Le cortège – Invocation du Saint-Esprit – Portraits de Luther, de Carlstadt et du docteur Eck – Les livres de Carlstadt – Question du libre arbitre – Mérite de convenance – Forces naturelles – Point où Rome et la Réforme se séparent – Le cahier de Carlstadt – Les tribunes – Mélanchthon pendant la dispute – Concession du docteur Eck – Prédication de Luther – La bourgeoisie de Leipzig – Querelles des étudiants et des docteurs – Le duc George
Le 27 juin était le jour fixé pour le commencement de la dispute. Dès le matin, on se rassembla dans le grand collège de l’université, et de là on se rendit en procession à l’église de Saint-Thomas, où une messe solennelle fut célébrée, d’après les ordres et aux frais du duc. Le service fini, les assistants allèrent en procession au château ducal. A leur tête marchaient le duc George et le duc de Poméranie ; puis venaient des comtes, des abbés, des chevaliers et d’autres personnages de distinction, enfin les docteurs des deux partis. Une garde composée de soixante et seize bourgeois armés de hallebardes accompagnait le cortège, bannières déployées, au son d’une musique guerrière. Elle s’arrêta aux portes du château.
Le cortège étant arrivé au palais, chacun prit place dans la salle où la dispute devait avoir lieu. Le duc George, le prince héréditaire Jean, le prince George d’Anhalt, âgé de douze ans, et le duc de Poméranie occupaient les sièges qui leur étaient destinés.
Mosellanus monta en chaire, pour rappeler, par ordre du duc, aux théologiens, de quelle manière ils devaient disputer. « Si vous vous jetez dans des querelles, leur dit l’orateur, quelle différence y aura-t-il entre un théologien qui discute et un duelliste effronté ? Qu’est-ce ici que remporter la victoire, si ce n’est ramener un frère de l’erreur ?… Il semble que chacun doit plus désirer d’être vaincu que de vaincred !… »
d – Seckend., p. 309.
Ce discours fini, une musique religieuse retentit sous les voûtes de la Pleissenbourg ; toute l’assemblée se mit à genoux, et l’hymne antique pour l’invocation du Saint-Esprit, Venit, Sancte Spiritus ! fut chantée. Heure solennelle dans les fastes de la Réformation ! Trois fois l’invocation fut répétée ; et pendant que ce chant grave se faisait entendre, réunis, confondus, les défenseurs de l’ancienne doctrine et les champions de la doctrine nouvelle, les hommes de l’Église du moyen âge et ceux qui voulaient rétablir l’Église des apôtres inclinaient très humblement leur front vers la terre. L’antique lien d’une seule et même communion réunissait encore en faisceau tous ces esprits divers : la même prière sortait encore de toutes ces bouches, comme si un seul cœur l’avait prononcée.
C’étaient les derniers moments de l’unité extérieure, de l’unité morte : une nouvelle unité d’esprit et de vie allait commencer. Le Saint-Esprit était invoqué sur l’Église, et le Saint-Esprit allait répondre et renouveler la chrétienté.
Les chants et la prière finis, on se releva. La dispute devait commencer ; mais l’heure de midi ayant sonné, on la renvoya jusqu’à deux heures.
Le duc réunit à sa table les principaux personnages qui se proposaient d’assister au débat. Après le repas, on retourna au château. La salle était remplie de spectateurs. Les disputes de ce genre étaient les assemblées publiques de cet âge. C’était là que les représentants du siècle agitaient les questions qui préoccupaient tous les esprits. Bientôt les orateurs furent à leur poste. Afin qu’on puisse mieux se les représenter, nous donnerons leurs portraits, tels qu’ils ont été tracés par l’un des témoins les plus impartiaux de la lutte.
« Martin Luther est de taille moyenne, et si maigre, à cause de ses nombreuses études, qu’on peut presque compter ses os. Il est dans la force de l’âge et a une voix claire et sonore. Sa science et son intelligence des Écritures saintes sont incomparables ; la Parole de Dieu est tout entière sous sa maine. Il a outre cela une grande provision d’arguments et d’idées. Peut-être pourrait-on désirer en lui un peu plus de jugement pour mettre chaque chose à sa place. Dans la conversation il est honnête et affable ; il n’a rien de stoïque ni d’orgueilleux ; il sait s’accommoder à chacun ; sa manière de parler est agréable et pleine de jovialité. Il montre de la fermeté, et a toujours un air satisfait, quelles que soient les menaces de ses adversaires ; en sorte qu’on est obligé de croire que ce n’est pas sans l’aide de Dieu qu’il fait de si grandes choses. On le blâme cependant d’être, en reprenant les autres, plus mordant que cela ne convient à un théologien, surtout lorsqu’il annonce des choses nouvelles en religion.
e – Seine Gelehrsamkeit aber und Verstand in heiliger Schrift ist un vergleichlich, so dass er fast alles im Griff hat. (Mosellanus in Seckend., p. 206.)
Carlstadt est plus petit ; il a la figure noire et hâlée ; sa voix est désagréable ; sa mémoire est moins sûre que celle de Luther, et il est plus enclin que lui à la colère. Néanmoins on retrouve en lui, quoique à un moindre degré, les qualités qui distinguent son ami.
Eck est d’une stature élevée ; il est large des épaules ; sa voix est forte et vraiment allemande. Il a de bons reins, en sorte qu’il se ferait très bien entendre sur un théâtre et qu’il ferait même un excellent crieur public. Son accent est plutôt grossier que distingué. Il n’a pas cette grâce que louent tant Fabius et Cicéron. Sa bouche, ses yeux et tout son visage vous donnent plutôt l’idée d’un soldat ou d’un boucher que d’un théologienf. Il a une excellente mémoire, et s’il avait autant d’intelligence, ce serait vraiment un homme parfait. Mais il est lent à comprendre, et il lui manque le jugement, sans lequel tous les autres dons sont inutiles. Aussi, en disputant, entasse-t-il sans choix et sans discernement une masse de passages de la Bible, de citations des Pères et de preuves de tous genres. Il est, outre cela, d’une impudence inconcevable. S’il se trouve embarrassé, il sort du sujet qu’il traite, s’élance sur un autre, quelquefois même s’empare de l’opinion de son antagoniste, en se servant d’autres expressions, et attribue à son adversaire avec une adresse extraordinaire l’absurdité qu’il défendait lui-même. »
f – Das Maul, Augen und ganze Gesicht, presentirt ehe einen Fleischer oder Soldaten, als einen Theologum. (Mosellanus in Seckend., 206.)
Tels étaient, selon Mosellanus, les hommes qui attiraient alors l’attention de la foule qui se pressait dans la grande salle de la Pleissenbourg.
La dispute commença entre Eck et Carlstadt.
Eck fixait depuis quelques moments ses regards sur des objets qui couvraient la tablette de la chaire de son rival et qui semblaient l’inquiéter : c’étaient la Bible et les saints Pères. « Je me refuse à la dispute, s’écria-t-il tout à coup, s’il vous est permis d’apporter des livres avec vous. » Un théologien avoir recours à ses livres pour disputer ! L’étonnement du docteur Eck était plus étonnant encore. « C’est une feuille de figuier dont cet Adam se sert pour cacher sa honte, dit Luther. Augustin n’a-t-il pas consulté des livres en combattant contre les manichéensg ? » N’importe ! les partisans d’Eck font grand bruit. On se récrie : « Cet homme n’a pas la moindre mémoire, » disait Eck. Enfin on arrêta, selon le désir du chancelier d’Ingolstadt, que chacun ne pourrait se servir que de sa mémoire et de sa langue. « Ainsi donc, dirent plusieurs, il ne s’agira point dans cette dispute de la recherche de la vérité, mais des éloges à donner à la langue et à la mémoire des combattants. »
g – Prætexit tamen elhic Adamille folium fici pulcherrimum. (L. Epp. I, 294.)
Ne pouvant rapporter en entier cette dispute qui dura dix-sept jours, nous devons, comme le dit un historien, imiter les peintres, qui, lorsqu’il s’agit de représenter une bataille, retracent sur le premier plan les actions les plus célèbres, et laissent les autres dans le lointainh.
h – Pallavicini, 1, 65.
Le sujet de la dispute d’Eck et de Carlstadt était important : « La volonté de l’homme, avant sa conversion, disait Carlstadt, ne peut rien faire de bon : toute bonne œuvre vient entièrement et exclusivement de Dieu, qui donne à l’homme, d’abord la volonté de la faire, et ensuite la force de l’accomplir. » Cette vérité avait été proclamée par la sainte Écriture qui dit : C’est Dieu qui produit en vous avec efficace le vouloir et l’exécution selon son plaisir (Philippiens 2.13), et par saint Augustin, qui, dans sa dispute, avec les pélagiens, l’avait énoncée à peu près dans les mêmes termes. Toute œuvre dans laquelle l’amour de Dieu, l’obéissance envers Dieu manque, est dépouillée aux yeux de Dieu de ce qui seul peut la rendre vraiment bonne, fût-elle du reste produite par les motifs humains les plus honorables. Or il y a dans l’homme une opposition naturelle à Dieu. Il est au-dessus des forces de l’homme de la surmonter. Il n’en a pas le pouvoir, il n’en a pas même la volonté. Cela doit donc se faire par la puissance divine.
C’est là la question, si décriée dans le monde et pourtant si simple, du libre arbitre. Telle avait été la doctrine de l’Église. Mais les scolastiques l’avaient expliquée de manière à la rendre méconnaissable. Sans doute, disaient-ils, la volonté naturelle de l’homme ne peut rien faire qui soit véritablement agréable à Dieu ; mais elle peut faire beaucoup pour rendre l’homme plus capable de recevoir la grâce de Dieu et plus digne de l’obtenir.
Ils appelaient ces préparations, un mérite de convenancei : « Parce qu’il est convenable, disait Thomas d’Aquin, que Dieu traite avec une faveur toute particulière celui qui fait un bon emploi de sa propre volonté. » Et, quant à la conversion qui doit être opérée dans l’homme, sans doute c’était la grâce de Dieu, qui, selon les scolastiques, devait l’accomplir, mais sans exclure les forces naturelles. Ces forces, disaient-ils, n’ont pas été anéanties par le péché : le péché ne fait que mettre obstacle à leur développement ; mais aussitôt que cet obstacle est enlevé (et c’était là, à les entendre, ce que la grâce de Dieu avait à faire), l’action de ces forces recommence. L’oiseau, pour rappeler l’une de leurs comparaisons favorites, l’oiseau qui a été lié quelque temps, n’a, dans cet état, ni perdu les forces, ni oublié l’art de voler ; mais il faut qu’une main étrangère enlève ses liens, afin qu’il puisse de nouveau se servir de ses ailes. Il en est ainsi de l’homme, disaient-ilsj.
i – Meritum congruum.
j – Planck. I, p. 176.
Telle était la question agitée entre Eck et Carlstadt. Eck avait paru d’abord s’opposer tout à fait aux propositions de Carlstadt sur ce sujet ; mais sentant qu’il était difficile de se maintenir sur le terrain qu’il avait choisi, il dit : « J’accorde que la volonté n’a pas le pouvoir de faire une bonne œuvre, et qu’elle le reçoit de Dieu. — Reconnaissez-vous donc, lui demanda Carlstadt, tout joyeux d’avoir obtenu une telle concession, qu’une bonne œuvre vient tout entière de Dieu ? — Toute la bonne œuvre vient bien de Dieu, répondit subtilement le scolastique, mais non pas entièrement. — Voilà, s’écria Mélanchthon, une trouvaille bien digne de la science théologique. — Une pomme, ajoutait Eck, est produite toute par le soleil, mais non pas totalement et sans le concours de la plantek. » Jamais on n’a soutenu sans doute qu’une pomme soit toute produite par le soleil.
k – Quamquam totum opus Dei sit, non tamen totaliter a Deo esse, quemadmodum totum pomum efficitur a sole, sed non à sole totaliter et sine plantæ efficentia. (Pallavicini. t. I, p. 58.)
Eh bien, dirent alors les opposants, pénétrant plus avant dans cette question si délicate et si importante en philosophie et en religion, examinons donc comment Dieu agit sur l’homme et comment l’homme se comporte dans cette action. « Je reconnais, disait Eck, que la première impulsion pour la conversion de l’homme vient de Dieu, et que la volonté de l’homme y est entièrement passivel. » Jusqu’ici les deux antagonistes étaient d’accord. « Je reconnais, disait de son côté Carlstadt, qu’après cette première action qui vient de Dieu, il faut qu’il vienne quelque chose de la part de l’homme, ce que saint Paul appelle volonté, ce que les Pères nomment consentement. » Et ici, de nouveau l’un et l’autre étaient d’accord. Mais de ce moment ils cessaient de l’être. « Ce consentement de l’homme, disait Eck, vient en partie de notre volonté naturelle, en partie de la grâce de Dieum. — Non, disait Carlstadt, mais il faut que Dieu crée entièrement cette volonté dans l’hommen. — Là-dessus Eck de s’étonner et de s’irriter, en entendant des paroles si propres à faire sentir à l’homme tout son néant : « Votre doctrine, s’écrie-t-il, fait de l’homme une pierre, une bûche, incapable d’aucune réaction !… — Eh quoi ! répondent les réformateurs, la faculté de recevoir ces forces que Dieu opère en lui, cette faculté que l’homme possède selon nous, ne le distingue-t-elle pas suffisamment d’une pierre et d’une bûche ? !… — Mais, reprend leur antagoniste, vous vous mettez en contradiction avec l’expérience, en refusant à l’homme toute force naturelle. — Nous ne nions pas, répliquent ses adversaires, que l’homme ne possède des forces, et qu’il n’y ait en lui la faculté de réfléchir, de méditer, de choisir. Nous considérons seulement ces forces et ces facultés comme de simples instruments, qui ne peuvent rien faire de bon avant que la main de Dieu les ait mis en mouvement. Elles sont comme la scie dans la main de l’homme qui la tiento. »
l – Motionem seu inspirationem prevenientem esse a solo Deo ; et ibi liberum arbitrium habet se passive.
m – Partim a Deo, partim a libero arbitrio.
n – Consentit bomo, sed consensus est donum Dei. Consentire non est agere.
o – Ut terra in manu bominis trahentis.
La grande question de la liberté était ici débattue, et il était facile de montrer que la doctrine des réformateurs n’ôtait pas à l’homme la liberté d’un agent moral, et ne faisait pas de lui une machine passive. La liberté d’un agent moral consiste dans le pouvoir d’agir conformément à son choix. Toute action faite sans contrainte extérieure, et en conséquence de la détermination de l’âme elle-même, est une action libre. L’âme se détermine par des motifs, mais on voit sans cesse que les mêmes motifs agissent diversement sur diverses âmes. Beaucoup d’hommes n’agissent point conformément aux motifs dont ils reconnaissent pourtant toute la force. Cette inefficacité des motifs provient des obstacles que leur oppose la corruption de l’intelligence et du cœur. Or, Dieu, en donnant à l’homme un nouveau cœur et un nouvel esprit, enlève ces obstacles. Et, en les enlevant, bien loin d’ôter à l’homme la liberté, il ôte au contraire ce qui empêchait l’homme d’agir librement, de suivre la voix de sa conscience, et, selon la parole évangélique, il le rend véritablement libre. (Jean 8.36)
Un petit incident vint interrompre la dispute. Carlstadt, c’est Eck qui le rapportep, avait préparé divers arguments, et, semblable en cela à beaucoup d’orateurs de nos jours, il lisait ce qu’il avait écrit. Eck ne vit là qu’une tactique d’écolier. Il s’y opposa. Carlstadt embarrassé, et craignant de ne pas bien se tirer d’affaire si on lui enlevait son cahier, insista. « Ah ! dit le docteur scolastique, tout fier de l’avantage qu’il croyait avoir sur lui, il n’a pas si bonne mémoire que moi. » On s’en remit à des arbitres, qui permirent de lire les passages des Pères, mais arrêtèrent que du reste on parlerait d’abondance.
p – Seckendorff, p. 192.
Cette première partie de la dispute fut souvent interrompue par le bruit des assistants. On s’agitait, on criait. Une proposition malsonnante aux oreilles de la majorité des auditeurs excitait aussitôt leurs clameurs, et alors, comme de nos jours, il fallait rappeler les tribunes au silence. Les combattants eux-mêmes se laissaient quelquefois emporter par le feu de la discussion.
Près de Luther se trouvait Mélanchthon, qui attirait presque autant que lui les regards. Il était de petite taille, et on ne lui eût pas donné au delà de dix-huit ans. Luther, qui le dépassait de toute la tête, semblait lui être uni par la plus intime amitié ; ils entraient, ils sortaient et se promenaient ensemble. « A voir Mélanchthon, raconte un théologien suisse qui étudia à Wittembergq, on dirait un jeune garçon ; mais pour l’intelligence, la science et le talent, c’est un géant, et on ne peut comprendre que de telles hauteurs de sagesse et de génie se trouvent renfermées dans un si petit corps. » Entre les séances, Mélanchthon conversait avec Carlstadt et Luther. Il les aidait à se préparer au combat, et leur suggérait les arguments que sa vaste érudition lui faisait découvrir ; mais, pendant la dispute, il demeurait tranquillement assis au milieu des spectateurs, et suivait avec attention les paroles des théologiensr. Quelquefois, cependant, il vint à l’aide de Carlstadt ; quand celui-ci était près de succomber sous la puissante déclamation du chancelier d’Ingolstadt, le jeune professeur lui soufflait un mot ou lui glissait un papier où il avait tracé la réponse. Eck, s’en étant une fois aperçu, indigné de ce que ce grammairien, comme il l’appelait, osât se mêler à la dispute, se tourna vers lui et lui dit avec orgueil : « Taisez-vous, Philippe, occupez-vous de vos études et me laissez tranquilles. » Peut-être Eck prévit-il dès lors quel redoutable adversaire il trouverait plus tard dans ce jeune homme. Luther fut offensé de la grossière insulte dirigée contre son ami. « Le jugement de Philippe, dit-il, a plus de poids pour moi que celui de mille docteurs Eck. »
q – Jean Kessler, plus tard réformateur de Saint-Gall.
r – Lipzic æ pugnæ otiosus spectator in reliquo vulgo sedi. (Corpus Reformatorum. I, 111.)
s – Tace, tu, Philippe, ac tua studia cura, ne me perturba. (Ibid. 1, p. 149.)
Le calme Mélanchthon discerna facilement les côtés faibles de cette discussion. « On ne peut qu’être surpris, dit-il avec la sagesse et le charme qui se retrouvent dans toutes ses paroles, en pensant à la violence qu’on a mise à traiter toutes ces choses. Comment eût-on pu en retirer quelque profit ? L’Esprit de Dieu aime la retraite et le silence : c’est quand on y demeure qu’il pénètre dans les cœurs. L’épouse de Christ ne se tient pas dans les rues et les carrefours, mais elle conduit son époux dans la maison de sa mèret. »
t – Melancht. Opp. p. 134.
Les deux partis s’attribuèrent chacun la victoire. Eck mit en œuvre toute sa finesse pour paraître l’avoir remportée. Comme les points de divergence se touchaient presque, il lui arrivait souvent de s’écrier qu’il avait amené son adversaire à son opinion ; ou bien, nouveau Protée, dit Luther, il se tournait tout à coup, exposait sous d’autres expressions l’opinion de Carlstadt lui-même, et lui demandait, avec l’accent du triomphe, s’il ne se voyait pas contraint de lui céder… Et les gens inhabiles, qui n’avaient pu discerner la manœuvre du sophiste, d’applaudir et de triompher avec lui !… Cependant Eck, sans s’en apercevoir, concéda dans la dispute beaucoup plus qu’il ne se l’était proposé. Ses partisans riaient à gorge déployée à chacun de ses tours ; « mais, dit Luther, je crois fort qu’ils faisaient semblant de rire, et que c’était dans le fond pour eux une grande croix, que de voir leur chef, qui avait commencé le combat par tant de bravades, abandonner son étendard, déserter son armée, et devenir un honteux transfugeu. »
u – Relictis signis, desertorem exercitus et transfugam factum. (L. Epp. I, 295.)
Trois ou quatre jours après le commencement de la conférence, on avait interrompu la dispute à cause de la fête des apôtres saint Pierre et saint Paul.
Le duc de Poméranie pria Luther de prêcher, à cette occasion, devant lui dans sa chapelle. Luther accepta avec joie. Mais la chapelle fut bientôt remplie, et les auditeurs arrivant toujours en grand nombre, l’assemblée dut se transporter dans la grande salle du château, où se tenait ordinairement la dispute. Luther prêcha, selon le texte du jour, sur la grâce de Dieu et la puissance de Pierre. Ce que Luther soutenait ordinairement devant un auditoire composé de savants, il l’exposa alors devant le peuple. Le christianisme fait également pénétrer la lumière de la vérité dans les plus hautes intelligences et dans les esprits les plus humbles. C’est là ce qui le distingue de toutes les religions et de toutes les philosophies. Les théologiens de Leipzig, qui avaient entendu Luther prêcher, s’empressèrent de rapporter à Eck les paroles scandaleuses dont leurs oreilles avaient été offensées. « Il faut répondre, s’écrièrent-ils, il faut réfuter publiquement ces subtiles erreurs. » Eck ne demandait pas mieux. Toutes les églises lui étaient ouvertes, et quatre fois de suite il monta en chaire pour décrier Luther et son sermon. Les amis de Luther en furent indignés. Ils demandèrent qu’on entendit à son tour le théologien de Wittemberg. Mais ce fut en vain. Les chaires sont ouvertes aux adversaires de la doctrine évangélique ; elles sont fermées à ceux qui la proclament. Je gardai le silence, dit Luther, et dus me laisser attaquer, injurier, calomnier, sans pouvoir même m’excuser et me défendrev.
v – Mich verklagen, schellen und schmæhen… (L. Opp. (L.) XVII, p. 247.)
Ce n’étaient pas seulement les ecclésiastiques qui se montraient opposés aux docteurs évangéliques : la bourgeoisie de Leipzig était en cela d’accord avec son clergé. Un fanatisme aveugle la livrait aux mensonges et aux haines que l’on cherchait à propager. Les principaux habitants ne visitèrent ni Luther ni Carlstadt. S’ils les rencontraient dans la rue, ils ne les saluaient pas. Ils cherchaient à les noircir dans l’esprit du duc. Mais, au contraire, ils allaient et venaient, mangeaient et buvaient chaque jour avec le docteur d’Ingolstadt. Ils se contentèrent d’offrir à Luther le présent de vin dû aux combattants. Du reste, ceux qui lui voulaient du bien se cachaient des autres ; plusieurs nicodémites le visitèrent de nuit ou en secret. Deux hommes seuls s’honorèrent en se déclarant publiquement ses amis. Ce furent le docteur Auerbach, que nous avons déjà rencontré à Augsbourg, et le docteur Pistor le jeune.
La plus grande agitation régnait dans la ville. Les deux partis formaient comme deux camps ennemis, qui en venaient quelquefois aux mains. Les étudiants de Leipzig et ceux de Wittemberg se querellaient souvent dans les auberges. On disait hautement, jusque dans les assemblées du clergé, que Luther portait sur lui un diable renfermé dans une petite boîte. Si c’est dans la boîte que le diable se trouve, ou si c’est simplement sous son froc, répondait malignement Eck, je l’ignore ; mais à coup sûr c’est dans l’un des deux.
Plusieurs docteurs des deux partis logeaient pendant la dispute chez l’imprimeur Herbipolis. Ils en vinrent à de tels excès que leur hôte fut obligé de faire tenir au haut de la table un sergent de ville armé d’une hallebarde et chargé d’empêcher les convives, s’il en était besoin, de se laisser aller à des voies de fait. Un jour, le vendeur d’indulgences Baumgartner en vint aux prises avec un gentilhomme ami de Luther, et s’abandonna à une telle colère qu’il en rendit l’esprit. « J’ai été de ceux qui l’ont porté dans la tombe, » dit Froschel, qui raconte ce faitw. Ainsi se révélait la fermentation générale des esprits. Alors, comme à présent, les discours de la tribune avaient du retentissement dans le salon et dans la rue.
w – Loscher. III, 278.
Le duc George, bien que penchant très fort pour Eck, ne se montra pas si passionné que ses sujets. Il invita Eck, Luther et Carlstadt à dîner tous trois avec lui. Il pria même Luther de venir le voir en particulier ; mais il lui montra bientôt toutes les préventions qu’on lui avait inspirées. « Par votre écrit sur l’Oraison dominicale, lui dit le duc avec humeur, vous avez égaré bien des consciences. Il est des personnes qui se plaignent de n’avoir pu dire un seul Pater pendant plus de quatre jours. »