Il s’agit de savoir maintenant si, supposé que ces faits soient véritables, ils prouvent la divinité de la religion judaïque ; et cela dépend de savoir s’ils sont miraculeux ; car s’ils le sont, ils interrompent le cours et les lois de la nature, et par conséquent ils viennent de l’auteur de la nature même.
Spinosa fait ses efforts pour montrer que tous les miracles qui nous sont rapportés dans les livres de Moïse ont eu des causes naturelles ; et l’on verra que, s’il est faible dans les autres endroits de son traité, il est ridicule et pitoyable dans celui-ci.
Il voudrait bien faire voir d’abord qu’il est impossible d’interrompre le cours de la nature par de vrais miracles ; et voici le grand raisonnement sur lequel il appuie une assertion si téméraire. Les lois de la nature, dit-il, ne sont autre chose que les décrets de Dieu ; or, on ne saurait changer les décrets de Dieu, puisque Dieu est immuable ; donc on ne saurait violer les lois de la nature par ces miracles que l’on suppose qui en interrompent le cours.
Il semble qu’il fasse de cet argument son épée et son bouclier. Il le répète en divers endroits de son livre. Il en revient à ce raisonnement comme au fondement de ses hypothèses, et il en tire assez de confiance pour oser avancer ce paradoxe si extraordinaire et si nouveau, que les miracles détruiraient plutôt l’existence de Dieu, qu’ils ne l’établiraient.
Ce grand raisonnement n’a pourtant aucune force, ni même aucune apparence. Car, ou il entend, par les lois de la nature, un principe extérieur et étranger, une intelligence distincte de la matière, qui dirige toutes choses, et enchaîne les causes secondes ; et alors nous conviendrons avec lui que les lois de la nature, ou, pour parler plus exactement, ce qui donne des lois à la nature, n’est autre chose que la volonté de Dieu, ou, si l’on veut, ses décrets.
Mais que conclura-t-il de là contre nous ? La même volonté de Dieu, libre et indépendante des choses du dehors, qui a établi les lois de la nature, en suspend ou en interrompt le cours, lorsqu’il lui plaît. Les miracles entrent dans le plan de la sagesse divine, comme les choses naturelles ; et l’on trouve dans les miracles mêmes l’exécution des décrets immuables de Dieu.
Mais l’on voit bien que cet auteur va plus loin. Il tient que Dieu n’est autre chose que la nature ; et par la nature, il entend la matière avec les lois et la détermination de son mouvement. Tout ce qu’il dit de Dieu n’est donc propre qu’à faire illusion. En conservant le nom, il détruit la chose ; et il faut en renvoyer la réfutation au traité de l’existence de Dieu.
Il ne lui servira de rien non plus de dire, après Hobbes, que l’idée que le peuple a des miracles vient de ce que le peuple, ne connaissant point leurs véritables causes, leur en attribue de surnaturelles. Cela est bientôt dit ; mais je ne sais si la vue du fait permettra aux incrédules de conserver ce soupçon. Qu’ils donnent un libre essor à leur imagination, qu’ils imaginent tout ce qu’ils voudront ; imaginer simplement, cela est facile, et l’on verra s’ils ne seront pas contraints eux-mêmes de renoncer à toutes leurs imaginations.
Il leur plaît d’abord de supposer que l’Écriture ne rapporte point toutes les circonstances de ces faits, et que, si ces circonstances nous étaient connues, elles nous feraient voir que ces faits n’enferment rien de surnaturel. On se trompe. Il n’y a rien de plus circonstancié que tous ces miracles ; et les circonstances sont beaucoup plus miraculeuses que les faits mêmes. Une verge changée en serpent, la colonne de nuée qui est obscurité et lumière, la mer qui forme un double mur, l’ange destructeur qui choisit les premiers-nés pour les égorger, la mer qui s’ouvre précisément lorsque Moïse l’a frappée de sa verge ; des prodiges qui se font dans toutes les parties de la nature, dans l’air, dans la mer, dans les rivières, sur la terre, en Egypte et hors de l’Egypte, à point nommé, lorsqu’ils sont nécessaires pour la protection du peuple d’Israël ; les Israélites exempts des plaies qui accablent les Egyptiens ; les magiciens de Pharaon contrefaisant quelques miracles de Moïse, et ne pouvant imiter les autres ; toute la cour de ce prince témoin de ces merveilles ; l’endurcissement de Pharaon vaincu par ces coups redoutables que frappait une main invisible ; les plaies cessant avec l’obstination de Pharaon (Exode ch. 7) ; l’eau changée en sang, non seulement dans le grand fleuve, mais même dans les ruisseaux, les étangs, les marais, et dans les vaisseaux de bois et de pierre, jusqu’à ce que le poisson mourût, que la rivière empeste, et que les Egyptiens ne pouvaient boire, sont des faits circonstanciés, ou des circonstances aussi miraculeuses que les faits mêmes ; des faits d’ailleurs si liés les uns aux autres, tant de fois répétés, rapportés avec une telle naïveté, sur lesquels est établie toute la religion de Moïse, que des pratiques sensibles et perpétuelles ont toujours représentés à l’esprit des Juifs, dont un seul est suffisant pour établir la divinité de la révélation judaïque, et dont l’amas aurait convaincu Moïse d’imposture ; qui ne peuvent pas avoir été inventés les uns après les autres, comme on l’a fait voir ailleurs ; qui sont rapportés comme étant reconnus de tout le monde ; qui ont fait l’autorité de Moïse et la force de ses exhortations, et qu’il propose pour le grand et perpétuel motif de l’obéissance qu’on doit aux lois qu’il donne de la part de Dieu, faisant dire au souverain législateur : Je suis l’Éternel ton Dieu, qui t’ai retiré hors du pays, etc., par main forte et par bras étendu.