilà donc pourquoi il est tout à la fois : « descendu du ciel », « fils de l’homme », et « au ciel », car le Verbe fait chair ne cesse pas d’être le Verbe. Comme Verbe, il est dans les cieux, comme chair, il est aussi fils de l’homme ; comme : « Verbe fait chair » (Jean 1.14), il est à la fois venu du ciel, fils de l’homme et au ciel. Car la majesté du Verbe qui demeure éternellement dans des conditions qui ne sont pas celles des corps, ne cesse pas d’être dans ce ciel d’où il descend, et la chair, elle, ne tire son origine de nul autre que du Verbe, tandis que le « Verbe fait chair », bien que chair, ne cesse pas d’être le Verbe.
Le bienheureux Apôtre, lui aussi, nous parle à merveille du mystère ineffable de la naissance corporelle du Christ, lorsqu’il précise : « Le premier homme fut tiré du limon de la terre, le second vient du ciel » (1 Corinthiens 15.47).
En appelant le Christ : « homme », Paul nous enseigne sa naissance de la Vierge, qui, selon son rôle maternel, a suivi l’ordre naturel propre à son sexe, dans la conception et l’enfantement de l’homme Jésus. Et par ces mots : « Le second homme vient du ciel », il nous certifie qu’à sa source se trouve Faction du Saint-Esprit qui descend sur la Vierge[28]. Ainsi, puisque le Christ est homme et vient du ciel, cet homme est enfanté par la Vierge et conçu de l’Esprit.
[28] Cf. Luc 1.35.
Tel est le langage de l’Apôtre.
Et le Seigneur, déployant devant nous le mystère de sa naissance, s’exprime ainsi : « Je suis le pain vivant, descendu du ciel. Qui mange de mon pain vivra éternellement » (Jean 6.51-52). Il s’appelle : pain, car il est lui-même l’origine de son corps. Et pour qu’on ne pense pas que la puissance et la nature du Verbe se soient évanouies dans la chair, il dit à nouveau qu’il est son pain : ainsi, s’il est le pain descendu du ciel, on ne s’imaginera pas qu’à la source de son corps se trouve une conception humaine, puisque son corps nous est présenté comme céleste. Par ailleurs, puisqu’il s’agit de son pain nous avons ici l’affirmation que son corps est assumé par le Verbe. Car il ajoute : « Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous » (Jean 6.54). Ainsi, puisque celui qui est le Fils de l’homme est aussi le pain descendu du ciel, par son pain qui descend du ciel, et par la chair et le sang du Fils de l’homme, il faut entendre que le Verbe a pris une chair conçue du Saint-Esprit et née de la Vierge.
L’homme qui possède ce corps, Jésus-Christ, est donc à la fois Fils de Dieu et Fils de l’homme, et se dépouillant de sa condition divine, il a pris la forme d’esclave[29]. Le Fils de l’homme n’est pas autre que le Fils de Dieu, il n’est pas autre dans la forme de Dieu, que celui qui est né, homme parfait, dans la forme d’esclave. Ainsi, comme l’homme naît doté d’un corps et d’une âme, en raison d’une nature que Dieu, le principe de notre race, a formée pour nous, de même Jésus-Christ, par sa puissance, est homme doté d’une chair et d’une âme, et il est Dieu, ayant en lui en totalité et en vérité ce qu’est un homme, et en totalité et en vérité ce qu’est Dieu.
[29] Cf. Philippiens 2.7.
Il en est qui, pour asseoir adroitement leur hérésie, prennent plaisir à se jouer des oreilles des ignorants par le raisonnement suivant : puisque le corps et l’âme d’Adam ont été dans le péché, le Seigneur a reçu, lui aussi, de la Vierge, une âme et un corps venant d’Adam, et la Vierge n’a pas conçu du Saint-Esprit l’homme entier[30]. Or s’ils comprenaient le mystère de l’Incarnation, ils comprendraient aussi ce mystère comme étant celui du Fils de l’homme et du Fils de Dieu. Autant dire qu’ayant reçu de la Vierge son corps, le Christ aurait aussi reçu d’elle son âme[31] ; mais la génération de la chair vient toujours de la chair, alors que l’âme est toute entière l’œuvre de Dieu.
[30] Hilaire vise ici la doctrine apollinariste, ainsi appelée d’après Apollinaire de Laodicée (310-390). Selon cette hérésie, le Christ a un corps et une âme (psyché), mais non pas le noûs, le principe de la pensée et de la volonté autonome et libre. Le Verbe pour lui en tient lieu.
[31] C.C. : « Quasi vero si tantum ex virgine adsumpisset corpus, adsum-pisset quoque ex eadem et animam » – P.L. : « Quasi vero si tantum ex virgine assumpisset quoque ex eadem et animam ».
Mais ces gens veulent que le Dieu Unique-Engendré, le Dieu Verbe qui au commencement était près de Dieu[32] ne soit pas un Dieu substantiel, mais une parole émise par la voix de Dieu : le Fils serait alors pour Dieu le Père, ce qu’est la parole pour l’homme qui parle. Pour nous prouver que Dieu, le Verbe qui existe en tant que personne et demeure en la forme de Dieu, n’est pas le Christ, né homme, avec adresse ils insinuent : à l’origine de cet homme, il y a une cause humaine, et non pas le mystère d’une conception par l’Esprit ; dès lors, on ne saurait parler de Dieu le Verbe se faisant homme par l’enfantement de la Vierge, mais le Verbe de Dieu est en Jésus, comme l’esprit de prophétie était dans les prophètes[33].
[32] Cf. Jean 1.1.
[33] Ce qu’on a appelé « le monarchianisme dynamique » qui, pour sauver le monothéisme, mutile la nature humaine du Christ.
Et selon leur habitude, ils nous accusent et prétendent que nous présentons le Christ comme étant un homme né sans avoir une âme et un corps comme les nôtres, alors que nous reconnaissons le Verbe fait chair, le Christ qui abandonne sa condition divine pour prendre la condition d’esclave, comme étant un homme parfait, identique en tous points à l’aspect que revêt notre conformation humaine, et né semblable à nous. Oui, il est né vrai Fils de Dieu et vrai bis de l’homme, il n’est pas né comme homme sans être né de Dieu, et le fait qu’il soit un homme né de Dieu, ne l’empêche pas d’être Dieu.
Mais tout comme par lui-même, le Christ s’est donné un corps tiré de la Vierge, de même il s’est donné une âme tirée de lui-même, vu que l’âme n’est jamais transmise par l’homme au cours de la procréation[34]. Car si c’est de Dieu que la Vierge a conçu la chair du Christ, à bien plus forte raison l’âme de ce corps ne peut-elle venir que de Dieu ! Et puisque la même personne est à la fois Fils de Dieu et Fils de l’homme, car le Christ est pleinement Fils de l’homme et pleinement Fils de Dieu, n’est-il pas tout à fait ridicule de présenter, outre le Fils de Dieu, « Verbe fait chair » (Jn 1,14), un autre je ne sais quoi, une sorte de prophète animé par le Verbe de Dieu, alors que le Seigneur Jésus-Christ est Fils de l’homme et Fils de Dieu ?
[34] Hilaire récuse ce qu’on a appelé le traducianisme, où l’âme procède des géniteurs.
Mais non, du fait que « son âme est triste jusqu’à la mort » (Matthieu 26.38), et qu’il a « le pouvoir de déposer sa vie et de la reprendre » (Jean 10.18), on veut attribuer à son âme une autre source que l’Esprit-Saint, alors que même son corps a été conçu par l’action de celui-ci : puisque c’est Dieu le Verbe qui, tout en demeurant dans le mystère de sa nature, est né homme. Or s’il est né, ce n’est pas pour être ici d’une manière, et là d’une autre, mais c’est pour nous faire comprendre qu’en assumant la nature humaine, il est Homme-Dieu, lui qui était Dieu avant de devenir homme.
Comment en effet, Jésus-Christ, le Fils de Dieu, est-il né de Marie, si ce n’est parce que « Je Verbe s’est fait chair » (Jean 1.14), c’est-à-dire parce que le Fils de Dieu, « alors qu’il était dans la forme de Dieu, a reçu la forme d’esclave » (Philippiens 2.6-7) ? Or, pour celui qui était dans la forme de Dieu, recevoir la forme d’esclave, c’est être constitué à partir de deux contraires : il est aussi vrai de dire qu’il demeure dans la forme de Dieu, qu’il est vrai de dire qu’il a pris la forme d’esclave. La signification du mot : « forme », en son sens ordinaire, nous oblige en effet, à reconnaître en lui ce qui caractérise l’une et l’autre de ces deux natures, divine et humaine. Car c’est bien celui qui est dans la forme de Dieu, qui est aussi dans la forme d’esclave. Il est en cela par nature, il est en ceci en fonction de l’économie du dessein divin ; et pourtant, il possède en toute vérité ce qui caractérise l’une et l’autre de ces deux conditions : il est aussi vrai dans la forme de Dieu qu’il est vrai dans la forme d’esclave. Assumer la forme d’esclave ne veut rien dire d’autre qu’être né homme, et de même, être dans la forme de Dieu ne veut rien dire d’autre qu’être Dieu. Toutefois nous ne reconnaissons en lui qu’une seule et même personne, non pas qu’il ait perdu sa divinité, mais parce qu’il a pris sur lui l’humanité ; nous le déclarons à la fois dans la forme de Dieu par sa nature divine, et, par la conception de l’Esprit-Saint, dans la forme d’esclave où on le reconnaît sous son aspect humain.
Ainsi, c’est le même Jésus-Christ qui est né, a souffert, est mort, a été enseveli, et c’est lui aussi qui est ressuscité. Considéré dans ces divers mystères de sa vie, il ne saurait être divisé ni séparé de lui-même, sous peine de ne plus être le Christ. Car le Christ qui était dans la forme de Dieu, n’est pas autre que celui qui a pris la forme d’esclave. Celui qui est né, n’est pas autre que celui qui est mort. Celui qui est mort n’est pas autre que celui qui est ressuscité. Celui qui est ressuscité n’est pas autre que celui qui réside dans les deux. Celui qui réside dans les cieux, n’est pas autre que celui qui, auparavant, était descendu des cieux[35].
[35] Cf. Jean 3.13.
[36] Hilaire aborde ici le problème de la souffrance du Christ. Comment Jésus a-t il été soumis aux infirmités et aux affections humaines ? L’évêque discute en présence et en fonction des ariens. Ses prises de positions ont été diversement interprétées, parfois de manière opposée. Voir l’art. Hilaire, « Dictionnaire de théol. cath. », VI, 2429-2439 ; P. Galtier, Hilaire de Poitiers…, p. 121-141. Le problème fut l’objet de la thèse de doctorat de Mgr Martin.
C’est pourquoi l’homme Jésus-Christ, Dieu le Fils Unique, pour devenir ainsi Fils de l’homme et Fils de Dieu, par le Verbe et par la chair, a pris une véritable humanité, conforme en tous points à notre humanité, sans cesser pourtant d’être Dieu. Les coups pleuvent donc sur lui, les blessures le couvrent, les fouets armés de nœuds le ceinturent, le voici suspendu, élevé de terre, tout ceci cause chez lui la violence de la souffrance, sans qu’il ait pourtant le sentiment de la douleur.
Supposons quelque arme pointue qui piquerait de l’eau, transpercerait un feu, blesserait l’air ; elle ferait tout ce qui est en sa nature de faire, en fait de souffrance : piquer, transpercer, blesser. Mais en tout ceci, la souffrance apportée n’aurait pas le caractère d’une souffrance, car il n’est pas dans la nature de l’eau d’être piquée, du feu d’être percé, de l’air d’être blessé, bien qu’il soit de la nature d’une arme pointue de blesser, de piquer, de percer.
Ainsi en est-il du Seigneur Jésus-Christ : il a supporté la flagellation, la mise en croix, l’élèvement de la croix et la mort ; mais la souffrance qui s’abattait sur son corps, tout en étant subie, n’avait pourtant pas l’effet naturel de la souffrance : d’une part, elle exerçait avec force son action afflictive, mais par ailleurs, la puissance du corps du Christ endurait la violence de la douleur qui s’abattait sur lui, sans avoir la sensation de la douleur. Certes, le corps du Seigneur aurait perçu la douleur que nous ressentons dans notre nature, s’il était de la nature de notre corps de fouler les eaux de son pied, de marcher sur les flots sans les marquer de sa trace[37], si les eaux ne cédaient pas sous la pression de son pas, s’il pouvait traverser les substances solides et si les portes fermées de nos maisons ne nous étaient pas un obstacle. Mais par contre, si, par sa puissance et par l’âme qui l’habitait, la nature du corps du Seigneur eut seule, la possibilité d’être portée sur les eaux, de marcher sur les flots, ou de passer à travers les murs[38], pourquoi juger la chair conçue du Saint-Esprit, selon les normes de la nature du corps humain ?
[37] Cf. Matthieu 14.25.
[38] Cf. Jean 20.19.
Cette chair, c’est-à-dire ce pain, est descendu du ciel, et cet homme vient de Dieu[39] : ayant un corps pour subir, il a subi la Passion, mais sa nature ne lui permettait pas de ressentir la douleur. Car ce corps jouissait d’une nature particulière, puisqu’il fut transfiguré sur la montagne et prit l’aspect de la gloire céleste[40], puisqu’il chassait la fièvre par son contact, et façonnait des yeux par sa salive[41].
[39] Cf. Jean 6.51-52.
[40] Cf. Matthieu 17.1-2.
[41] Cf. Matthieu 8.15 ; Jean 9.6-7.
Mais si le Christ a connu les larmes, s’il a été soumis à la soif et à la faim, sans doute a-t-il forcément éprouvé aussi les autres souffrances des hommes ! Celui qui ignore que ses pleurs, sa soif, sa faim, sont un mystère, doit au moins savoir ceci : ses pleurs donnent la vie : il se réjouit de la mort de Lazare, plus qu’il ne la pleure[42] ; l’homme qui a soif, offre de son sein des fleuves d’eau vive[43], et il n’est pas croyable qu’il soit desséché par la soif, alors qu’il est capable de donner à boire aux assoiffés. Il a faim, mais le voici qui maudit l’arbre qui ne lui donne pas ses fruits[44] : sa nature serait-elle vaincue par le jeûne, alors que son commandement frappe de stérilité l’arbre qui ne porte que des feuilles vertes ?
[42] Cf. Jean 11.35.
[43] Cf. Jean 7.38 ; 4.10.
[44] Cf. Matthieu 21.18-19.
Et, même en ne tenant pas compte que ses larmes, sa soif, sa faim, sont un mystère, si c’est la chair assumée, c’est-à-dire l’homme tout entier, qui chez lui, donne prise à ce que sont par nature les souffrances, il n’était pourtant pas sujet aux tourments que nous causent les souffrances : il pleurait, mais ce n’était pas sur lui-même ; il avait soif, mais l’eau ne lui aurait pas manqué pour étancher sa soif ; il avait faim, mais il n’avait pas besoin de nourriture pour apaiser sa faim.
De fait, on ne nous signale pas que le Seigneur ait bu, mangé ou souffert, lorsqu’il eut faim, soif, ou lorsqu’il a pleuré ; mais il s’est plié aux conditions qui régissent notre corps, pour nous montrer la réalité de son corps, et ainsi a été donné à la condition de son corps ce qui est le lot de la condition de notre nature. En d’autres termes, lorsqu’il acceptait nourriture et boisson, il ne se soumettait pas à une nécessité de son corps, mais il s’adaptait à la condition de l’homme.
Le Christ eut en effet, un corps, mais ce corps avait une origine particulière ; il ne tirait pas son existence des fautes qui entachent toute conception humaine[45], mais c’est en vertu de sa propre puissance, qu’il existe doté de la forme de notre corps.
[45] La notion de faute dans l’acte créateur est courante chez les Pères.
Assurément, il offre notre aspect par la ferme d’esclave qui est sienne ; mais il est affranchi des péchés et des défauts du corps humain. Sans doute, nous sommes en lui, par son enfantement de la Vierge, mais nos défauts ne sont pas en lui, parce que sa Toute-Puissance est à la source de sa naissance : il est né comme homme, mais il n’est pas né des fautes qui entachent toute conception humaine.
L’Apôtre le maintient en effet : sa naissance est un mystère ; il en rend compte par ces mots : « Mais il s’est abaissé, prenant la condition d’esclave, se rendant semblable à l’homme, et par son aspect, reconnu comme un homme » (Philippiens 2.7). Puisqu’il prend la « condition d’esclave », comprenons qu’il est né dans notre condition humaine ; puisqu’il « se rend semblable à l’homme et qu’il est par son aspect, reconnu comme un homme », son apparence extérieure et la réalité de son corps témoignent qu’il est homme. Mais celui qui « par son aspect est reconnu comme un homme », ignore les défauts de notre nature. La génération produit en effet une nature semblable à celle qui engendre, mais non pas les défauts propres à celle-ci. Car, puisque ces mots : « Il a pris la condition d’esclave » semblent signifier la nature de sa naissance, le texte ajoute : « Il s’est rendu semblable à l’homme et par son aspect a été reconnu comme un homme » ; ceci pour nous éviter de croire que la vraie nature humaine prise en cette naissance, ait été accompagnée chez lui de la faiblesse et des défauts qui sont attachés à notre nature. Car la « condition d’esclave » souligne qu’il s’agit d’une vraie naissance, et : « à son aspect, reconnu comme un homme », indique que le Christ a eu une nature semblable à la nôtre : c’est lui qui, artisan de sa naissance, est né comme homme, par l’intermédiaire de la Vierge, et c’est lui que l’on a reconnu dans une chair semblable à celle qui fut entachée par le péché.
L’Apôtre confirme cet enseignement, lorsqu’il écrit aux Romains : « Parce que c’était en effet, impossible à la Loi, la chair la rendant impuissante, Dieu envoya son Fils dans une chair semblable à la chair de péché, pour expier le péché » (Romains 8.3). On ne le vit pas seulement sous un aspect qui aurait été comme celui d’un homme, mais on le reconnut comme un homme ; et sa chair ne fut pas une chair de péché, mais elle fut une chair semblable à la chair de péché. Car d’une part, la chair, cet aspect sous lequel on le voit, montre la vérité de sa naissance, et d’autre part, une chair semblable à celle du péché, est exempte de défauts et de la souffrance qui sont le propre des hommes.
Ainsi « l’homme Jésus-Christ » (1 Timothée 2.5) a vu le jour par une vraie naissance, puisqu’il est homme ; mais il n’est pas entaché du péché propre à notre nature, puisqu’il est Christ. Car celui qui est homme, ne peut pas ne pas être un homme, puisqu’il est né ; et par ailleurs, celui qui est Christ, ne peut renoncer à être ce qu’est le Christ. De la sorte, puisqu’il s’agit de l’homme Jésus-Christ, lui qui est homme, jouit d’une naissance humaine, mais lui qui est Christ, n’est pas soumis à la faiblesse et aux défauts de l’homme.
La foi que nous transmet l’Apôtre nous prépare donc à comprendre ce mystère : elle l’affirme : « selon son aspect reconnu comme un homme » (Philippiens 2.7), l’homme Jésus-Christ a été envoyé « dans une chair semblable à la chair de péché « (Romains 8.3). Ainsi « selon son aspect, reconnu comme un homme », il est dans la condition d’esclave, sans avoir les défauts de la nature humaine ; et « dans une chair semblable à la chair de péché », il est le Verbe fait chair, mais dans une chair semblable à la chair de péché, et non pas dans la chair de péché.
Il s’agit de « l’homme Jésus-Christ » (1 Timothée 2.5), c’est un homme, nous n’en doutons pas, mais cet homme ne peut être autre que le Christ ; et de même, s’il est né homme par suite de sa naissance dans la chair, il n’est pas affligé des défauts propres à l’homme, lui dont l’origine n’est pas entachée de ces défauts. Car le « Verbe fait chair » (Jean 1.14) ne saurait ne pas être la chair qu’il s’est faite ; et le Verbe, bien qu’il se soit fait chair, ne cesse pas d’être ce qu’est le Verbe. Et puisque le Verbe fait chair ne peut être privé de la nature qu’il tient de son origine, il demeure forcément dans ce qui est la source de sa nature : être le Verbe, tout en étant aussi vraiment cette chair qu’il s’est faite. Pourtant, puisqu’il « habita parmi nous » (Jean 1.14), cette chair n’est pas le Verbe, mais la chair du Verbe, habitant dans la chair.
Ceci étant bien précisé, voyons cependant si cette longue suite de souffrances qu’il endura, nous laisse entendre que le Seigneur a été sujet à cette sorte d’infirmité qu’est de ressentir de la douleur en son corps. Ecartons pour le moment les passages sur lesquels s’appuie l’hérésie pour attribuer au Seigneur de la crainte, et rappelons les faits tels qu’ils se sont passés. Car il est impossible que les paroles du Christ expriment de la crainte, si ses actes font preuve de confiance.