(1536)
Genève préparée pour son rôle – Calvin – Il cherche la retraite – Lecteur de la sainte Écriture – L’enseignement de Calvin – Il n’est pas l’auteur de la discipline – La discipline appliquée avant Calvin – La doctrine de Jésus-Christ est l’âme de l’Église – Calvin et les huguenots – Le Conseil de Genève retient le jeune étranger – Son nom n’est pas même prononcé L’Évangile dans le pays de Vaud – Viret â Lausanne – Les images – Deux messes par semaine – On annonce une grande dispute – L’empereur l’interdit – Le Conseil de Berne la convoque – Indécision des bourgeois de Lausanne
Depuis des années et même des siècles, il s’était fait dans Genève de longs et périlleux efforts pour y fonder la liberté. Nous avons fait connaître les scènes émouvantes qui les couronnèrent au commencement du seizième siècle, les nobles principes et les paroles puissantes des énergiques ouvriers de ce grand labeurs. Ce serait sans doute aller trop loin que de regarder leur travail et les vérités qu’ils proclamèrent, comme la source d’où les libertés modernes ont jailli. Mais on ne peut étudier les faits de cette époque sans être ému et sans y reconnaître des aspirations, des principes, des sacrifices, des actes dignes d’admiration et qui sont le premier grand jet de lumière, la première notable manifestation de la politique et des vertus qui doivent constituer l’existence et faire la prospérité des peuplest.
s – Voir les vol. I et II delà deuxième série : Réformation au temps de Calvin.
t – Cette pensée a été exprimée à l’auteur par un écrivain célèbre auquel nous devons une remarquable Histoire de la Révolution française, publiée il y a peu d’années. (Jules Michelet)
Toutefois, cette petite ville devait donner au monde une leçon plus grande encore. Elle devait faire pour la religion ce qu’elle avait fait pour la politique, et rendre à la foi le même service qu’à la liberté. Ces deux œuvres sont dans une union intime, et c’est l’un des caractères de cette histoire, que tout en attribuant la transcendance à la vérité et à la vie chrétiennes, elle reconnaît pourtant aussi tout ce que la liberté a de grand et de salutaire. Si, comme quelques-uns l’ont pensé, l’auteur avait commis une faute en donnant une trop grande place aux mouvements héroïques auxquels Genève dut son indépendance, il regretterait sans doute de n’avoir pas mieux manié le burin de l’histoire pour éterniser la gloire des grands hommes et des faits héroïques dont le plus petit et le plus humble des États offre alors le spectacle ; mais il serait heureux, s’il pouvait cependant avoir contribué à mettre dans quelque jour cette grande maxime, que la liberté politique et la vérité chrétienne doivent marcher d’accord pour le salut des peuples et le salut des âmes. Il va sans dire qu’une aveugle démagogie, écueil redoutable de notre siècle, est le contraire de la liberté et l’ennemie de la religion.
Diverses circonstances préparèrent Genève à un rôle dont sa petitesse semblait devoir l’exclure. Cette ville était située entre l’Italie, la France, l’Allemagne, au centre de trois grands peuples, qui se signalaient dans la première moitié du seizième siècle par leur amour plus ou moins nouveau des lettres, de la philosophie, des arts, et l’on vit, à plusieurs reprises, des Français, des Italiens, des Allemands, s’établir en grand nombre à Genève. En recueillant ces trois éléments divers dans son sein, cette cité semblait appelée à les fondre ensemble pour concilier leurs qualités contraires. Si une étincelle du feu évangélique qui s’allumait alors venait à s’échapper de l’une ou de l’autre de ces contrées et à tomber sur les matériaux ainsi préparés au pied des Alpes, cette parcelle brillante pouvait y allumer un grand feu et faire de Genève un foyer dont le rayonnement porterait au loin la lumière et contribuerait à dissiper les humiliantes ténèbres que Rome et les princes qui lui prêtaient leur pouvoir faisaient alors peser sur les peuples.
Ce fut ce qui arriva. Pour changer l’étincelle en une flamme pure, vive, éclatante de lumière, il fallait une intelligence d’une grande profondeur, une volonté d’une grande énergie, une foi d’une grande puissance.
Dieu donna l’homme nécessaire.
Un jeune étranger, né dans la Picardie, était récemment arrivé à Genève. Ni lui, ni ses amis n’avaient l’idée qu’il pût être l’organe par l’entremise et le moyen duquel Dieu ferait ces grandes choses. Farel continua après son arrivée à occuper dans cette ville la première place. Ce jeune homme, Jean Calvin, avait une timidité naturelle, une crainte de paraître qu’il avait déjà montrée à Bâle, et qui lui faisait éviter toute occasion d’attirer sur lui l’attention du public. Il avait le goût d’étudier et d’écrire ; il croyait que c’était la voie qui lui était assignée pour contribuer à répandre dans le monde une vérité qui lui était déjà plus chère que la vie. Il entendait faire valoir ce petit talent dans la retraite, sans sortir de son cabinet. C’était ce qu’il faisait alors à Genève il était continuellement occupé à la traduction française de son petit livre (l’Institution chrétienne) qu’il espérait envoyer bientôt à ses amis de Franceu. Cette lettre de Calvin montre clairement que l’Institution chrétienne a été écrite premièrement en latin.
u – « Singulis momentis de Gallica libella nostri editione cogitabamus. » (Lettre à François Daniel ; Lausanne, 13 octobre 1536. Bibl. de Berne. Calvin, Opp., edid. theolog. argent., vol. X, p. 63.) La première édition connue de l’Institution en français est de 1540.
Farel demandait plus ; il désirait que Calvin devint dans Genève, pasteur, prédicateur, docteur ; le jeune homme refusa cette triple fonction. Celle de pasteur l’eût appelé à prendre part au gouvernement de l’Église, et il n’en voulait pas. Quant à celle de prédicateur, le témoignage très positif de ses contemporains et de ses plus intimes amis nous apprend que, dans le premier élan de sa foi, il avait simplement évangélisé en France en certains lieux ; mais à Genève, la charge qu’on lui proposait pouvait le mêler plus ou moins aux affaires publiques, aux débats des conseils ; or il tremblait à cette pensée et voulait se renfermer strictement dans les limites de cette vie littéraire et théologique qu’il aimait tant. Il consentit donc à demeurer dans cette ville, non pour prêcher, « mais pour lire en théologiev. » Il alla même plus loin : « Je ne voulus point, dit-il lui-même, m’obliger à exercer quelque certaine chargew. » Il consentait à faire un essai d’enseignement, mais sans aucun titre et aucun lien, et se réservait sa pleine liberté. Nul peut-être n’entra jamais comme lui dans une carrière à la fois pénible et éclatante, sans s’en douter, et même en la repoussant de toutes ses forces.
v – Vie de Calvin, en français, p. 29. Édition de Paris, 1864. La Vie latine dit en parlant de la fonction de prédicateur :« Hoc autem primum recusarat. »
w – Comment, sur les Psaumes, vol. I, p. ix. Paris, 1859.
Calvin commença donc son œuvre comme lecteur en la sainte Escripture à Genève, ou comme il s’appelle lui-même, professeur des saintes lettres dans l’Église genevoise. Ce ne fut pas dans quelque maison ou en quelque salle académique qu’il le fit ; ce fut dans la cathédrale même, ce qui donnait à cet enseignement une importance à laquelle Calvin sans doute n’avait pas songé. C’était l’après-midi que les portes s’ouvraient pour ce service nouveau, et les Genevois qui sentaient le besoin d’une instruction plus approfondie, accouraient entendre le jeune docteur. Il exposait quelques livres du Nouveau Testament, particulièrement les épîtres. Un caractère de l’enseignement donné dès le commencement dans Genève fut de réunir la simplicité et la solidité. Une nouvelle lumière se levait alors ; ce n’était pas sans doute le soleil dans son éclat ; la timidité, la sauvagerie que Calvin s’attribue, peut bien s’être montrée dans ces premiers essais. Les Commentaires que Calvin publia plus tard sur le Nouveau Testament, ont une perfection que ses premières expositions ne purent atteindre ; mais ils sont une représentation assez fidèle du genre d’enseignement qu’il donnait à Saint-Pierre. Ce n’était pas une explication grammaticale, étymologique du texte ; mais ce n’était pas non plus un sermon pathétique. Calvin exposait lumineusement tout ce qui dans l’Écriture caractérise la doctrine et la vie chrétiennes. Il méditait d’abord, puis il improvisait ses leçons, et la vivante et puissante personnalité du maître leur donnait une influence qui saisissait et multipliait les auditeurs. Il n’était pas dans sa nature de faire un simple travail d’intellect ; il consolait, il exhortait, il censurait même ; mais son objet principal était d’éclairer l’œuvre d’amour que Jésus-Christ a accomplie, d’en faire connaître la nécessité et la grandeur. Deux points le frappaient dans la doctrine chrétienne, l’un ténébreux, l’autre d’un éclat semblable au soleil. « C’est un abyme d’iniquité que nos âmes, disait-il, en sorte qu’il nous faut recourir à la fontaine de tous les biens, qui est Jésus-Christx. »
x – Lettres françaises de Calvin (J. Bonnet). Au protecteur d’Angleterre, I, p. 270.
Exposer, défendre, appliquer les grands faits du christianisme, telle a été l’œuvre de Calvin à Genève et dans la chrétienté. On se trompe quand en pense que sa principale affaire fut l’introduction et le maintien de la discipline dans l’Église. Il voulait l’ordre, sans doute ; il voulait absolument une vie chrétienne, mais ce ne fut pas lui qui, comme on le croit, introduisit les mesures disciplinaires, et ce ne fut pas leur maintien qui fut la tâche de sa vie. Parlant de ces mesuresy, il se défend d’en être l’auteur. « Je suis et fais ce que j’ai trouvé, dit-il, comme celui qui prend plaisir à ne rien innover. » C’était le magistrat qui, étant à la fois, dans cette cité, la tête de l’Église et de l’État, prescrivait et exécutait les lois disciplinaires. Avant l’arrivée de Calvin à Genève, nous avons vu de la Rive condamné au bannissement pour avoir fait baptiser son enfant par un prêtre. L’année précédente, des hommes, des femmes, des magistrats avaient été condamnés au crotton (cachot) pour immoralité. Au moment où cet étranger, cet inconnu, dont on savait à peine le nom, venait de franchir le seuil de la cité, la veille du jour où Farel l’annoncera au magistrat, le lundi 4 septembre 1536, il se passait dans le Conseil des Deux-cents une scène frappante, qui semble placée à cette époque comme pour résoudre distinctement la question qui nous occupe. « Messieurs, dirent les syndics, nous nous sommes tous engagés en conseil général, à vivre suivant l’Évangile, et pourtant il en est qui ne vont point au prêche. » A ces mots le conseiller et ancien syndic Richardet, homme grand, beau, puissant, mais fort colère, se lève avec fureur et d’une voix retentissante s’écrie : « Personne ne dominera sur ma conscience, et je n’irai point au sermon sur l’ordre d’un syndic Porralz. » Il ajouta même bien d’autres choses. Porral, esprit fort cultivé, magistrat fort actif, s’était prononcé avec décision pour la Réforme et il fut même chargé de poursuivre certaines classes de délinquants. Il avait été arrêté le 24 juillet que ceux qui refuseraient d’aller au prêche devraient quitter la ville dans dix jours. Richardet n’était pas seul de son avis. Demande ayant été faite à J. Philippe et à deux autres conseillers s’ils voulaient assister à la prédication de la Parole de Dieu : « Nous ne voulons point être contraints, dirent-ils, mais vivre dans notre liberté. » Ces citoyens en maintenant leur liberté étaient dans le vrai et les magistrats dans l’erreur. Calvin était loin de Genève le 24 juillet et, généralement parlant, il n’était pas un esprit aussi absolu qu’on l’imagine. Il y avait telle sphère où il maintenait la liberté, et la maintenait même contre de puissants adversaires. « Touchant les cérémonies, écrivait-il aux redoutables seigneurs de Berne, ce sont choses indifférentes, et les Églises peuvent en user diversement en libertéa. » Toutefois, nous avons garde de le nier, Calvin pensait (ce sont ses propres paroles) que, puisqu’il n’y a aucune maison, quelque petite qu’elle soit, qui puisse se maintenir en son état sans discipline, il est beaucoup plus requis d’en avoir dans l’Église, laquelle doit être ordonnée mieux que nulle maison. Il fit plus : il reconnut que l’État avait le droit et le devoir de connaître des matières disciplinaires et de punir les transgressions. On regrette que le beau génie de Calvin n’ait pas fait ici exception à la règle adoptée depuis dix siècles par toute la chrétienté, et qu’il n’ait pas fait comprendre à l’État que sa pesante main ne devait pas intervenir dans les choses religieuses. Il est pourtant équitable de se demander si, au seizième siècle, un tel effort n’eût pas été une œuvre surhumaine.
y – Lettres françaises de Calvin, II, p. 80.
z – Registres du Conseil de Genève, 4 septembre 1536.
a – Lettres françaises de Calvin aux seigneurs de Berne, II, p. 29.
Calvin nous a fait connaître lui-même sa pensée quand il a dit : La Doctrine de notre Seigneur Jésus-Christ est l’âme de l’Égliseb. Il exposa cette doctrine dans l’église de Saint-Pierre, telle qu’elle se trouve dans l’Écriture, et la répandit dans le monde. Ce n’est certes pas avec la discipline qu’il eût fait ses conquêtes : il tint le flambeau de la vérité. Sans ambition, sans projets qui allassent plus loin que Genève, sans politiques secrètes (comme les Jésuites savent les employer), n’ayant qu’une seule arme, la vérité, il triompha des plus grands obstacles. Farel, Viret, Bèze, n’eussent pas suffi. Il y avait dans cet homme d’une faible constitution, d’une humble apparence, une résolution inébranlable, une volonté énergique. Il tint ferme comme voyant l’invisible. Établi dans cette petite Ville, il devint l’organe de Dieu, d’abord pour répandre la Réforme dans l’Occident, puis pour la sauver quand Rome et Loyola et Philippe II l’attaquèrent. Des temps nouveaux furent créés dans le monde.
b – Institution chrétienne, liv. IV, ch. 12.
Toutefois ce ne fut pas Calvin seul, comme on semble le croire, qui accomplit cette grande révolution. S’il était arrivé au milieu d’Un peuple mou, de si grandes victoires n’eussent pas été remportées, Mais les Genevois avaient été préparés pendant des siècles par les luttes qu’ils avaient soutenues pour le maintien de leur liberté ; une vie pénible, des travaux incessants, de rudes combats les avaient aguerris aux coups ; leurs âmes s’étaient élevées. Ils étaient vifs et décidés de leur nature ; mais ce fer, déjà brillant, avait acquis par la trempe une dureté inflexible. L’héroïsme des huguenots de Genève, devint un des éléments qui firent triompher la Réformation. Le caractère de ces hommes forts était aussi nécessaire à l’œuvre que le charbon l’est au fer pour produire l’acier. Ce n’est pas Calvin seul, c’est Genève tout entier qui a vaincu Rome. L’énergie des Berthelier, des Lévrier, des Savoye et de tant d’autres, fut l’un des ingrédients de l’énergie morale dont Genève devint le foyer et qui avait presque disparu de l’histoire. Les plus sérieux des huguenots genevois s’unirent au réformateur ; les masses l’appuyèrent ; des Français qui avaient passé par le crible des persécutions, dignes d’être aussi appelés huguenots, donnèrent la main aux enfants de Genève. Et quand, après avoir fait son œuvre conquérante, la Réformation se vit attaquée par une armée nombreuse et puissante, réunie sous l’étendard des rois, d’Ignace de Loyola et du pape, Genève et les hommes de son école répandus dans toute la chrétienté surent lui résister et lui dire : « Tu n’iras pas plus loin ! »
Il y eut sans doute dans la lutte pour la rénovation de la chrétienté, une volonté qui conçut, une personnalité qui agit, une voix qui retentit avec une force presque inconnue jusqu’alors, et en mille lieux divers : ce fut, après celle de Luther, celle de Calvin. Mais si un grand général est nécessaire au jour de la bataille, il lui faut pourtant une armée formée par lui à d’énergiques combats. Ce n’est pas le caractère d’un seul homme, ce sont beaucoup de circonstances morales et politiques, qui expliquent le rôle de Genève au seizième siècle. Cette armée créée par le souffle vivifiant d’en haut, disciplinée, encouragée et dirigée par ce grand capitaine, fut bientôt partout où il fallait lutter. Ces soldats s’en allaient par le monde, bravaient les dangers, déployaient leur drapeau, publiaient le salut, jusqu’à ce que Rome leur donnât la mort des martyrs et que Dieu leur en donnât l’incorruptible couronne. Calvin et les huguenots, voilà le grand mot du seizième siècle.
Farel, nous l’avons vu, avait pris sur lui d’enrôler le jeune docteur et de lui ouvrir l’église de Saint-Pierre. Ravi de la manière dont Calvin exposait la sainte Écriture, le vétéran de la Réformation en donna avis aux magistrats. Le mardi, 5 septembre 1536, le lendemain du jour où avait eu lieu dans le Conseil des Deux-Cents la fameuse altercation concernant la liberté religieuse, Guillaume Farel parut devant le Conseil, fit connaître l’enseignement du jeune étranger, auquel quelques membres de ce corps avaient probablement assisté, et ajouta : « La lecture qu’a commencée à Saint-Pierre ce Françaisc est bien nécessaire ; c’est pourquoi je supplie qu’on le retienne et qu’on pourvoie à son entretien. » Le Conseil arrêta qu’on avisât à retenir cet inconnu, dont le nom n’était pas même prononcé. Plusieurs l’avaient vu ; le visage pâle, le corps fluet, la modeste tenue, l’air craintif de ce fugitif de vingt-sept ans, ne leur avaient pas donné l’idée d’un personnage marquant. Le Conseil ne lui fit pas même cadeau d’un habit ou autre chose semblable comme c’était la coutume ; il se réserva sans doute de voir si cet étranger en valait la peine. Celui dont le nom remplira sous peu la ville et le monde chrétien, entre presque incognito dans Genève. On ne pensait alors qu’à Farel. Le 8 septembre, ce réformateur « ayant fait une remontrance au Conseil, » il fut arrêté « que puisque les écrits dudit Guillaume sont si divins, on ferait le prêche à six heures du matin, en l’église de Saint-Germain, et que les conseillers seraient obligés d’y venir, pour entrer ensuite à sept heures au Conseild. »
c – « Iste Gallus. » Registres du Conseil, 8 septembre 1536.
d – Registres du Conseil, 8 septembre. L’église de Saint-Germain est près de l’Hôtel-de-Ville.
Les enseignements de Calvin furent bientôt interrompus. A la fin de septembre, Farel et son jeune ami comme son second quittèrent Genève pour aller à Lausanne, où un devoir pressant les appelait. Une importante assemblée allait se tenir dans la principale cité du pays de Vaud.
Farel, Viret et d’autres évangélistes, nous l’avons vu, avaient introduit la Réformation dans ceux des districts de ce pays qui étaient soumis à des cantons suisses, mais les autres paroisses de cette belle contrée étaient restées soumises au pape. Cependant les livres de Luther arrivaient un peu partout, les yeux commençaient à s’ouvrir et quelques évangélistes, en particulier Jean Lecomte, gentilhomme picard, avaient prêché l’Évangile dans diverses localités. L’occupation du pays par les Bernois, lors de l’expédition qui délivra Genève en 1536, y précipita la chute du catholicisme romain. Les Bernois ayant pris Yverdon avec l’épée, y transformèrent aussi l’Église un peu soldatesquement ; ils y abolirent brusquement l’exercice de la religion romaine, établirent Malingre pour ministre, firent publier le 15 mars leurs ordonnances religieuses, brûlèrent le 17 les images des églises sur la place du marché, et ordonnèrent aux ministres de prêcher dans les temples vides de ces abominations. Lecomte, Tissot, Meige et d’autres évangélistes introduisirent la Réforme, mais par les voies spirituelles de la prédication, à Cossonay, Montagny, Yvonand, Sainte-Croix et autres lieux. Ceux d’Avenches et de Lutry se montrèrent catholiques décidés, et les derniers arrêtèrent que s’il venait par hasard un ministre, on n’irait pas l’écouter.
En mars 1536, Viret et Fabry passant près d’Yverdon au moment du siège de cette ville par l’armée bernoise, des officiers lausannois qui en faisaient partie et qui connaissaient le premier, le, retinrent et lui dirent : « Yverdon pris, nous irons à Lausanne ; venez-y avec nous et prêchez-y l’Évangile malgré l’évêque. » Ainsi fut fait. Le doux et sage Viret n’eût pas voulu voir Lausanne réformé militairement comme Yverdon. Il préférait l’épée de l’Esprit à celle des soldats bernois. Il eût voulu qu’on entendit dans les rues inclinées de cette cité et auprès de la belle cathédrale, le son doux et subtil et non le sifflement de la tempête et l’éclat du tonnerre. Il prêchait donc la nouvelle de la grande joie et la prêchait avec succès dans l’église du couvent de Saint-François. Les chanoines s’en plaignirent vivement au Conseil : « Quelle chose étrange, dirent-ils, que de voir dans Lausanne deux prédicateurs à la fois ! » Une multitude de moines fainéants, à la bonne heure ! mais deux prédicateurs de Jésus-Christ ! quel luxe inutile. « Moins on prêche, mieux cela vaut, » disaient les amis de Rome. — « Plus on prêche, mieux cela va, » disaient les amis de l’Évangile. Si Messieurs les chanoines faisaient leur devoir, remarqua quelqu’un, au lieu de deux prédicateurs on en aurait trentee. La bourgeoisie, comme c’est souvent son caractère, prit un milieu qui ne devait contenter ni les uns ni les autres. Elle arrêta que les évangélistes prêcheraient dans le temple de Marie-Madeleine, mais sans ôter les autels, les fonts, les orgues, les images et les autres ornements, « qui ne faisaient de mal à personne, » disaient les bourgeois, et que les frères de Saint-Dominique y feraient aussi l’office catholique romain à la manière accoutuméef. C’est ce que le grand réformateur saxon appelait : vouloir mettre ensemble Luther et le pape.
e – Ruchat. IV, p. 138.
f – Mémoire de Pierre-Fleur, p. 152. Ruchat, IV, p. 130 à 160.
Viret prêcha donc dans ce temple ; mais le carême étant venu, le dominicain Monbouson se mit à pérorer dans la cathédrale et y soutint la tradition romaine avec violence et beaucoup de mensonges. Viret en étant instruit, et croyant que le mieux pour réfuter le dogme du pape était de le faire connaître distinctement, mit par écrit les assertions du moine, et demanda qu’il les défendît publiquement, se déclarant prêt à lui répondre. Monbouson se sentait assez fort pour soutenir sa thèse quand il était entouré d’une phalange de docteurs scolastiques et n’avait personne pour le contredire ; mais il pâlit en présence du jeune Viret. « Ah ! dit-il, je ferais volontiers ce que vous demandez à Avignon, à Paris, à Dole ; mais à Lausanne il n’y a personne qui puisse en juger. — Vous ne devriez donc prêcher qu’à Dole, Paris ou Avignon, répondit Viret ; mais puisque vous avez menti à Lausanne, c’est à Lausanne aussi que la réparation est due. » Alors le moine, voulant se tirer d’embarras, s’échappa tout doucement et disparutg.
g – Ruchat, IV, p. 142.
Les réformés ne croyaient pas comme Messieurs de Lausanne que les images, autels, etc., ne faisaient de mal à personne. Ils croyaient que ces peintures faisaient du mal ; que le peuple, grâce aux images, se faisait beaucoup de petits dieux, devant lesquels il s’agenouillait pour obtenir telle ou telle faveur ou la guérison de tel ou tel mal ; que le visible lui faisait oublier l’invisible ; qu’il était affreux de penser que chaque fois qu’une âme simple venait adorer Dieu dans son temple, ces figures de saints fussent pour elle une occasion de chute ou de scandale. « Hélas ! que de pauvres créatures appelées à devenir enfants de Dieu, disait-on, ont été, par ces images, faites enfants du diable ! » Ceux des réformés de Lausanne, aux yeux desquels les peintures d’anges et de saints étaient une séduction qui entraînait presque inévitablement les faibles, se mirent donc en mouvement, et, commençant par le temple de la Madeleine, ils enlevèrent les images et les autels, les brisèrent ou les brûlèrent, puis, se rendant à l’église de Saint-François, ils en firent autant, heureux de faire ainsi observer le commandement qui dit : Tu n’auras point d’autres dieux devant ma face. Les vieux Lausannois, qui ne pouvaient déjà se consoler de se voir sans évêque, sentirent leur douleur s’accroître en se voyant sans images, sans messes, et envoyèrent à Berne des députés pour s’en plaindre. Le Conseil bernois les écouta avec douceur et les renvoya avec de bonnes paroles. Lausanne députa alors douze notables. « Que souhaitez-vous ? leur dit-on à Berne. — Deux messes par semaine, » répondirent-ils selon un manuscrit lausannoish. Si la parole est vraie, elle est certes fort modérée pour des catholiques zélés. On leur fit cette concession, mais à condition qu’ils pourvoiraient de ministres toutes les églises qui en demanderaient. En même temps on leur donna à entendre qu’il serait bon d’avoir à Lausanne une grande dispute de religion pour décider entre Rome et la Réforme. C’était beaucoup demander pour deux messes que l’on accordait.
h – Msc. Pinaut. Ruchat, IV, p. 158.
Les Bernois désiraient en effet que les Vaudois, dont le pays avait été récemment conquis par eux, se rattachassent à la Réformation. C’était sans doute en partie dans un intérêt politique qu’ils le faisaient ; mais l’intérêt religieux ne leur était pas étranger. Quoi qu’il en soit, la réformation de cette contrée a été pour elle la source d’une grande prospérité temporelle et spirituelle. Elle devait plus tard offrir à l’étranger, non seulement ces beautés de la nature qui font naître l’admiration, mais encore des exemples nombreux de cette piété sincère et vivante qui est plus douce et riante que les lacs et plus sublime que les pics et les glaciers. La semence qui fut répandue à l’époque de la Réformation dans ces vallées et sur ces monts fut bien la Parole de Dieu, et l’on devait voir s’accomplir cet ancien oracle : Celui qui sème pour l’Esprit, moissonnera de l’Esprit la vie éternelle.
La conversion d’Yverdon s’était un peu ressentie du siège que cette ville avait subi. Messieurs de Berne voulaient en général employer comme Viret les moyens évangéliques, révéler à leurs nouveaux sujets les grossières superstitions sous le joug desquelles on les avait retenus, et leur donner la connaissance de la vérité. Ils résolurent pour cela d’instituer d’abord une dispute publique comme il y en avait eu à Zurich, Berne, Genève. Quand le bruit se répandit dans le pays qu’une grande assemblée où l’on discuterait la foi allait se tenir à Lausanne, les prêtres et leurs amis en furent effrayés ; l’émotion pénétra dans tous les villages. Les amis de la papauté croyaient voir des nuages noirs s’amonceler à l’horizon, un violent orage fondre bientôt sur l’antique navire qui avait porté leurs pères et le faire sombrer, engloutissant au fond de la mer toutes les traditions de leurs doctrines et toutes les pompes de leur culte, lis résolurent de faire tout au monde pour s’opposer à cette assemblée, et écrivirent à l’évêque et au Conseil de Fribourg, au pape et à l’empereur.
Le cri de détresse qu’ils poussèrent fut entendu. Le Conseil de Fribourg envoya une députation à Berne, pour s’opposer à cette réunion ; et Charles-Quint, alors en Italie, adressa une lettre au Conseil de sa ville impériale, lui ordonnant « d’arrêter cette dispute et tout changement dans les choses de la foi, de rétablir tout dans son premier état, de ne rien souffrir qui fût contre la teneur de ses édits et d’attendre en paix le Concile. » Cette missive était datée de Savigliano le 3 juillet 1536i.
i – Ruchat, IV, p. 504.
Il était évident que le pays était dans un moment de crise et qu’il fallait de quelque manière en sortir. Les prêtres et les moines voulaient pour cela le faire reculer : ils attaquaient la Réformation du haut de la chaire, ils couraient de maison en maison et répandaient jusque dans les rues les bruits les plus outrageants contre les réformés et la Réformation. Les uns s’opposaient à la dispute en disant : « Les ministres sont des magiciens qui ont à leur service une multitude de démons au moyen desquels ils ensorcellent leurs auditeurs. » D’autres prêtres résolurent de faire bonne mine à mauvais jeu ; ils faisaient les fanfarons ; ils se vantaient d’avoir déjà remporté beaucoup de victoires sur leurs adversaires : « Qu’on nous donne la permission de les combattre dans une dispute réglée, disaient-ils, nous nous faisons forts de les terrasserj. »
j – Ruchat, IV, p. 366.
Le Conseil de Berne n’hésita plus, et, sans attendre ce que l’empereur pourrait décider, il rendit le 16 juillet un édit contraire aux ordres de Charles. « Nous désirons, disait-il, que le peuple en nos terres (que justement, par la grâce de Dieu, avons conquestées) prenne de bon cœur le chemin que notre Seigneur nous a commandé. Néanmoins ce n’a été tenu, et même grosses injures ont été faites aux prêcheurs et à ceux qui ont voulu suivre l’Évangile. Voulant donner ordre à tous les troubles, nous commandons que tous prêtres, moines et les prêcheurs aussi, aient à se trouver à Lausanne, le 1er octobre prochain, pour prouver ce qu’ils croient, libéralement et franchement, en argumentant par les raisons de la sainte Écriture. Nous adressons cet appel, non seulement à ceux de nos terres, mais à tous allants et venants, de quelque pays qu’ils soient, leur donnant sauvegarde. Et nous ordonnons que nos prêtres et prêcheurs assistent à l’assemblée du commencement jusqu’à la conclusion, sans faire faute, et sous peine de notre indignationk. »
k – Edit des seigneurs de Berne. Pièces justificatives de Ruchat. IV, no 2, p. 500.
Quelques jours après l’édit de Berne, des ambassadeurs de Savoie, se rendant à la diète de Bade, remirent la lettre de l’empereur au Conseil de Lausanne, et ce corps ayant placé ensemble sur la table cette épître de Sa Majesté catholique et l’édit de Messeigneurs de Berne, se vit, à sa grande désolation, entre l’enclume et le marteau. Pressé par deux partis contraires, il ne prévoyait que souffrance en résistant à l’un ou à l’autre. Le document impérial fut lu au Conseil général le 23 juillet ses membres, dont la majorité était attachée à l’Église romaine, crurent que le plus sage était d’obéir au plus puissant et, s’abritant derrière les ordres du grand potentat, ils décrétèrent qu’on vivrait paisiblement ensemble, mais qu’on ne ferait aucune innovation jusqu’aux décisions du Concile. En même temps, une députation partit pour Berne afin d’arrêter la dispute. Mais tout fut inutile ; Berne fut plus fort que l’empereur Charles-Quint. Ce prince était en Italie et les absents ont tort.