Il te semble, hérétique, que le Seigneur de gloire[46] a tremblé de peur devant sa Passion ? Mais pour être tombé dans cette erreur, pour ne pas avoir reconnu qui il était, le Christ regarde Pierre comme s’il était Satan ; il lui est un scandale[47] ! Et pourtant, c’est par amour pour ce Christ qui lui avait été révélé comme tel par le Père qui est aux deux et non par la chair et le sang[48], que Pierre repousse le mystère de la Passion ; la sévérité d’une telle répartie affermit sa foi.
[46] Cf. 1 Corinthiens 2.8.
[47] Cf. Matthieu 16.23.
[48] Cf. Matthieu 16.17.
Et toi, où places-tu ton espérance pour nier que le Christ soit Dieu, et pour supposer que sa Passion l’ait effrayé ? Aurait-il craint, lui qui s’avance à la rencontre des hommes en armes qui viennent l’arrêter ? Son corps fait-il preuve de faiblesse, puisqu’à son arrivée, la troupe de soldats qui le recherchait, tombe à terre[49] ? Les voilà effondrés, voilà leurs corps couchés sur le sol, ils ne peuvent supporter la majesté de celui qui s’offre lui-même à leurs liens !
[49] Cf. Jean 18.3-6.
A ton avis, quelle faiblesse pouvait donc écraser un corps dont la nature jouissait d’un tel pouvoir ?
Mais peut-être le Seigneur aurait-il craint la douleur des blessures ? Dis-moi, aurait-il frissonné d’horreur en sentant le clou pénétrer dans sa chair, lui qui guérit de son seul toucher, l’oreille qui avait été coupée[50]> ? Toi qui supposes une faiblesse chez le Seigneur, explique-nous cet acte de puissance posé par une chair soumise à la faiblesse, au moment même de sa Passion !
[50] Cf. Luc 22.50-51 ; Jean 18.10.
Pierre en effet, dégaine l’épée et frappe ; et voici le serviteur du grand-prêtre, l’oreille tranchée. Comment donc, par le toucher du Seigneur, de la blessure béante, naît l’oreille reconstituée ? Le sang coule, le glaive tranchant qui s’abat laisse sa trace, une horrible blessure sur un corps mutilé ! Mais d’où sort cette chair qui n’existait pas et qui surgit, là où il n’y avait rien ? Comment l’oreille qui manquait se trouve-t-elle remise à sa place ?
Cette main qui crée une oreille, aurait-elle craint le clou ? Aurait-il senti sa blessure, celui qui ne permet pas qu’un autre ressente la douleur de la sienne ? Serait-ce la peur des clous qui meurtriront sa chair, qui plonge dans la tristesse celui qui par son toucher, peut faire repousser la chair sur une blessure ? Allons, je te le demande, si le corps du Christ possède un tel pouvoir, comment soutenir qu’il possède une nature infirme, lui qui par sa nature est capable de supprimer toute espèce d’infirmité chez un homme ?
Mais peut-être, par suite d’une tournure d’esprit dévoyée, stupide et insensée, maintiendra-t-on chez le Christ une infirmité de sa nature, parce que « son âme est triste jusqu’à la mort » (Matthieu 26.38). Je ne te reproche pas encore, hérétique, de ne pas comprendre la force de cette parole. Pour le moment, j’attends cependant de toi que tu me dises pourquoi tu as oublié cette exclamation du Seigneur : « Maintenant », s’écria-t-il lorsque Judas sortit pour le livrer, « Maintenant, le Fils de l’homme est glorifié » (Jean 13.31) ? Eh bien, si sa Passion devait le glorifier, la crainte de sa Passion l’aurait-elle attristé ? A moins peut-être qu’il fut assez dénué de raison pour craindre des souffrances capables de le glorifier lorsqu’il les aurait subies !
Mais sans doute s’imagine-t-on que la crainte du Seigneur était si forte qu’elle l’a poussé à prier pour que ce calice s’éloigne de lui « Père, supplie-t-il, tout t’est possible, éloigne de moi ce calice ! » (Marc 14.36).
Pour ne pas t’accabler par d’autres témoignages, n’aurais-tu pas réfuté par toi-même la lourdeur d’esprit dont fait preuve ton peu de foi, lorsque tu as lu : « Remets ton épée au fourreau ! Ne boirais-je donc pas le calice que mon Père m’a donné ? » (Jean 18.11). Comment donc la crainte de souffrir le pousserait-elle à prier d’éloigner de lui ce que, dans son zèle d’accomplir le plan divin, il avait hâte de mener à son terme ? Mais non, c’est inadmissible ! Il ne saurait refuser de souffrir, il eût été plus honnête d’admettre aussi que tu ne comprends rien à ce passage, plutôt que de te déchaîner avec toute la rage dont fait preuve ta sottise impie, pour nous affirmer que le Seigneur priait Dieu pour ne pas souffrir, alors que tu as reconnu qu’il voulait souffrir !
Mais, je le suppose, dans le combat que nous livre ta mauvaise foi, tu t’armeras de cette parole du Seigneur : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Matthieu 27.46). Ainsi, après le désastre de la croix, tu croiras peut-être que le Christ n’est plus digne d’être aidé de son Père, et qu’il a laissé échapper la plainte amère de se voir délaissé, dans la détresse où il se trouvait. Je le vois, pour toi, le mépris, la faiblesse et la croix sont une honte pour le Christ ; mais alors, rappelle-toi ce texte : « En vérité, je vous le dis, désormais vous verrez le Fils de l’homme siéger à la droite du Tout-Puissant, et venir sur les nuées du ciel » (Matthieu 26.64)
Dis-moi où vois-tu de la crainte dans la Passion ? Quand le Christ se montre-t-il faible ? Où est sa douleur ? Quel préjudice en supporte-t-il ? Voici nos impies qui déclarent : Le Seigneur a craint. Mais lui-même affirme sa volonté de souffrir. Ils s’efforcent de nous prouver sa faiblesse ! Mais lui, il nous révèle sa puissance : on ne tient pas debout en sa présence et voici ses persécuteurs à terre[51]. Ils lui font grief d’avoir souffert des blessures de sa chair ! Mais puisqu’il remet à sa place la chair de l’oreille, là où il n’y avait qu’une blessure[52], c’est donc que, bien qu’il soit chair, le Seigneur échappe à l’ordre naturel propre à la chair, par lequel nous souffrons de nos blessures. Car lorsqu’il touche de sa main la plaie de l’oreille amputée, cette main est bien la main de son corps ; et puisque cette main fait naître une oreille de la blessure[53], elle ne peut être la main d’un corps sujet à la faiblesse.
[51] Cf. Jean 18.6.
[52] Cf. Luc 22.51.
[53] La pensée d’Hilaire à propos de cet épisode évangélique est que le Christ a créé de rien une nouvelle oreille à la place de celle qui avait été coupée.
Mais, me dis-tu, la croix est une infamie pour le Christ ! Tiens, mais n’est-ce pas grâce à elle que le Fils de l’homme apparaîtra, assis à la droite du Tout-Puissant, et que l’homme né du sein de la Vierge, reviendra dans sa majesté, sur les nuées du ciel[54] ?
[54] Cf. Matthieu 26.64.
Tu ne saisis pas, impie, la raison d’être des choses de la nature : et tandis que, rempli d’un esprit d’impiété et d’erreur, tu ne comprends rien au mystère de la foi, dans ta stupidité d’hérétique, tu t’écartes même du simple bon sens ! En effet, tout ce que l’on craint, on l’évite fatalement, puisqu’on le craint ; celui qui est faible est plein d’effroi, parce qu’il a conscience de ne pas être solide ; si quelqu’un souffre, c’est qu’il possède une nature changeante, soumise à la douleur ; et quelque chose d’infâme est toujours un déshonneur. Mais vraiment, qu’est-ce qui se passe dans ton esprit, pour que toi, tu comprennes que le Seigneur Jésus-Christ craigne ce vers quoi il se hâte, qu’il tremble de se voir faible, alors qu’il jette à terre les forts ; qu’il ressente la douleur des blessures, lui qui ne laisse pas les autres souffrir de leurs blessures ; qu’il soit déshonoré par l’infamie de la croix, quand cette croix lui permet de s’asseoir auprès de Dieu, et de revenir dans sa royauté !
Mais peut-être vas-tu penser qu’il te reste encore une occasion unique pour étaler ton impiété ; le Seigneur, nous diras-tu, a craint cette mort inéluctable et la descente aux enfers, car il semble bien que cette parole en fait foi : « Père, je remets mon esprit entre tes mains » (Luc 23.46).
Lisant ce texte et ne le comprenant pas, il te fallait, ou bien garder le silence avec respect, ou demander humblement dans la prière la grâce de le comprendre ! Mais non, incapable de saisir la vérité, tu préfères t’égarer dans une affirmation inconsidérée, poussé par ton délire stupide ! Allons, comment peux-tu croire que le Christ ait craint le chaos de l’enfer, les flammes brûlantes, l’abîme des peines vengeresses, quand tu l’entends dire au larron sur la croix : « En vérité, je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis » (Luc 23.43).
Non, à présent, je puis le dire, tu ne soumettras pas à la crainte la puissance de cette nature qui est celle du Christ, tu ne la relégueras pas dans les confins du monde infernal, car celui qui descend aux enfers n’abandonne pas le Paradis – comme il demeure dans le ciel, lorsque, Fils de l’homme, il parle sur la terre[55] –, alors qu’il promet le Paradis à celui qui lui rend témoignage, et lui annonce qu’il possédera les délices de la béatitude parfaite. La crainte qui saisit nos corps ne peut étreindre celui qui pénètre même les enfers, et qui, par la puissance de sa nature, se répand partout. Le chaos de l’enfer[56], par la terreur de la mort qu’il inspire, ne saurait avoir raison de cette nature qui gouverne le monde, de cette puissance qui, du fait de la liberté spirituelle dont elle jouit, est sans limite, source inépuisable des joies du Paradis.
[55] Cf. Jean 3.15.
[56] Cf. Ip 3.19.
Sépare donc une part de cette nature indivisible pour la soumettre à la crainte, envoie aux enfers la partie du Christ qui doit souffrir, et laisse dans le Paradis celle qui doit régner. Le larron en effet, demande au Seigneur de se souvenir de lui dans son Royaume[57]. C’est je suppose, d’entendre les gémissements du Christ dont les mains sont percées de clous, qui lui suggère la foi que suppose cette bienheureuse affirmation de la royauté du Christ ; il apprend celle-ci en constatant la douleur qui accable ce faible corps. Lui, il implore du Christ la grâce de se souvenir de lui, dans son Royaume ; toi, tu attribues à la crainte sa mort sur la croix. Le Seigneur promet au larron d’être bientôt avec lui dans le Paradis ; toi, tu enfermes le Christ dans les enfers, sous la terreur du châtiment. La foi que vous avez l’un et l’autre, ne permet pas la même espérance. Le larron reconnaît pour Roi le Christ pendu au gibet, ce qui lui mérite le Paradis ; mais toi, tu prêtes au Christ la douleur dans son supplice, la crainte de la mort, aussi seras-tu sûrement privé du Paradis et du Royaume de Dieu !
[57] Cf. Luc 23.40-42.
Après avoir recensé les paroles et les actes du Seigneur, considérés dans toute leur force, nous avons donc prouvé ceci, sans qu’il soit possible d’en douter : la nature du corps du Christ n’avait pas l’infirmité qu’ont nos corps de par leur nature, lui qui pouvait par la puissance de sa nature, chasser toutes les infirmités des corps. Et la souffrance, bien qu’elle affectât son corps, ne lui imposait pourtant pas la douleur naturelle que nous ressentons.
Si en effet, le Seigneur avait la forme de notre corps, son corps n’était pas un corps faible et imparfait comme le nôtre : il n’avait pas la même origine que le nôtre, puisque la Vierge l’avait engendré après l’avoir conçu de l’Esprit-Saint : bien qu’elle ait accompli les fonctions propres à son sexe, elle n’a pourtant pas reçu d’un homme la semence d’une conception terrestre. C’est bien d’elle que le corps du Christ fut engendré, mais ce corps fut pourtant conçu de l’Esprit ; ce corps est sans doute un vrai corps d’homme, mais sans la faiblesse qui est le lot de notre nature ; c’est un vrai corps, puisqu’engendré de la Vierge, mais il n’est pas sujet aux misères de notre corps, puisqu’il prend son origine dans une conception due à l’Esprit-Saint.