Une autre épreuve à laquelle on peut soumettre le dogme de la divinité de Jésus-Christ, c’est de le juger en se plaçant au centre de l’Église générale, au cœur de la doctrine évangélique et de la vie chrétienne, prises l’une et l’autre dans leurs éléments constitutifs. De là sort un triple témoignage en faveur de ce dogme capital. D’un côté, la masse de l’Église répète, en tout lieu et de siècle en siècle, la parole d’adoration de Thomas : Mon Seigneur et mon Dieu ! D’un autre côté, les systèmes humanitaires, en se développant, portent des atteintes toujours plus profondes à la doctrine évangélique, et par cela même ils altèrent la vie chrétienne jusque dans ses racines.
Sans doute, — il ne faut pas se lasser de le redire, — le dogme de la divinité de Jésus-Christ a sa preuve directe et véritable dans les enseignements de la Révélation ; et cette preuve est complète, nous croyons l’avoir montré. Mais si ce dogme ressort de l’esprit général du Nouveau Testament, des dispositions intérieures qu’il inspire, des tendances religieuses et morales qu’il nourrit, s’il se montre à la base de la foi chrétienne, de la vie chrétienne, de la communauté chrétienne, dans leur direction normale, dans leur pure et pleine expansion, l’argument subsidiaire dont il s’agit a certainement de l’intérêt et peut avoir de la valeur.
Cet ordre de considérations exigerait des développements qui seraient ici hors de place. Nous nous bornerons à quelques indications.
A) Église chrétienne. — Que l’immense majorité des chrétiens ait, dans tous les temps, confessé la divinité du Sauveur, cela est tellement positif qu’il serait plus qu’inutile de nous arrêter à l’établir : personne, je crois, ne le conteste aujourd’hui. Remarquons seulement que les systèmes qui nient que Jésus-Christ soit Dieu dans le sens absolu, ont été généralement forcés de reconnaître qu’il l’est dans un sens dérivé, et de lui accorder à ce titre un culte religieux. Cela fut surtout sensible dans les premiers temps, qui nous intéressent et nous importent le plus. On put altérer le dogme traditionnel par des interprétations arbitraires, on ne put échapper entièrement à l’empire du fait, tant ce fait dominait les croyances et les pratiques chrétiennes. Les doctrines les plus hostiles à l’opinion commune s’arrangèrent presque toujours de manière à lui faire quelque place. Non seulement les Ariens, mais les Nazaréens eux-mêmes semblent n’avoir pas refusé à Jésus-Christ une certaine divinité et une certaine adoration. Il en fut de même du Socinianisme à son premier stage. Il en est de même maintenant de ces théories si nombreuses et si indéterminées qui, en niant la divinité métaphysique de Jésus-Christ, c’est-à-dire sa divinité réelle, reconnaissent ce qu’elles nomment sa divinité morale, et s’associent sans trop de scrupule aux prières et aux hymnes qu’on lui adresse dans les temples : concessions arrachées soit par l’évidence des données scripturaires, soit par l’empire des croyances ecclésiastiques, et d’autant plus remarquables qu’elles sont en opposition avec le principe de ces systèmes, car si, d’après la Bible et d’après la raison théorique et pratique, Jésus-Christ n’est qu’un homme ou qu’un être créé, il ne saurait être Dieu en aucun sens et il ne doit pas recevoir les hommages divins. Cette considération est si simple et si forte qu’elle avait dans les temps modernes poussé partout l’unitarianisme et l’Arianisme à laisser tomber tout ce qui se rapporte à Jésus-Christ dans le culte religieux. Il en sera ainsi tôt ou tard de l’humanitarisme actuel, s’il devait durer et se développer sur sa ligne logique : ou il passera du nominalisme au réalisme quant à la divinité du Rédempteur, ou il rejettera peu à peu les restes de christolâtrie qu’il conserve.
B) Doctrine chrétienne. — Les systèmes d’où disparaît la divinité de Jésus-Christ sont conduits par une sorte de nécessité interne à altérer, à tronquer, à volatiliser l’Évangile. L’Évangile, son nom seul le dit, est essentiellement la dispensation de grâce descendue du Ciel ; il vient chercher et sauver ce qui était perdu ; il se résume dans cette parole : Dieu a tant aimé le monde, etc. Il atteste la chute et apporte la rédemption. Expiation, justification, régénération par la mystérieuse intervention du Fils de Dieu et sous l’action vivifiante du Saint-Esprit, voilà son contenu fondamental. Or, les systèmes qui ont nié la divinité de Jésus-Christ sont tous arrivés à la négation de la plupart des autres dogmes constitutifs de l’Évangile. Il doit donc y avoir entre ces systèmes et ces doctrines une incompatibilité quelconque. Le fait est assez général, assez constant, pour légitimer cette assertion. Ce fait se produit et sous forme négative et sous forme positive. D’un côté, ceux qui rejettent la déité du Seigneur sont conduits à rejeter aussi peu à peu les autres doctrines caractéristiques du Christianisme ; de l’autre côté, des hommes partis de l’humanitarisme et arrivés d’abord à ces doctrines, ont été amenés par elles à l’adoption de la déité de Jésus-Christ. Thomas Scott, théologien anglais qui eut beaucoup de réputation et d’influence en France au commencement du Réveil, fournit un exemple remarquable de cette marche ascendante vers le grand dogme chrétien ; et tout indique que la voie qu’il a suivie a été celle de bien d’autres personnes religieuses. Scott, parti du point de vue socinien le plus prononcé, s’était déjà graduellement élevé, par l’étude de l’Écriture et ses expériences intérieures, à tous les points de la doctrine du salut, qu’il méconnaissait et repoussait encore les dogmes de la divinité du Seigneur Jésus et de la Trinité. Une raison qui contribua à les lui faire admettre, ainsi qu’il le dit lui-même, c’est qu’« il les lui fallait nécessairement pour mettre de l’harmonie dans son systèmea.
a – La force de la vérité, p. 68.
Il doit donc y avoir, je le répète, un rapport intime, un lien étroit entre ce dogme et les autres doctrines chrétiennes, puisqu’ils se montrent ainsi solidaires. Historiquement, on n’en saurait douter ; et la réflexion explique et sanctionne la donnée de l’expérience.
La divinité du Sauveur ôtée, tout change dans la rédemption, cette grande manifestation de la grâce qui nous ouvre le Ciel, cette révélation si haute et si profonde des attributs moraux de Dieu, où l’immensité de la miséricorde fait entrevoir l’immensité de la justice, et qui est au fond l’Évangile même. On ne conçoit pas qu’un dévouement purement humain ait fourni la garantie qu’exige l’ordre moral de l’Univers dans l’amnistie des coupables, et racheté un monde tout entier. L’effet semble dépasser la cause. Sans doute, on ne peut prouver a priori, comme on a prétendu le faire, qu’il fallait une victime divine (argument d’Anselme dans son Cur Deus homo : théorie de la satisfaction). Cependant, on voit tout de suite, au jugement de la conscience et de la raison elle-même, quelle est la différence infinie de la rédemption selon qu’elle se fait par un simple enfant d’Adam, ou par un être à la fois fils de l’homme et fils de Dieu. Dans la première hypothèse, la croix de Christ peut être, si l’on veut, un symbole, un gage du pardon qu’il a annoncé, en tant qu’elle est une confirmation de sa parole ; elle ne paraît pas pouvoir être la cause méritoire du salut, conformément au langage de l’Écriture et à la croyance de l’Église. Dès lors, cette cause, on doit la chercher et la placer ailleurs ; et dès lors aussi, l’expiation s’en va ou n’est retenue que nominalement.
On ne s’arrête pas là, du moins quand on laisse la dialectique du système en dérouler librement les conséquences. La négation du caractère propitiatoire de l’œuvre rédemptrice, fond vital et central du Christianisme, en atteint peu à peu tout le contenu substantiel. Elle va miner le dogme de la chute, que l’homme n’ose guère envisager et sonder qu’à la lumière de l’Évangile de la grâce ; celui de la justification par la foi qui, dans son vrai sens, n’est que l’application subjective du bienfait de l’expiation ; celui de la régénération par le Saint-Esprit, car comment l’admettre tel que le Nouveau Testament le donne quand, on méconnaît notre état moral naturel et que l’on considère le salut comme l’œuvre de l’homme bien plus que comme le don de Dieu ? On est logiquement poussé à amoindrir l’action divine dans la sanctification, de même que dans la justification. C’est la tendance de ces systèmes ; ce doit être et c’est, en effet, leur fin. L’unitarianisme socinien et l’ancien rationalisme en ont fait la preuve aux yeux de tout un siècle. Le rationalisme actuel la tait à sa manière et dans sa conception panthéistique de l’Évangile et dans sa conception déistique. Dans la première direction, Jésus-Christ est l’initiateur de l’union essentielle de l’humain et du divin, principe suprême, qui explique tout, mais qui change tout aussi. Dans la seconde, ne reconnaissant au Sauveur qu’une divinité morale, on ne laisse subsister qu’une rédemption et une justification morales, dont le Fils de Marie est le moyen, parce qu’il en est le parfait exemplaire. Que reste-t-il du christianisme biblique ? Ainsi, toujours, la notion de l’œuvre du Rédempteur s’abaisse ou s’élève dans les mêmes proportions que celle de sa personne.
La marche inverse, soit négative, soit positive, se conçoit de même. Si l’homme ne naît pas dans un état de péché et de condamnation, s’il s’agit pour lui d’une réforme et d’un progrès plutôt que d’une restauration et d’un relèvement, si l’œuvre du salut n’est que l’assurance du pardon promis à la repentance et à la foi, l’intervention d’un Dieu n’est point nécessaire, la parole et la vie d’un révélateur y suffisent pleinement et le dogme traditionnel, où l’inutile s’unit à l’étrange, tombe de lui-même.
Quand, au contraire, l’âme placée sous la conviction de péché aspire ardemment au pardon et à la sanctification, elle est préparée à admettre la doctrine évangélique delà grâce réconciliatrice et régénératrice, et par cela même celle de la divinité du grand Rédempteur, qui réunit tout en Dieu, dans le Ciel et sur la Terre, qui envoie le Saint-Esprit, qui donne la rémission des péchés et la conversion des cœurs, en qui chaque fidèle et l’Église entière puisent leur paix, leur force, leur vie. Car l’âme chrétienne ne peut s’empêcher de voir là des actes divins, provoquant la confiance et l’adoration religieuse. A mesure que la lumière sainte s’accroît pour elle, à mesure qu’elle avance dans la connaissance d’elle-même et de la voie du salut, elle sent toujours plus le surhumain chez Celui dont elle reçoit tout et sur qui s’appuie son espérance pour le temps et pour l’éternité ; elle découvre dans la grandeur de son œuvre la majesté de sa personne, et elle est ainsi disposée et amenée à reconnaître en lui son Seigneur et son Dieu. Sans doute ce n’est pas la raison qui dévoile au croyant ce mystère, c’est- la Bible, mais la Bible ouverte en quelque sorte par son expérience intérieure ; c’est son progrès dans la foi et dans la sanctification, cette lumière du cœur qui illumine et guide la pensée : les mouvements de sa conscience, les impressions et les vues nouvelles qu’il en reçoit, dissipent ses anciennes préventions, et il peut apercevoir alors dans les Livres saints la vérité qui lui était restée voilée C’est par là que les disciples de la loi deviennent les candidats de la grâce. L’admission théorique et pratique d’une des doctrines chrétiennes prépare l’admission des autres, comme une négation incline et aboutit à d’autres négations.
Je ne veux, certes, pas dire que le rejet ou l’adoption du dogme de la divinité de Jésus-Christ soit l’unique cause du rejet ou de l’adoption des autres dogmes constitutifs de l’Évangile, et réciproquement. Tous ces dogmes ensemble peuvent être repoussés par le même motif, savoir leur opposition supposée avec la théologie de la conscience ou de la raison, qu’on tient pour évidente et dont on fait le critère de celle de l’Écriture. Je dis seulement qu’il existe entre les grandes doctrines évangéliques un tel rapport que l’abandon des unes entraîne plus ou moins la répudiation ou la mutilation des autres, et que ce rapport existe tout spécialement à l’endroit du dogme dont nous nous occupons. Plus on retient de la chute et de la rédemption, ces deux poins corrélatifs, dont l’un est le cri de l’âme et l’autre la réponse du Ciel, plus grandit la notion de la nature supérieure du Sauveur, et vice versa. L’humanitarisme de nos jours en fournit un exemple qu’il vaut la peine de noter. Posant généralement à sa base le fait de la déchéance admis par la philosophie dont il relève, à l’encontre de l’ancien humanitarisme qui niait ce fait radical avec la philosophie d’où il sortait, il est contraint par là à maintenir à l’Auteur de la réhabilitation quelque chose de divin, dans un sens ou dans l’autre, sans quoi les attributions de sa personne ne suffiraient point à la grandeur de son œuvre. On parle, il est vrai, d’une divinité mystique ou morale, nominale par conséquent ; mais, en fait, elle ne devient effective, elle ne répond au postulat du système ; qu’en s’unissant d’une ou d’autre manière à la divinité réelle, dont le πληρωμα, habitant dans l’homme Jésus, s’étend, de lui et par lui, à tous les croyants ; de sorte que, pour ne pas rentrer dans le dogme ecclésiastique qu’on accuse d’exagération, on le dépasse et l’on approche du vieux Monarchisme, comme a fait fréquemment l’unitarianisme socinien.
Quoique le Christianisme n’ait pas été donné sous forme de système, il y a pourtant une profonde unité interne entre ses doctrines. Pour employer une image familière à nos auteurs sacrés, elles constituent dans leur ensemble un édifice spirituel, dont la chute est la base, la rédemption le centre et la régénération le faite ; tout le reste s’y rattachant ensuite comme complément. Et tout tient à Christ, de qui tout vient, à qui tout ramène ; car tout est de lui, en lui et par lui dans le Royaume des Cieux.
Mais, sans étendre cette remarque au delà de notre étude actuelle, il est évident, d’une part, que la divinité du Sauveur pleinement reconnue révèle la profondeur de la chute et de ses misères par la grandeur de la rédemption, et, d’autre part, que la nature du salut une fois saisie, sondée, expérimentée, dévoile peu à peu la nature surhumaine du Sauveur.