Après l’insuccès total de la tentative d’Evanson (1792), qui n’avait d’autres raisons à alléguer contre la composition de cette épître par saint Paul que les nombreuses salutations adressées à une église qu’il ne connaissait pas et le silence du livre des Actes sur une œuvre si importante, un seul essai avait été fait de combattre l’authenticité, celui de Bruno Bauer, en 1852, qui n’avait pas eu en Allemagne un meilleur succès. Cependant les idées de ce dernier ont trouvé récemment en Hollande un sol disposé à les recevoir. M. Loman, professeur à Amsterdam, a repris cette polémique en 1882 dans ses Quæstiones Paulinæ, et ce travail est actuellement continué par M. Steck, professeur à Berne. Nous avons déjà parlé de cette tentative à l’occasion des épîtres aux Galates et aux Corinthiens. L’épître aux Romains serait, selon Steck, le premier manifeste sorti de ce petit cénacle de philosophes chrétiens grecs établi à Rome au commencement du second siècle. Leur opposition au christianisme palestinien qui menaçait de s’infiltrer dans l’église romaine à cette époque, s’est prononcée, d’abord, sous la forme calme et mesurée de l’épître aux Romains, puis a éclaté ensuite d’une manière plus vive dans les épîtres aux Corinthiens, et enfin a atteint le plus haut degré de violence dans celle aux Galates. L’inauthenticité de la première ressort avant tout de l’incertitude où la science est encore après tant de discussions sur le caractère religieux des lecteurs et sur le vrai but de l’épître. Cette incertitude provient de la lettre elle-même. Le préambule 1.1-16 suppose des lecteurs d’origine païenne. La première partie, 1.16 à 8.39, n’a de sens que si elle est adressée à une église dominée par des scrupules judéo-chrétiens. La seconde partie, ch. 9 à 11, est adressée de nouveau à des croyants païens. Il en est de même de la troisième, ch. 12 à 14. On voit que ce ne sont là que des pièces rapportées, des fragments d’origine différente, et non les parties d’un même tout. Les ch. 15 et 16 sont des suppléments ajoutés plus tard et dont on peut aisément démontrer l’addition graduelle.
A ces objections voici ce que nous avons à répondre :
D’après les témoignages externes, l’épître aux Romains est, sans aucun doute, employée déjà par Clément Romain, vers l’an 95. comparez le ch. 35, 5 (énumération des vices païens) avec Romains 1.29 ; ch. 38, 2 (les égards réciproques des forts et des faibles) avec Romains 14.1 ; ch. 46, 7 (nous sommes membres les uns des autres, ἀλλήλων μέλη avec Romains 12.5.
Nous trouvons également notre épître employée, sinon proprement citée, dans Ignace et Polycarpe, puis dans Justin et dans la Lettre des églises de Vienne et de Lyon. Le canon des églises syriaque et latine, ainsi que le Fragment de Muratori, lui assignent sa place parmi les livres de la nouvelle alliance. Irénée, Tertullien, Clément d’Alexandrie, puis Origène et Eusèbe, la traitent comme un écrit apostolique universellement admis.
Ces faits seraient difficilement concevables si cette épître procédait d’un parti de sages grecs, formant une aristocratie intellectuelle au sein de l’église de Rome et hostile au christianisme judaïsant reçu jusqu’alors. En général les faits prouvent que chez les pagano-chrétiens la pensée chrétienne était, à cette époque bien déchue déjà de la hauteur de la conception évangélique qui s’exprime dans les grandes épîtres de Paul. Clément, chrétien païen, l’un des chefs de l’église romaine, a beau citer notre épître ; on remarque déjà chez lui un affaissement dogmatique qui n’a cessé d’aller croissant jusqu’à la Réformation. L’époque était déjà passée où le puissant spiritualisme paulinien avait pu se produire. Il faut remonter pour cela jusqu’à l’époque créatrice, celle de l’apostolat.
On parle de philosophes gréco-romains composant notre épître ! Mais, quoi de plus étranger à la pensée grecque que le contenu de ce livre ! La première partie, celle de la justification, qui forme la base de cette conception chrétienne, où en trouve-t-on les racines ? Dans Platon et Aristote ? Non, dans la Genèse (l’histoire d’Abraham), dans les écrits d’Habacuc, d’Ésaïe et des psalmistes. Les idées de justification et de justification par la foi ne sont-elles pas absolument étrangères à la pensée grecque ? Le mot δικαιοῦν n’a pas une fois, dans la littérature grecque, le sens qu’il a dans notre épître et qui ne se trouve avant Paul et Jésus-Christ que dans les LXXg. La notion exprimée par ce terme a ses conditions dans le monothéisme de l’A.T., et nulle part ailleurs. Lüdemann, qui a essayé de distinguer dans notre épître deux sotériologies, l’une judaïque, représentée par la notion de la justification juridique, ch. 1 à 5, l’autre hellénique, dans le morceau sur la sanctification, ch. 6 à 8, reconnaît par là même l’origine judaïque de la première. Et quant à la seconde, comment faire dériver la notion de la sanctification par le Saint-Esprit du stoïcisme romain du second siècle ? Épitecte et Marc-Aurèle croyaient à la force propre de l’homme et espéraient obtenir par elle la victoire sur le mal. L’idée du secours nécessaire de l’Esprit de Dieu, par lequel seul nous pouvons accomplir le bien, leur était étrangère. On peut en dire autant de celles de la résurrection des corps et de la rénovation de la nature, qui remplissent le ch. 8h. Ce n’est ni à Athènes, ni à Rome, c’est à Jérusalem, dans la révélation du Dieu vivant, que se trouve le berceau de l’épître aux Romains.
g – Voir l’étude sur le mot δικαιοῦν dans mon Comment, sur l’épître aux Romains, à III, 20 (2e éd.).
h – Je doute que la troisième Eglogue de Virgile eût vu le jour si le poète n’eût eu sous les yeux la traduction des LXX d’Esaïe ch. 11 et d’autres passages des prophètes.
Mais ce qui la met surtout à l’abri de tout soupçon de composition frauduleuse, c’est le sérieux profond qui y respire, l’esprit de droiture et de sainteté incomparable qui l’anime, et l’originalité puissante qui s’y révèle à chaque ligne.