Nous avons surtout en vue celle qui éclata vers la fin du 2d siècle entre une partie des églises de l’Asie Mineure et les autres églises de la chrétienté, et dont les origines étaient fort anciennes.
Eusèbe caractérise de la manière suivante les deux partis en présence, à l’époque où Victor était évêque de Rome. Comme l’historien nous l’apprend dans le chapitre précédent, Victor devint évêque de Rome dans la 10e année de l’empereur Commode, tandis que Démétrius devenait évêque d’Alexandrie, que Sérapion était encore évêque d’Antioche ; Théophile, de Césarée en Palestine ; Narcisse, de Jérusalem ; Banchylle, de Corinthe ; Polycrate, d’Ephèse, etc.
« Les églises de toute l’Asie (c’est-à-dire non pas même toute l’Asie Mineure, mais la seule province romaine dont Ephèse était la capitale), selon une tradition antique (ἀρχαιοτέρας), pensaient qu’il fallait célébrer la fête de Pâque du Sauveur le 14 du mois (de Nisan), le jour où il était ordonné aux Juifs d’immoler l’agneau, — puisqu’il fallait toujours terminer les abstinences ce jour-là, quelle que fût sa place dans la semaine. Mais telle n’était pas la coutume de toutes les autres églises, qui, par tradition apostolique, ne terminent les jeûnes que le jour de la résurrection du Seigneur. »
[Ἐπι τῆς τοῦ σωτηρίου Πάσχα ἑορτῆς παρα φυλάττειν…
La fête de Pâque du Sauveur est ici la fête commémorative de sa mort. « Par le nom de Pâque, dit Steitz, qui a le mieux élucidé tout le sujet, l’Église chrétienne désignait aux 2d et 3e siècles la fête de la mort du Christ. Depuis le 4e siècle, la fête se rapportait aussi à la Résurrection (Πάσχα σταυρώσιμον et Πάσχα ἀναστάσιμον). Plus tard, l’idée de la Pâque se restreignit à la fête de la Résurrection, notre fête de Pâque ». — Ὡς δέον ἐκπαντός κατά τάυτην… τάς τῶν ἀσιτιῶν ἐπιλύσεις ποιεῖσϑαι. Ces abstinences sont celles de la Semaine sainte, de la Grande semaine, comme on ne devait pas tarder à l’appeler dans l’Église.]
D’après cette donnée générale d’Eusèbe et l’ensemble de la controverse, on peut ainsi caractériser, avec Steitz, la divergence : 1° Tandis que la majorité des églises ordonnait les fêtes annuelles en tenant rigoureusement compte des jours hebdomadaires de la mort et de la résurrection de Jésus, à savoir du vendredi et du dimanche, les chrétiens d’Ephèse conservaient strictement pour la célébration de la mort du Seigneur, le jour mensuel juif de la Pâques, à savoir le 14 nisan. — 2° La fête pascale des premiers portait exclusivement l’empreinte d’un deuil poignant ; la seconde avait un caractère mixte, le deuil en souvenir de la Passion devenant subitement la joie de la victoire. 3° La majorité des Églises ne pouvait admettre qu’on unit l’eucharistie, attribut essentiel du dimanche, avec la Pâque, c’est-à-dire la fête de la Passion, et en conséquence elle plaçait la communion, si solennelle de l’époque, après cette Pâque, au premier dimanche de l’ancienne Pentecôte. Les chrétiens d’Ephèse, au contraire, communiaient le jour même qui rappelait la mort du Seigneur, et ils éprouvaient ainsi successivement les deux grandes émotions qui se partageaient leur fête.
Telles étaient les différences principales. Mais les uns et les autres admettaient que Jésus était mort le 14 nisan, et ils célébraient également le dimanche : nous verrons même que le premier ouvrage spécial paru dans l’Église sur le dimanche fut composé par un évêque de la province d’Asie. Le seul élément judaïque de la coutume d’Ephèse consistait dans le maintien de l’anniversaire juif du jour de la Passion. Sur plusieurs points elle était même encore plus éloignée du judaïsme que la coutume générale. Des deux côtés, on était en plein développement de l’ancienne Église ethnico-chrétienne.
Après avoir caractérisé les deux points de vue opposés, Eusèbe nous transporte brusquement dans la première phase de la controverse et parle des synodes et des réunions d’évêques qu’elle suscita en dehors de la province d’Asie. « Tous, dit-il, d’un même avis, formulèrent dans des lettres une ordonnance ecclésiastique enjoignant à tous en tout lieu que le mystère du Seigneur au sujet de sa résurrection d’entre les morts fût célébré seulement le dimanche et qu’en conséquence les jeûnes de la Pâques ne fussent terminés qu’en ce jour. De pareilles assemblées eurent lieu en Palestine sous la présidence de Théophile et de Narcisse, à Rome, dans le Pont, en Gaule, à Edesse (Osroène), et à Corinthe. — Eusèbe revient plus loin (ch. 26) sur celles de la Palestine. « Ceux qui étaient à leur tête, dit-il, et avec eux Cassius, évêque de Tyr, Clarus, évêque de Ptolémaïs, et ceux qui s’étaient réunis avec eux, après avoir beaucoup discuté sur la tradition apostolique qui leur avait été transmise sur la Pâque, écrivirent à la fin de leur lettre en propres termes : « Tâchez d’envoyer des copies de notre lettre à toute église, afin que nous ne soyons pas complices de ceux qui à la légère égarent les âmes. Nous vous faisons savoir qu’à Alexandrie on fait la fête le même jour que nous. Nous leur avons écrit et ils nous ont répondu, de telle sorte que c’est d’un commun accord et ensemble que nous fêtons le saint jour. » Il y avait là de la raideur et de l’injustice, tout au moins dans le ton de cette apostille, et la lettre de Victor dut être encore moins modérée.
Mais les évêques de la province d’Asie n’étaient point disposés à céder à la pression qu’on exerçait sur eux. Ils voulaient maintenir « la coutume qui leur avait été transmise, » et Polycrate, évêque d’Ephèse, écrivit en leur nom à Victor et à l’Église de Rome. Ici commence la seconde phase de la controverse. « Nous donc, dit-il, nous célébrons le vrai jour, sans y rien ajouter et sans en rien retrancher. » Et, après avoir parlé des apôtres Philippe et Jean, des évêques Polycarpe, Thraseas, Sagaris, Papirius, Méliton, tous ensevelis en Asie et y attendant la résurrection, « tous ceux-là, dit-il, ont célébré le jour du 14 de la Pâque selon l’Évangile, sans s’en départir en rien, mais en se conformant à la règle de la foi, et moi aussi, le plus petit d’entre tous, Polycrate, suivant la tradition de mes parents, à plusieurs desquels j’ai succédé. Sept d’entre eux ont été évêques avant moi, huitième, et toujours ils ont célébré le jour, lorsque le peuple éloignait le levain. Moi donc, mes frères, ayant 60 ans dans le Seigneur et ayant eu des rapports avec les frères du monde entier et ayant lu toute sainte Écriture, je ne suis point effrayé par ceux qui nous menacent, car ceux qui sont plus grands que moi, ont dit qu’il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. »
3e phase. L’évêque Victor, loin de se laisser persuader, « chercha aussitôt à retrancher de l’unité commune, comme hétérodoxes, les Églises de toute l’Asie avec les Églises voisines, et il les condamna par lettres, dénonçant tous les frères de là-bas sans exception comme excommuniés. » Mais il fut alors abandonné par l’ensemble des évêques de son parti, qui lui adressèrent maintes exhortations, au nom du devoir de rechercher la paix, l’unité, d’exercer la charité fraternelle. Plusieurs même, dont Irénée, lui écrivirent vivement.
Bien que le rite de la majorité des Églises fût le meilleur, sa victoire fut justement retardée par les procédés hautains et usurpateurs de l’évêque de Rome, et elle n’eut lieu qu’au Concile de Nicée en 325. Dans une lettre aux Églises d’Alexandrie, de la Libye et de la Pentapole, ce Concile eut la joie d’annoncer « que toutes les Églises orientales qui précédemment célébraient la Pâque en même temps que les Juifs, la célébreraient désormais en même temps que Rome et les Églises d’accord avec elle » (Socrate, Hist. ecclés. 1.9). Eusèbe, dans sa Vie de Constantin (3.19 ; 3.17), dit que la province d’Asie en particulier reconnut la décision de Nicée. Il avait auparavant signalé parmi les évêques présents au Concile ceux de Galatie, de Pamphylie, de Cilicie, de Cappadoce, d’Asie et de Phrygie. Tous ceux-là adhérèrent, de sorte que la décision fut unanime.
[Voir Real-Encykl. 4, XI, sur les frères qui n’en persistèrent pas moins dans le rite d’Ephèse. Ils furent appelés pour cette raison quarto-decimani, de même que d’autres chrétiens, tout autrement judaïsants, qui célébraient leur Pâque le 14 nisan en mémoire de l’institution de la cène par le Seigneur, et qui avaient été de bonne heure combattus par Méliton de Sardes, Apollinaire de Hiérapolis, Clément d’Alexandrie et Hippolyte de Rome.]
Mais revenons sur la lettre d’Irénée à Victor, car un des deux fragments qu’Eusèbe nous en a conservés, a une grande importance : il nous transporte en plein milieu du second siècle, en nous faisant remonter plus haut encore. « Les presbytres qui avant Soter ont présidé l’église à la tête de laquelle tu es maintenant, écrit Irénée, nous voulons parler d’Anicète, de Pie, d’Hygin, de Télesphore et de Sixte, eux non plus, n’ont pas observé (le 14 nisan) et ils ne permettaient pas de l’observer à ceux qui étaient avec eux. Néanmoins ils étaient en paix avec les évêques des Églises qui l’observaient…, et il n’y en eut jamais de repoussés à cause de cette forme. Les presbytres qui t’ont précédé, allaient même jusqu’à envoyer l’eucharistie à des presbytres d’autres Églises, où l’on pratiquait l’observancea. Et quand le bienheureux Polycarpe vint à Rome au temps d’Anicète et qu’ils avaient à régler ensemble d’autres petites difficultés, ils furent bientôt en paix sur ce chapitre, sans se chicaner. Anicète ne pouvait en effet persuader à Polycarpe de ne plus observer ce qu’il avait toujours observé avec Jean, le disciple du Seigneur, et avec d’autres apôtres qu’il avait fréquentés (οἶς συνεδιέτριψεν), et Polycarpe ne pouvait non plus persuader à Anicète d’observer (le 14 nisan), quand Anicète disait qu’il devait conserver la coutume des presbytres ses prédécesseurs. Les choses étant ainsi, il ne s’en entendirent pas moins (ἐκοινώσαν ἑαυτοῖς) ; et, dans l’Église, Anicète céda l’eucharistie à Polycarpe, évidemment par déférence, et ils se séparèrent en paix l’un avec l’autre, étant en paix avec l’Église entière, tant avec ceux qui observaient (le 14 nisan) qu’avec ceux qui n’observaient pas. »
a – Allusion à la touchante coutume d’envoyer l’eucharistie à d’autres évêques, sous le nom de εὐλογίαι, lors de la fête de Pâques. Cette coutume était assez répandue, comme le montre un décret du concile de Laodicée, qui l’interdit.
Voici maintenant, au point de vue spécial qui nous occupe, ce qui semble résulter de toutes ces données sur la controverse pascale, surtout si nous considérons qu’Irénée avait été disciple de Polycarpe et celui-ci, de l’apôtre Jean :
1° Les chrétiens ont célébré de très bonne heure, même du temps de l’apôtre Jean, l’anniversaire de la mort du Sauveur. C’est de toute évidence pour la province d’Asie.
2° Déjà au commencement du second siècle, cette célébration se faisait différemment suivant les Églises, par exemple à Rome et à Ephèse. Le presbytre Sixte I, dont parle Irénée nous fait remonter bien haut. « Sixte I, dit la Real. Encykl., doit avoir été évêque de Rome depuis 116 ou 119 jusqu’en 128 ou, suivant d’autres, 139. La tradition lui attribue l’introduction des fêtes antépascales. » — « Sixte I ou Xyste I, dit l’Encyc. des sc. relig., fut presbytre-évêque de Rome, d’après Lipsius, … environ 10 ans et mourut au plus tôt en 124, au plus tard en 126. » Il est à noter qu’Irénée remonte jusqu’à lui et pas plus haut. Dans un des deux fragments de la lettre à Victor conservés par Eusèbe, Irénée dit à propos de la diversité qui existait entre les Églises de son temps pour le jeûne antépascal : « Elle a existé beaucoup plus tôt parmi nos devanciers, qui, ne conservant pas exactement, à ce qu’il semble, ce qu’ils avaient reçu, ont transformé la coutume simple et malhabile en ce qui l’a suivie. » Cette opinion d’Irénée, du reste modestement exprimée, serait aussi, peut-être, applicable à ce qui concerne la date de la célébration de la Pâque. Les Églises de la province d’Asie auraient conservé la forme la plus antique, surtout là où se trouvaient à l’origine un certain nombre de Juifs convertis ; mais cette « coutume simple et malhabile » devait naturellement être modifiée plus tard. Et ce sont des considérations de ce genre qui doivent avoir conduit Irénée, originaire lui-même de l’Asie-Mineure et disciple si fidèle de Polycarpe, à adopter le rite de la majorité des Églises, même à le patronner.
3° Vers la fin du second siècle et depuis longtemps, le dimanche était célébré, en particulier comme le jour par excellence de la Cène, au moins dans la très grande majorité des Églises, à Jérusalem comme à Alexandrie, au Pont comme à Rome et en Gaule.
4° Il y eut donc de très bonne heure deux systèmes de fêtes chrétiennes : le système hebdomadaire, où primait le dimanche, comme jour commémoratif de la résurrection du Seigneur, mais où le mercredi et le vendredi rappelaient aussi la trahison de Judas et la Passion, et le système annuel, d’après lequel on célébrait la Pâque, comme anniversaire de la Passion, et la Pentecôte, en tant que commençant avec le jour anniversaire de la Résurrection, et commémorant à la fois cette résurrection et l’envoi du Saint-Esprit.
[« On admet généralement, dit Steitz (Real-Encykl.) que la fête chrétienne de Pâques réunissait en elle déjà dans le 2d siècle, le double caractère du deuil de la Passion et de la joie de la Résurrection (Neander), mais c’est à tort. Les deux émotions étaient réparties en deux temps de fête, la Pâque et la Pentecôte, qui, au fond, correspondaient aux stations hebdomadaires et au dimanche. La Pentecôte, dans le sens large, comprenait 50 jours et solennisait la résurrection et l’ascension du Christ, ainsi que l’effusion du Saint-Esprit. C’était toute une période de joyeuse fête. Aussi ne devait-il point s’y trouver de stations ; on ne priait pas à genoux, mais debout. L’eucharistie y était, sans doute, journellement célébrée. Ἰσοδυναμει τῇ ἡμέρᾳ τῆς κυριακῆς, dit en conséquence Irénée. D’autre part, voici les faits qui nous font reconnaître que la Pâque du 2d et du 3e siècle était exclusivement une fête de la Passion : 1° Les plus anciens Pères partent tous de la présupposition que Christ était le véritable agneau pascal et qu’il avait parfaitement accompli les rites typiques du sacrifice de la Pâque. Sous ce rapport déjà, le mot Πάσχα leur rappela ceux de πάσχειν et de passio (Just. Dial. ch. 40 ; Irénée 4.10 ; Tertull., Adv. Jud. ch. 10). Augustin protesta le premier contre cette dérivation (Ep. 55). Aussi lorsque l’Église remplaça par une fête chrétienne la fête juive abrogée, celle-là ne pouvait être que celle de la mort de Christ. 2° D’autres déclarations des Pères nous conduisent au même résultat. Tertullien considère comme temps propres au baptême la Pâque, cum et passio Domini, in qua tinguimur, adimpleta est, et la Pentecôte, où les chrétiens célèbrent la résurrection de Christ, le don de la grâce du Saint-Esprit et l’annonce par les anges du retour du Seigneur (De bapt., 19). Origène dit de même : « Celui qui peut dire en vérité : Nous sommes ressuscités avec Christ et Dieu nous a fait asseoir avec lui dans les lieux célestes, est toujours dans les jours de la Pentecôte » (Contre Celse, 8.22). Comme il différencie ainsi la signification de la Pentecôte de celle de la Pâque, il ne peut rapporter la fête de la Résurrection qu’à celle-là. »
Zöckler, dans l’art. Pentecôte, de Real-Encykl., dit aussi : « Primitivement, le nom de Pentecôte désignait tout l’intervalle de fête compris entre le 1er jour de Pâque et la commémoration de l’envoi du Saint-Esprit. C’est dans ce sens que Tertullien comprend la fête de Pentecôte : Excerpe singulas solennitates nationum et in ordinem exsere : Pentecosten implere non poterunt. Ailleurs (De coron., 3), il caractérise déjà la célébration de la Pentecôte par l’absence de jeûnes et la prière debout, en opposition au temps de la Pâque … Le sens étroit du mot Pentecôte (ou de son équivalent latin quinquagesima), comme désignation du seul dernier jour de la période des 50 jours de fête, apparaît pour la 1re fois dans un canon du concile d’Elvire en 305, où la coutume, pratiquée ici et là, de ne célébrer que le 40e jour, celui de l’Ascension, au lieu du 50e, est interdite comme hérétique, et où il est dit expressément : Juxta auctoritatem Scripturarum, cuncti diem Pentecostes celebremus. »]
5° La controverse pascale entre les Églises de la province d’Asie et le reste de la chrétienté s’explique précisément par le conflit de ces deux systèmes, les chrétiens de cette province étant en outre, par de respectables raisons de sentiment, très attachés à l’anniversaire annuel de la mort du Seigneur d’après le calendrier israélite.
6° Les jours de la semaine étant indépendants des jours de l’année et du mois, les deux systèmes ne pouvaient être strictement associés sans qu’il n’en résultât dans la pratique de nombreux inconvénients.
7° Dans la transaction qui devait intervenir, le système hebdomadaire devait nécessairement primer, déjà parce que le dimanche seul était réellement une institution fondée par le Seigneur et les apôtres.