Nous appelons déterminations conditionnelles, celles qui étant relatives au sort éternel des créatures justes ou injustes, sont subordonnées à une condition résidant dans une part quelconque de spontanéité humaine, non issue de la causalité divine absolue.
Cette conditionnalité humaine, en effet, se réalise dans deux alternatives opposées, toutes deux préconnues et non prédéterminées, qui sont désignées dans l’Ecriture par les termes de foi et d’incrédulité, et auxquelles sont attachées deux issues également opposées, mais celles-ci préconnues et prédéterminées tout ensemble : la vie et la mort éternelle : Jean 3.36.
Le principe fondamental sur lequel tous les interprètes de l’Ecriture, prédestinatiens ou synergistes, sont d’accord, est celui de la responsabilité de l’homme dans le mal ; car ceux-là même qui déniaient à l’homme tout libre arbitre, ne laissaient pas d’imputer à l’agent prédestiné du mal l’acte commis de par la volonté divine.
Mais c’était là une contradiction réprouvée par la logique autant que par la conscience. L’une comme l’autre déclarent que la responsabilité implique la spontanéité ; et nous ajoutons que la spontanéité de l’homme dans le mal implique et suppose un minimum de spontanéité dans le bien ; car admettre que le refus de la grâce est le fait spontané de l’homme, implique que le non-refus, c’est-à-dire, le consentement de l’homme à la grâce, est également de spontanéité humaine. Nous osons même dire que ces trois affirmations de la responsabilité, de la spontanéité de l’homme dans le mal et de la spontanéité de l’homme dans le bien sont si indissolublement enchaînées l’une à l’autre, que leur disjonction reste une monstruosité logique et morale.
L’Ecriture, en effet, nous enseigne de son côté que soit l’incrédulité, soit la foi, sont non pas des effets de la causalité divine absolue, mais des faits de spontanéité humaine. Prétendre le contraire, ou admettre une des propositions et rejeter l’autre, affirmer que l’incrédulité est le fait de l’homme, mais que la foi est le produit exclusif de la grâce divine en l’homme, serait faire évanouir aussitôt toute spontanéité humaine à peine admise, dans l’universalité de la causalité divine absolue.
Nous disons d’abord que l’Ecriture enseigne, en même temps que la responsabilité, la spontanéité de l’homme dans le mal. Ce principe est reconnu, tout d’abord dans tous les passages qui rapportent le mal à la volonté de l’homme : Luc 13.34 (οὐχ ἠθελήσατε) Jean 5.40 (οὐ θέλετε ἐλθεῖν πρός με) ; comp. Romains 10.3 (οὐχ ὑπετάγησαν) etc. ; ensuite et surtout dans ceux qui depuis le récit de la première chute, jusqu’au tableau du jugement dernier, mentionnent les sentences divines prononcées contre le mal et ses auteurs ; car, à moins de transformer ces pages redoutables de l’Ecriture sainte en des scènes de je ne sais quelle divine et odieuse comédie, le mal que Dieu juge ne saurait être le mal que Dieu veut.
C’est ainsi que Jésus annonce aux Juifs qui n’ont pas voulu écouter sa parole, qu’ils seront justiciables de cette parole elle-même au dernier jour : ὁ λόγος ὃν ἐλάλησα, ἐκεῖνος κρινεῖ αὐτὸν ἐν τῇ ἐσχάτῃ ἡμέρᾳ (Jean 12.47-48) ; et saint Paul déclare les païens, contempteurs de la révélation naturelle, si puissante d’ailleurs que soit l’erreur qui les environne et les domine, ἀναπολογήτους (Romains 1.20).
L’Ecriture confirme notre seconde proposition affirmant la spontanéité de l’homme dans le bien, en ce qu’elle nous présente également, de la première page à la dernière, l’obéissance au commandement de Dieu et le suprême acte d’obéissance qui est la foi, comme un objet d’obligation morale, condition unique mais indispensable du salut. Le mode impératif, employé dans toutes les parties de l’Ecriture dans l’énoncé des rapports de l’homme avec Dieu, suppose sans contestation possible, et à moins, encore une fois, que le langage scripturaire ne réponde à aucune réalité des choses exprimées, que la spontanéité de l’homme dans le mal est accompagnée d’une faculté de spontanéité opposée à la première.
On chercherait en vain dans l’Ecriture tout entière la formule devenue dès longtemps un axiome courant dans la langue religieuse, que la foi est un don de Dieu. Les deux seuls passages du Nouveau Testament qui ont pu donner naissance à cette expression, sont : Éphésiens 2.8 et Philippiens 1.29, mais ils ne la contiennent ni l’un ni l’autre. Dans Éphésiens 2.8, qui est peut-être le texte le plus souvent cité à ce propos, le pronom τοῦτο ne se rapporte point à la foi, mais à l’œuvre entière du salut par la foi, résumée en ces mots : τῇ γὰρ χάριτί ἐστε σεσωσμένοι. Dans Philippiens 1.29, où la foi en Christ et la souffrance pour Christ, associées l’une à l’autre, figurent comme les deux sujets de : ὑμῖν ἐχρίσθη, on ne saurait attribuer l’une plutôt que l’autre à la causalité divine absolue, et le rôle que remplit la grâce dans l’activité humaine de la foi, comme dans les souffrances pour Christ infligées aux fidèles par le monde, ne peut être qu’un rôle concomitant et préservateur. Comment, d’ailleurs, l’apôtre pourrait-il dans le chapitre suivant, tirer de la constance et de l’ubiquité de la causalité divine elle-même le motif d’une activité humaine intense et continue ? (Philippiens 2.12-13.)
Ce qui confirme encore notre proposition, que, d’après l’Ecriture, la foi de l’homme, condition de la première réception de la grâce, est de spontanéité humaine, c’est que la cessation de cette condition chez le sujet doit avoir pour effet sa déchéance temporaire et définitive de l’état de grâce. Aussi les prédestinatiens ont-ils toujours admis depuis Augustin, comme corollaire du principe que la foi est un don de Dieu, le donum perseverantiæ, qui devait rendre inamissible tout ensemble la foi qui était l’effet et la grâce qui était la cause. Car si la réception de la grâce en l’homme n’est soumise à aucune condition en l’homme lui-même, le retrait de cette même grâce ne pourrait être que l’effet d’un second arbitraire divin détruisant celui du premier, ce qui a paru aux prédestinatiens avec raison inadmissible. Nous sommes donc fondés à dire que l’inamissibilité de la grâce ayant toujours été réputée le corollaire du don initial de la foi, il y a de même solidarité entre le principe de l’amissibilité de la grâce et celui de la conditionnalité du salut. Or, l’amissibilité de la grâce qui est déjà supposée par toutes les exhortations à la vigilance faites par Jésus et les Apôtres aux fidèles : Matthieu 26.41 ; 1 Corinthiens 16.13 ; 1 Thessaloniciens 5.6 ; 1 Pierre 5.8, est directement enseignée par Jésus-Christ dans plusieurs paroles : Matthieu 5.13 ; 18.32, et par saint Paul, soit qu’il cite des exemples d’hommes ayant fait naufrage quant à la foi : 1 Timothée 1.19 ; soit qu’il exprime l’appréhension que lui cause pour lui-même une pareille éventualité : 1 Corinthiens 9.27 ; Philippiens 3.11 ; comp. Hébreux 6.4-6 ; 10.26t.
t – M. G. Rosselet, qui a été un des rares survivants du calvinisme absolu, a publié il y a quelque vingt ans, un recueil des Passages difficiles, dont il s’efforce de démontrer l’accord avec la doctrine de la prédestination. Après comme avant, ces passages n’ont pas cessé de nous paraître en effet « difficiles ».
Toutefois, le rapport que nous venons de statuer entre la prescience et la préordination divine, à raison duquel le fait de spontanéité humaine conditionne l’activité divine, n’épuise pas la réalisation du plan divin dans le monde ; en d’autres termes : le contenu total de la préordination divine n’est pas exprimé par les déterminations conditionnelles dont il vient d’être traité. Il y a dans le conseil divin qui a conçu et posé le plan du monde et dans la réalisation de ce plan elle-même, des éléments ressortissant exclusivement à la causalité divine absolue, inaccessibles par conséquent à toute collaboration et raison humaines ; et c’est là la part incontestable de vérité de la doctrine de la prédestination.