[Travaux : C. van Crombrugghe, La doctrine christologique et sotériologique de saint Augustin, et ses rapports avec le néoplatonisme, dans la Revue d’histoire ecclésiastique, t. V, 1904. J. Rivière, Le dogme de la Rédemption, chap. XV, XXII, Paris, 1908.]
Il est des questions théologiques que le génie d’Augustin a complètement renouvelées ; mais celles mêmes qu’il n’a pas touchées aussi profondément ont été par lui précisées et éclairées d’un meilleur jour. C’est le cas de la christologie.
Le corps de Jésus-Christ est réel, terrestre, pris d’une femme, afin que les deux sexes luttassent en lui contre le démon et le vainquissent ; afin que, la mort nous ayant été apportée par une femme, une femme aussi nous donnât la vie. Ce corps est l’œuvre de la Trinité tout entière, puisque c’est une œuvre ad extra, mais on en attribue la formation spécialement à l’Esprit-Saint, sans que l’on puisse dire pour cela, en aucune façon, que Jésus-Christ est le fils du Saint-Esprit. Les éléments, en tout cas, en viennent de la Vierge, vierge en concevant, vierge en enfantant, vierge toujours : « Concipiens virgo, pariens virgo, virgo gravida, virgo feta, virgo perpetua ».
Sur l’existence en Jésus-Christ d’une âme raisonnable, le saint docteur n’est pas moins formel contre Apollinaire : « Erat enim in Christo anima humana, tota anima, non irrationale tantum animae, sed etiam rationale quod mens dicitur ». Cette âme raisonnable a précisément été le lien entre le Verbe et la chair. Mais l’évêque d’Hippone ne se prononce pas absolument sur son mode d’origine. On sait que, d’une manière générale, il hésitait, sur la question de l’origine des âmes, entre le traducianisme et le créatianisme. Pour celle de Jésus-Christ, il remarque que l’on ne peut se prononcer pour sa provenance ex traduce qu’à la condition que cette provenance n’entraîne pas en elle la souillure originelle, et il admet personnellement que cette âme a été créée : néanmoins il ne veut pas imposer son opinion.
Quant à la science humaine de Jésus-Christ, notre auteur enseigne définitivement, comme l’Occident le fera après lui, qu’elle a été absolue et complète. Il hésite, il est vrai, dans le De diversis quaestionibus 83, question 75, 2, à affirmer l’existence en Jésus homme de la pleine vision divine ; mais, à la question 65, il interprète l’interrogation relative à Lazare : Ubi eum posuistis ? d’une ignorance économique. Il fait de même du fameux passage de saint Marc.13.32 : « Hoc enim nescit quod nescientes facit, id est, quod non ita sciebat ut tune discipulis indicaret ». Bref, il ne veut pas même admettre d’ignorance et de faiblesse dans la raison de Jésus enfant.
La nature humaine du Sauveur est donc en soi entière et parfaite. D’autre part, cette nature est unie au Verbe. Comment saint Augustin comprend-il cette union sur laquelle, au lendemain de sa mort, l’Orient, allait tant discuter ? On peut répondre qu’il la comprenait de telle façon, malgré quelques impropriétés de langage, que le nestorianisme et le monophysisme venus après lui n’eussent jamais pu, ce semble, prendre pied en Occident. En Jésus-Christ le Verbe et l’homme sont unis ; mais cette union ou plutôt cette unité ne s’est pas faite par une transformation du Verbe en l’homme ni de l’homme dans le Verbe ; elle ne s’est pas réalisée non plus par un mélange ou combinaison des deux. Non, les deux natures, divine et humaine, sont restées distinctes : Jésus-Christ est Dieu et homme, et par là médiateur. Il y a cependant entre l’homme et le Dieu union intime, union à laquelle le saint docteur donne parfois le nom de mélange, qu’il compare souvent à l’union de l’âme et du corps, mais qu’il désigne surtout comme une union personnelle, hypostatique. Le Verbe et l’homme ne font et ne sont qu’une même et unique personne, celle du Verbe, unité et union qui a commencé avec l’existence même de l’humanité du Christ, et que cette humanité par conséquent n’a pu mériter. Autant de points sur lesquels il serait aisé d’accumuler les textes. De cette doctrine saint Augustin conclut : 1° qu’il n’y a en Jésus-Christ qu’un seul fils, le Fils naturel de Dieu : « Unus Dei filius, idemque hominis filius, unus hominis filius, idemque Dei filius, non duo filii Dei, Deus et homo, sed unus Dei filius ». — « Lege Scripturas, nunquam invenies de Christo dictum quod adoptivus sit Filius Dei ». Il conclut 2° à la communication des idiomes dont il justifie le bien-fondé, et dont il fait la théorie. Enfin il conclut 3° que c’est le Verbe qui, en Jésus-Christ, communique à l’homme sa personnalité divine : « Non Verbum in carnem pereundo cessit, sed caro ad Verbum, ne ipsa periret, accessit ». Le Christ c’est « Verbum Dei habens hominem » ; la Trinité demeure, l’accession de l’humanité n’en fait pas une quaternité.
Un jour plus ample serait d’ailleurs jeté, s’il en était besoin, sur la christologie du saint docteur, par l’affaire de Leporius. Leporius était un moine qui, après avoir séjourné dans le midi de la Gaule, peut-être à Marseille, avait dû venir en Afrique, pressé par la censure des évêques gallo-romains. Il se rendit à Hippone, où saint Augustin le convainquit d’erreur et lui fit signer un écrit de rétractation que nous avons encore, le Libellus emendationis sive satisfactionis confessionem fidei catholicae continens de mysterio incarnationis Christi. Il est de 415-420. On possède encore sur cette affaire une lettre, la ccxixe entre celles de saint Augustin, dictée, pense-t-on, par lui. Or, de ces documents il résulte que Leporius avait admis un mélange de nestorianisme et de pélagianisme. Dieu n’était pas né, un homme parfait seulement était né (Libell., 2) ; le Verbe était resté étranger aux souffrances de l’homme, lequel avait souffert par sa propre vertu, sans le secours de la divinité (9) ; enfin Jésus-Christ, comme homme, était soumis à l’ignorance (secundum hominem ignorare, 10). Leporius rétracta ces erreurs. Il confessa en Jésus-Christ la communication des idiomes (3, 6), l’union personnelle de l’humanité avec le Verbe (4, 5), l’unité de fils naturel, non adoptif (6), sans confusion toutefois des natures (4). Enfin, il condamna ce qu’il avait avancé de l’ignorance du Christ « quia dici non licet etiam secundum hominem ignorasse Dominum prophetarum » (10). — Des doctrines nestoriennes sont également signalées et réprouvées par saint Augustin dans Julien d’Eclane. Le nestorianisme et le pélagianisme avaient des affinités qui se révéleront ailleurs : ils tendaient l’un et l’autre à séparer l’homme de Dieu.
Cependant la venue de Jésus-Christ sur la terre avait un but précis, le rachat de l’homme coupable et sa délivrance du péché, car « si homo non periisset, Filius hominis non venisset ». Le saint docteur a sans doute relevé la part qui revient, dans cette œuvre générale de notre salut, à l’enseignement et aux exemples du Rédempteur. Il a fait ressortir la sagesse de Dieu choisissant pour nous ramener à lui — alors qu’il en pouvait prendre un autre — le moyen de l’incarnation de son Fils, notre modèle et notre maître. Mais il a bien marqué aussi que la mort de Jésus-Christ n’avait pas seulement pour nous une valeur d’exemple : elle a, par elle-même, et cela de par la volonté de Dieu, une valeur rédemptrice.
Comment comprend-il cette rédemption ? Saint Augustin en a successivement présenté toutes les diverses conceptions que l’on rencontre dans les écrivains antérieurs. C’est d’abord l’idée de la substitution : « Confitere (Christum) suscepisse poenam peccati nostri sine peccato nostro ». — « Non enim ipse ulla delicta habuit, sed nostra portavit. » C’est ensuite l’idée de rachat : le premier Adam, par le péché et la mort qu’il nous a transmis, nous avait liés par des maux héréditaires ; le second Adam paie pour nous ce qu’il ne devait pas lui-même et nous délivre : « quo pro nobis solvente quod non debebat, a debitis et paternis et propriis liberati sumus ». Puis c’est l’idée de satisfaction : « Suscepit Christus sine reatu supplicium nostrum ut inde solveret reatum nostrum et finiret etiam supplicium nostrum. » C’est enfin l’idée du sacrifice expiatoire et propitiatoire : Jésus-Christ est prêtre et victime, victime et sacrifice pour nos péchés. Aussi donne-t-il librement sa vie pour nous, il meurt, et par sa mort, vrai sacrifice, il efface, il détruit nos péchés : « Morte sua quippe uno vero sacrificio pro nobis oblato quidquid culparum erat… purgavit, abolevit, exstinxit. » Il apaise la colère de Dieu et nous réconcilie avec lui : « Hoc holocaustum (Christus) obtulit Deo : extendit manus in cruce… et impietates nostrae propitiatae sunt… Propitiatis autem peccatis nostris et impietatibus per illud sacrificium vespertinum, transimus ad Dominum, et aufertur velamen. » — Quant à la théorie stricte des droits du démon, saint Augustin ne l’admet pasc. Il dit formellement en effet que ce droit du démon sur nous était une concession de Dieu, et que notre délivrance même par la force et sans rançon payée eût été juste. Mais il reproduit l’explication de l’abus du pouvoir prise de saint Ambroise. En conséquence du péché d’Adam, et par la permission de Dieu, le genre humain tout entier a été soumis au démon. Or, il est arrivé que le démon a fait mourir celui-là même sur qui il n’avait aucun pouvoir, puisque Jésus était sans péché. Cet abus a été puni par le retrait de l’empire que le diable exerçait sur ceux qu’il avait jusqu’alors tenus captifs et qui croient en Jésus-Christ. Ainsi, c’est dans toutes les règles de la justice, et non précisément par la puissance de Dieu et de Jésus-Christ, que le démon a été vaincu et dépouillé.
c – Il y conforme cependant au moins une fois son langage, De trinit., 13.15
L’évêque d’Hippone affirme que cette rédemption est, en principe, universelle pour les hommes, bien que ceux-là seuls y participent en fait qui veulent en profiter : « Sanguis Domini tui, si vis, datus est pro te ; si nolueris esse, non est datus pro te… Semel dedit, et pro omnibus dedit. » Mais Jésus-Christ n’est pas mort pour les anges. Sa mort est seulement utile aux bons anges, en ce qu’elle a rétabli entre eux et les hommes la paix que le péché avait troublée, et qu’elle a préparé des élus qui combleront les vides qu’avait produits dans le ciel la rébellion de Lucifer et des siens.