La préférence de Jacob pour Joseph n’était pas sans motifs. Il est assez ordinaire que des parents aient un attachement particulièrement tendre pour leurs derniers-nés. Puis, Joseph était le fils de cette Rachel pour laquelle Jacob avait travaillé quatorze ans, et il avait de bonne heure perdu sa mère. Mais la préférence du patriarche paraît avoir eu des raisons plus profondes. L’action de l’Esprit de Dieu s’était de bonne heure fait remarquer chez Joseph, et son père l’envisageait sans doute comme l’héritier de la promesse, choisi par Dieu même. La robe bigarrée qu’il lui avait donnée était peut-être un signe de la dignité royale et sacerdotale dont il s’attendait à le voir hériter.
Jacob avait-il raison de s’abandonner à cette préférence ? Nous devons faire ici une distinction. Une mère aime tous ses enfants du même amour, et si on lui disait de désigner celui qu’elle doit perdre, elle répondrait : Que Dieu prenne lui-même celui qu’il voudra ! Quand des parents chrétiens sont affligés par un de leurs enfants, ils ne l’en portent pas moins dans leur cœur. Ils se les attachent tous également par un égal amour. La même bienveillance est due et accordée à tous. Mais il en est autrement de la tendresse. On ne peut avoir une égale tendresse pour des enfants de conduite différente. Il n’y a pas d’injustice à éprouver une tendresse particulière pour un enfant exceptionnellement fidèle. Mais il est dangereux de laisser voir cette préférence, comme le fait Jacob : on provoque par là l’orgueil et l’envie. Louer par exemple un enfant en face, c’est empoisonner la plante délicate de la piété enfantine et les fruits qui en sortiront. L’amour naturel devient aisément de la partialité, et dès que les enfants s’en aperçoivent, c’en est fait de la confiance et de la paix dans la famille. C’est ce qu’on avait pu voir par l’exemple d’Isaac et de Rébecca, préférant l’un l’aîné, l’autre le cadet de leurs fils. L’amour des parents doit être un amour sanctifié. Nous devons aimer les nôtres « dans le Seigneur », pour lui, parce que c’est lui qui nous les a donnés, parce qu’il les a rachetés et qu’ils lui sont consacrés ; nous devons voir Christ en eux, car ce que nous ferons pour eux, en bien comme en mal, est fait au Seigneur. Si nous savons les aimer ainsi, nous serons gardés de toute partialité.
Il en est de l’Eglise comme d’une famille. Le serviteur de Christ ne doit pas avoir de favoris (1 Timothée 5.21) ; il doit aimer d’un égal amour tous ceux qui lui sont confiés, même ceux qui lui causent chagrins et soucis, et ne pas se laisser dominer dans ses jugements et sa conduite par des sympathies ou des antipathies charnelles. Il y en aura sans doute qui lui feront éprouver plus de joie que d’autres ; mais les tristes expériences de Jacob lui apprendront à être circonspect dans la manifestation de ses sentiments. Le pasteur n’appartient pas à quelques-uns, mais à tous ; son activité doit tendre au bien de la communauté tout entière et autant que possible profiter à tous : il ne doit pas grouper autour de lui un petit cercle choisi, auquel il se vouerait exclusivement ; il ne doit pas bâtir une chapelle en dedans l’Eglise.
« Joseph rapportait à son père tous les mauvais bruits, concernant ses frères. » Cela n’était pas bien. Mais la faute était certainement encore plus du côté du père, qui écoutait et favorisait ces rapports, que du côté du jeune garçon. Toutefois, on peut demander si un frère a toujours tort en faisant connaître à son père les fautes de ses frères. Les serviteurs qui, dans la parabole des deux débiteurs, viennent dénoncer au maître la dureté de leur camarade, ne sont pas blâmés pour cela (Matthieu 18.31). Saint Paul ne blâme pas non plus les gens de la maison de Chloé qui l’ont instruit des divisions de l’Eglise de Corinthe (1 Corinthiens 1.11-12). Tout dépend de l’intention et de la manière dans lesquelles le rapport est fait. Souvent le seul moyen de combattre le mal est d’en informer les supérieurs. L’antique usage de l’Eglise est d’inviter les fidèles à déclarer s’ils connaissent quelque obstacle à l’installation d’un ministre ou d’un ancien. Si, connaissant contre un candidat un motif d’indignité, on le tait par crainte des hommes, on se rend coupable envers Dieu et envers l’Eglise, et l’ordination ainsi obtenue attire une condamnation sur celui qui la reçoit. C’est donc, en pareil cas, un devoir de parler hardiment, en s’adressant à ses supérieurs dans l’Eglise, pour la gloire de Dieu et le bien des frères. Même en dehors de ces occasions solennelles, il faut savoir combattre l’ennemi en appelant sur ses manœuvres l’attention de ceux auxquels Dieu a confié la garde de son Eglise. Mais il faut le faire franchement et ouvertement. Il ne doit être tenu aucun compte de communications anonymes.
Si les fils de Jacob avaient besoin d’être surveillés, c’était à l’aîné que la mission d’exhorter les plus jeunes et, s’il le fallait, d’avertir leur père, aurait dû être confiée. Dans l’Eglise, les anciens sont là, comme des frères aînés, pour donner l’exemple et pour exhorter fraternellement les autres membres ; à eux aussi de dire aux pasteurs à quoi en est l’Eglise et si quelque cas grave exige leur intervention. Si un simple fidèle remarque un vice chez un autre, qu’il attende tranquillement que l’ancien fasse son devoir, et qu’il remette la chose à Dieu. Ainsi l’ordre et la paix régneront dans l’Eglise de Dieu.
Joseph avait-il tort de raconter ses songes à ses frères, qui « l’en haïrent davantage encore ? » — Ces songes lui venaient de l’Esprit de Dieu ; c’étaient des révélations, tout aussi bien que la vision de Jacob à Béthel. Ces songes prophétiques étaient destinés à soutenir Jacob et Joseph dans les heures ténébreuses qui allaient venir pour eux. Il se peut que Joseph en fît naïvement et sans orgueil le récit à ses frères, sans se douter de leur jalousie, qui y trouvait un nouvel aliment. Mais il manquait de prudence. Il eût dû raconter ces merveilleuses expériences à son père, et à nul autre. Ce principe est celui qui doit nous diriger quand nous avons fait de profondes expériences spirituelles : communiquons-les au serviteur de Dieu qui a mission de veiller au salut de notre âme. Ainsi la grâce reçue ne sera pas profanée, l’orgueil n’en fera pas sa pâture ; elle servira à la gloire de Dieu et à l’édification de son Eglise.
La jalousie des frères de Joseph, provoquée par des circonstances bien insignifiantes en elles-mêmes, les conduit à commettre un grand crime. Comment s’expliquer cette perversité et cette dureté de leurs cœurs ? Lorsqu’ils jettent Joseph dans la fosse où il faillit périr, ils voient son angoisse et restent sourds à ses supplications ; leur vengeance consommée, ils s’asseyent tranquillement pour manger, comme si rien ne s’était passé. Ils ne sont pas moins durs envers leur père, quand ils lui envoient, sans un mot de sympathie, la robe ensanglantée et font à son cœur une blessure presque mortelle en lui donnant à croire que Joseph a été déchiré par les bêtes sauvages. Ils se rendent coupables non seulement de fratricide, mais de parricide. Voilà où peut conduire la jalousie à l’égard d’un frère. Le meurtre d’Abel n’avait pas eu d’autre source. Ouvrir son cœur à l’envie, c’est l’ouvrir à ce sinistre esprit que l’Ecriture appelle « meurtrier dès le commencement. » « C’est par la jalousie du diable que la mort est entrée dans le monde, » dit la Sapience de Salomon (Sagesse 2.24). La jalousie, entre ceux que l’amour devrait unir, vient du diable ; ses conséquences sont terribles. Quand l’adversaire a réussi à jeter des soupçons dans le cœur des époux, des parents, des enfants les uns à l’égard des autres, c’est un principe qui ronge et qui peut dissoudre entièrement la vie d’une famille, comme ce fut le cas de celle de Jacob. Lorsque, dans l’Eglise, la malveillance, la calomnie, l’esprit de parti, prennent la place de l’amour fraternel, les plus grands crimes et les plus grandes cruautés peuvent en résulter. Dans une communauté où règne la haine à l’égard d’autres communautés, la vie divine s’en va et fait place aux ténèbres et à la froideur de la mort.
Les frères de Joseph ne sont pas tous également mauvais. Ruben essaie de lui sauver la vie par une ruse. Juda propose de le vendre plutôt que de le laisser mourir dans la fosse. Les deux héros du sinistre drame de Sichem, Siméon et Lévi, paraissent avoir été, ici encore, les principaux coupables. Mais Ruben et Juda eux-mêmes, que leur conscience retenait encore, se rendent complices du crime. Le premier, l’aîné de tous, eût dû intervenir tout autrement qu’il ne fit. « Ne versez pas de sang ; jetez-le dans cette citerne qui est au désert. » C’était faire une concession et donner à croire qu’il voulait simplement le faire disparaître d’une manière moins cruelle. De peur de s’aliéner ses frères, il cherche un terme moyen, au lieu de leur résister hardiment et d’exposer au besoin sa vie pour empêcher le crime. Ce n’est pas un vrai zèle, ce n’est pas la crainte de Dieu qui le guide, c’est la prudence charnelle et la crainte des hommes. Aussi portera-t-il avec eux la responsabilité de cet acte. Ruben et Juda durent, plus tard, par une juste dispensation de Dieu, passer par les mêmes angoisses que les instigateurs du crime. — Il ne suffit pas, pour nous mettre à couvert, que nous ne rapinions pas avec les loups, il faut aussi ne pas hurler avec eux. Aux premiers siècles, il y avait à Rome des chrétiens pusillanimes qui ne voulaient pas sacrifier aux idoles, mais qui, pour échapper au martyre, donnaient de l’argent aux autorités et se procuraient de fausses attestations, portant qu’ils avaient sacrifié. On les envisageait avec raison comme des traîtres (traditores), et on les excluait de l’Eglise. Il est impossible d’être fidèle dans le service de Christ, si l’on se laisse diriger par la crainte des hommes ; il faut qu’elle disparaisse devant la crainte de Dieu ; sinon nous ne pouvons lui plaire (Galates 1.10).
Jacob déchire ses vêlements, se revêt de sac et mène longtemps deuil sur Joseph. En vain ses fils et ses filles cherchent à le consoler. Il dit : « C’est en pleurant que je descendrai vers mon fils au séjour des morts. » Quel père fut jamais plus frappé que lui t Job seul peut lui être comparé. Plus belles avaient été ses espérances, plus dure est l’épreuve. Où sont les anges qui devaient le protéger, lui et les siens ? Nul messager céleste n’a averti Joseph lorsqu’il se rendait auprès de ses frères ; nul ange n’a paru pour le tirer de la fosse : il a dû se sentir abandonné de Dieu, et Jacob doit croire que Dieu lui a retiré sa grâce et l’a rejeté. Ce n’est pas seulement son fils chéri qui lui est pris, ce sont les promesses de Dieu qui lui sont ravies ! Car si ce n’est pas Joseph — lui en qui la présence de l’Esprit de Dieu était sensible — qui doit être béni, lequel serait-ce de ses autres fils ? Les songes du jeune homme n’étaient-ils pas un rayon d’espérance qui lui présageait une haute destinée ? Ce rayon s’est évanoui dans la nuit profonde qui enveloppe le patriarche.
Nous savons, nous, que Joseph devait être un jour le bienfaiteur de sa famille, et que la joie de le revoir devait être accordée à son vieux père. Mais qui pouvait alors imaginer rien de pareil ? Treize ans vont s’écouler sans que ni Jacob, ni ses enfants, aient le moindre soupçon de ce que Dieu leur prépare. Telles sont les voies de Dieu : obscures, mystérieuses, inexplicables, non pour le rester toujours, mais pour aboutir enfin à la pleine lumière et faire éclater sa sagesse d’autant plus glorieusement (Romains 11.33-34).
Les songes de Joseph étaient une prophétie, qui n’avait échappé ni à Jacob, ni à ses fils. « Voici le songeur qui vient, disent les frères de Joseph ; tuons-le, et nous verrons ce que deviendront ses songes ! » Leur pensée est de mettre à néant ces prophéties et d’empêcher les desseins de Dieu de s’accomplir. Mais ils n’y réussissent pas. Leur mauvaise action contribue bien plutôt à les réaliser ; ils n’anéantissent pas le plan de Dieu, ils l’accomplissent. Cela ne les excuse pas ; mais par là Dieu, le Dieu « admirable en conseil, magnifique en moyens, » est glorifié.