Les controverses christologiques et la doctrine du ϑεοτόκος avaient fort peu, en somme, agité l’Église latine. La piété envers la sainte Vierge cependant, piété dont nous avons saisi au ive siècle les premiers développements, ne put que profiter, pour s’accroître, des définitions nouvelles portées par les conciles, et de l’attention qui fut donnée, à cette occasion, aux privilèges de Marie. La maternité divine était définie ; la virginité ante partum, in partu, post partum, sans l’avoir été aussi directement et solennellement, était regardée comme une croyance intangible : « Integra fide credendum est, écrit Gennade, beatam Mariam Dei Christi matrem et virginem concepisse, et virginem genuisse, et post partum virginem permansisse. » Un point seulement restait indécis, qui fut plus tard discuté entre Ratramne et Paschase Radbert, celui de savoir si le Christ était sorti miraculeusement du sein de sa mère, de la même manière qu’il traversa plus tard la porte du cénacle, sans l’ouvrir (uterus clausus)b, ou si, tout en la laissant vierge, il était né de Marie à la façon ordinaire. L’attention n’étant pas encore attirée sur ce détail délicat, nos auteurs parlent les uns dans un sens, d’autres dans un autre. Saint Fulgence paraît admettre la seconde hypothèse ; saint Maxime de Turin et saint Grégoire se rangent à la première. Saint Ildefonse, qui semble aussi y incliner, écrit toutefois plus discrètement : « Qualiter introierit (Christus) nemo novit ; qualiter exierit egressio sola cognoscit. »
b – Le côté obscène de cette interrogation n’a malheureusement pas empêché les saints docteurs de la garder pour eux. En contraste, les quatre évangélistes, écrivant sous l’inspiration divine, font preuve de la plus parfaite discrétion. (ThéoTEX)
Saint Augustin ayant affirmé qu’il ne voulait point entendre parler de péché (actuel) quand il s’agit de la mère de Jésus-Christ, la croyance ne pouvait que se fortifier de plus en plus que Marie avait traversé la vie sans aucune tache. C’est l’avis de saint Césaire : « Absque contagione vel macula peccati (Maria) perduravit. » Si quelques auteurs supposent encore que, pour la conception ou par la conception de son Fils, la Vierge a été purifiée, ils l’entendent, semble-t-il, ou du péché originel, ou plutôt de cette espèce de souillure qui résulte des mouvements irréfléchis de la concupiscence.
Car nos auteurs ne vont pas jusqu’à exempter la Vierge de la faute héréditaire. Saint Augustin, en faisant de la naissance ex virgine la condition de cette exemption, avait posé un principe qui, trop fidèlement suivi jusqu’à saint Anselme et au delà, entrava certainement le développement de la croyance en l’immaculée conception : « Caro quippe Mariae, écrit saint Fulgence, quae in iniquitatibus humana fuerat solemnitate concepta, caro fuit utique peccati, quae Filium Dei genuit in similitudinem carnis peccati. »
En revanche, on met en relief le rôle que la Vierge a joué dans l’œuvre de la rédemption, et la part qu’elle y a prise. Non seulement on reproduit le vieux parallèle d’Ève et de Marie déjà connu au iie siècle, mais on en développe les conséquences : « Ob hoc namque Christus nasci voluit, déclare saint Pierre Chrysologue, ut sicut per Evam venit ad omnes mors, ita per Mariam rediret omnibus vita ». « Iam veni mecum ad banc Virginem, dira saint Ildefonse à son adversaire juif, ne sine hac properes ad gehennam. »
L’écrit de saint Ildefonse d’où est tirée cette citation, le Liber de virginitate perpetua sanctae Mariae, peut donner, dans la prolixité de ses effusions tout orientales, une idée de la piété, intense qui portait, au viie siècle, certaines âmes vers la très sainte Vierge. Ce n’est qu’à cette époque cependant que l’Église romaine, en dehors de la commémoraison spéciale qui était faite de la Vierge mère au 1er janvier, reçut de Byzance les quatre fêtes de la Purification, de l’Annonciation, de la Nativité et de la Dormition de Marie. En Gaule, il en existait, dès le vie siècle, une autre placée vers le milieu de janvier, et qu’un concile de Tolède de 656 fixa, pour l’Espagne, au 18 décembre.
A côté du culte de la sainte Vierge se développe le culte des saints, des saints martyrs surtout, mais aussi des confesseurs les plus célèbres, et de leurs reliques. On les honore, on les prie, on a confiance en leur intercession :
« (Deus) est mirabilis in sanctis suis, in quibus nobis et praesidium constituit et exemplum… Guius (beati Laurentii) oratione et patrocinio adiuvari nos sine cessatione confidimus ». — « Quisquis ergo honorat martyres honorat et Christum, et qui spernit sanctos spernit Dominum nostrum ». — « Sanctorum corpora et praecipue beatorum martyrum reliquias, ac si Christi membra sincerissime honoranda… credimus. »
Saint Grégoire met cependant au culte des reliques une condition, c’est que l’authenticité de ces reliques soit assurée ; et saint Isidore explique la nature du culte rendu aux saints. D’abord, on célèbre la mémoire des apôtres et des martyrs, mais on n’offre le sacrifice qu’à Dieu. Ensuite :
« Colimus ergo martyres eo cultu dilectionis et societatis quo in hac vita coluntur sancti homines Dei… sed illos tanto devotius quanto securius post certamina superata… At vero illo cultu, quae graece latria dicitur, latine uno verbo dici non potest, cum sit quaedam propriae Divinitati débita servitus, nec colimus nec colendum docemus nisi unum Deum… Honorandi sunt ergo martyres propter imitationem, non adorandi propter religionem, honorandi charitate, non servitute. »
A ces pratiques, qui tiennent de plus près au dogme, s’en joignaient une multitude d’autres qui ont en lui, et particulièrement dans la croyance au pouvoir surnaturel de la prière et de la bénédiction de l’Église, dans la foi à l’exercice continuel de la providence de Dieu sur le monde et en particulier sur les chrétiens, leur source plus ou moins éloignée. On en trouve dans les lettres et surtout dans les Dialogues de saint Grégoire des mentions fréquentes. Ces pieuses pratiques n’allèrent pas toujours sans mélange et sans abus ; et il n’est besoin que de parcourir les conciles des temps mérovingiens, les prohibitions portées par les pénitentiels ou les statuts des évangélisateurs des peuples barbares, de saint Boniface par exemple, pour voir quel amas de superstitions menaça à cette époque d’altérer la foi et la morale des simples chrétiens. Mais il serait profondément injuste de rendre l’Église responsable de ces corruptions du sens religieux qu’elle condamna toujours, et qui n’étaient, dans la plupart des cas, que les restes d’un paganisme encore à moitié vivant.
Signalons enfin, pour être moins incomplet, le développement que le monachisme prend alors dans l’Église latine. L’idée toujours plus prononcée de la supériorité de la virginité sur l’état du mariage, jointe, chez beaucoup de fidèles, à un sentiment intense de la nécessité de la pénitence, suscite la fondation d’une multitude de monastères, où hommes et femmes s’efforcent de pratiquer une vie plus parfaite. C’est dans ces asiles que se conserveront, au milieu de la décadence profonde des siècles suivants, les restes de la pensée antique, et que grandiront silencieusement les germes de la future civilisation chrétienne.