Une rencontre à Waltham – La jeunesse de Th. Cranmer – Ses premiers enseignements – Il étudie pendant trois ans l’Écriture – Ses fonctions d’examinateur – Le souper de Waltham – Une vue nouvelle sur le divorce – Fox la communique à Henri – Chagrin de Cranmer – Sa conférence avec le roi – Cranmer chez les Boleyns
Tandis que l’astre de Wolsey disparaissait à l’occident au milieu de nuages enflammés, il s’en montrait un autre, à l’orient, qui devait indiquer le chemin propre à sauver la Grande-Bretagne. Les hommes, comme les étoiles, apparaissent sur l’horison au commandement de Dieu.
En retournant de Woodstock à Greenwich, Henri, plein d’inquiétude, s’arrêta un soir à Waltham, en Essex. Les gens de sa suite se logèrent dans les maisons environnantes ; l’aumônier Fox et le secrétaire d’Etat Gardiner furent placés chez un gentilhomme nommé Cressy, à Waltham Abbey. L’heure du souper étant arrivée, Gardiner et Fox virent avec surprise entrer dans la chambre un de leurs amis, Thomas Cranmer, docteur de Cambridge. « C’est vous ! lui dirent-ils ; et comment se fait-il que vous soyez ici ? — La femme de notre hôte est ma parente, répondit Cranmer, et l’épidémie sévissant à Cambridge, j’ai ramené à mes amis leur fils qui se trouvait sous ma direction. » Ce nouveau personnage devant jouer un rôle important dans l’histoire de la Réformation, il vaut la peine de nous y arrêter. Issu d’une ancienne famille, venue à ce que l’on croit en Angleterre avec Guillaume le Conquérant, Cranmer était né à Aslacton, comté de Nottingham, le 2 juillet 1489, six ans après Luther. Sa première éducation avait été très négligée ; son précepteur, prêtre ignorant et sévère, ne lui avait enseigné qu’à endurer avec patience de rudes châtiments, science qui devait un jour lui être fort utile. Son père, honnête gentilhomme campagnard, ne s’occupant que de chasse, de courses et d’armes, le fils apprit à son école à monter à cheval, à manier l’arc et l’épée, à pêcher, à chasser au tir et au vol ; et il ne négligea jamais entièrement ces exercices qu’il croyait nécessaires à sa santé. Thomas aimait la promenade, la belle nature et les méditations solitaires, et l’on a longtemps montré, près de sa maison paternelle, une élévation où il allait souvent s’asseoir, parcourant du regard la contrée d’alentour, fixant ses yeux sur les églises, prêtant mélancoliquement l’oreille au tintement des cloches, et se livrant à de douces contemplations. Vers 1504, il fut envoyé à Cambridge, où « la barbarie régnait encore, » dit un historiena. D’une apparence simple, noble et modeste, il se concilia l’affection de plusieurs, et en 1510 il fut élu membre(fellow) du collège de Jésus. Doué d’un cœur tendre, il s’attacha, à vingt-trois ans, à une jeune personne de bonne naissance, dit Fox, d’un rang inférieur, ont dit d’autres écrivains. Cranmer ne voulait point imiter les désordres des étudiants, et bien que le mariage dût lui fermer la carrière des honneurs, il épousa sa fiancée, quitta le collège (conformément aux règlements), et se logea modestement à l’hôtellerie du Dauphin. Il se mit alors à étudier avec zèle les écrits les plus remarquables du temps, polissant, a-t-on dit, son ancienne aspérité aux productions d’Erasme, de Lefèvre d’Etaples, et d’autres beaux génies ; chaque jour sa rude intelligence en recevait un nouvel éclatb. Il commença alors à enseigner dans le collège de Buckingham (appelé plus tard de Madeleine), et pourvut ainsi à ses besoins.
a – Fœda barbaries. (Melch. Adam. Vitæ Theol., 1.)
b – Ad eos non aliter quam ad cotem, quotidie priscam detergebat scabritiem. (Melch. Adam. Vitæ Theol. 1.)
Thomas Cranmer
Ces leçons excitèrent l’admiration des hommes éclairés, et la colère des hommes obscurs, qui l’appelèrent avec dédain (à cause de l’auberge où il logeait) « un valet d'écurie. — Ce nom lui convient à merveille, dit Fuller, car dans ses leçons, il frottait rudement le dos robuste des moines, et étrillait de belle manière la peau des prêtres paresseux. » Sa femme étant morte après un an de mariage, Cranmer fut élu de nouveau membre de son ancien collège ; et les premiers écrits de Luther ayant alors paru : « Il faut, dit-il, que je sache de quel côté la vérité se trouve. Il n’y a qu’une source infaillible, les saintes Écritures ; je vais y chercher la vérité divinec. » En effet, pendant trois années, il ne cessa d’étudier les saints livresd, sans commentaire, sans théologie humaine, et s’attira ainsi le nom de Scripturiste. Enfin ses yeux furent ouverts ; il vit le lien mystérieux qui unit toutes les révélations bibliques, et comprit l’ensemble du dessein de Dieu. Alors, sans abandonner les Écritures, il étudia toutes sortes d’auteurse. Lent à lire, il était véhément à observerf ; jamais il n’ouvrait un livre sans avoir la plume à la maing. Il ne se casait ni dans tel parti ni dans tel siècle ; mais doué d’un esprit libre et philosophique, il pesait toutes les opinions à la balance de son jugementh, en prenant pour règle la sainte Écriture.
c – Beheld the very fountains… (Fox, Acts, VIII, p. 4.)
d – Totum triennium Sacræ Scripturæ monumentis perlegendis impendit. (M. Adam p. 1.)
e – Like a merchant greedy of all good things. (Foxe, 8, p. 4.)
f – Tardus quidem lector sed vehemens observator. (M. Adam. p. 1.)
g – Sine calamo nunquam ad scriptoris cujusquam librum accessit. (Ibid.)
h – Omnes omnium opiniones tacito seoum judicio trutinabat. (Ibid.)
Les honneurs vinrent bientôt le chercher ; il fut nommé successivement docteur en théologie, professeur, prédicateur et examinateur de l’Université. « C’est aux Écritures, disait-il aux candidats, que Christ renvoie ses auditeurs, et non à l’Églisei. — Mais, lui répondaient les moines, elles sont si difficiles ! — Expliquez les passages obscurs par les passages clairs, répondait le professeur, l’Écriture par l’Écriture ; cherchez, priez, et celui qui a la clef de David vous ouvrira. » Les moines, effrayés de cette tâche, se retiraient pleins de colère ; et bientôt le nom de Cranmer fut redouté dans tous les couvents. Quelques-uns se soumirent pourtant à ce travail, et l’un d’eux, le docteur Barret, bénit Dieu de ce que l’examinateur l’avait renvoyé, « car dit-il, j’ai trouvé la connaissance de Dieu dans les saints Livres qu’il m’a forcé d’étudier. » Cranmer travaillait à la même œuvre que Latimer, Stafford et Bilney.
i – Christ sendeth his hearers to the Scriptures and not to the Church. (Cranmer, Works, p. 17, 18)
Fox et Gardiner ayant renouvelé connaissance avec leur ancien ami à Waltham-Abbey, on se mit à table, et l’aumônier et le secrétaire demandèrent au docteur ce qu’il pensait du divorce ; on ne parlait guère d’autre chose, et peu auparavant Cranmer avait été nommé membre d’une commission appelée à donner son avis sur cette affaire. « Vous n’êtes pas dans la bonne voie, dit Thomas à ses amis ; ce n’est pas aux décisions de l’Église qu’il faut vous attacher. Il est un chemin plus sûr, plus court, qui peut seul procurer la paix à la conscience du roi. — Lequel ? s’écrièrent Fox et Gardiner. — La vraie question, répondit Cranmer, est celle-ci : Que dit la Parole de Dieu ? Si Dieu a déclaré mauvais un mariage de cette nature, le pape ne peut le déclarer bon. Laissez ces interminables négociations romaines. Quand Dieu a parlé, l’homme doit obéir. — Mais comment connaître ce que Dieu a dit ? — Demandez-le aux Universités ; elles le discerneront plus sûrement que la cour de Rome. »
Ceci était une vue nouvelle. On avait bien pensé à consulter les Universités ; mais c’était leur avis propre qu’on leur avait demandé ; maintenant il s’agissait de savoir d’elles simplement ce que Dieu dit dans sa Parole. « La Parole de Dieu est au-dessus de l’Église, tel était le principe établi par Cranmer, et toute la Réformation était dans ce principe-là. La conversation du souper de Waltham devait être un de ces ressorts secrets qu’une main invisible fait mouvoir pour l’accomplissement de ses grands desseins. Le docteur de Cambridge, transporté subitement de son cabinet au pied du trône, allait devenir l’un des principaux organes de la sagesse divine. Le lendemain de cette conversation, Fox et Gardiner arrivèrent à Greenwich, et le roi les fit appeler le soir même. « Eh bien ! Messieurs, leur dit-il, voilà nos vacances finies ; que ferons-nous maintenant ? S’il faut encore recourir à Rome, Dieu sait quand nous verrons la fin de cette affairej … — Il ne sera plus nécessaire de faire ce long voyage, dit Fox ; nous savons un chemin plus court et plus sûr. — Parlez, dit le roi avec vivacité. — Le docteur Cranmer, que nous avons rencontré hier à Waltham, pense que la sainte Écriture doit seule être juge dans votre cause. » Gardiner, fâché de la franchise de son collègue, s’efforçait de s’attribuer l’honneur de cette idée lumineuse ; mais Henri ne l’écoutait pas. « Où est ce docteur Cranmer ? disait-il tout émuk. Envoyez-le chercher sur l’heure ! Mère de Dieu ! (c’était son jurement habituel), cet homme a saisi la truie par la bonne oreillel. Si l’on m’avait, il y a deux ans, suggéré cette idée, que d’argent et de troubles l’on m’eût épargnés ! »
j – God knows and not I. (Fox, Acts, VIII, 7.)
k – He was much affected with it. (Burnet, I, 77.)
l – I perceive that that man hath the sow by the right ear. » (Fox, Acts, VII, p. 7.)
Cranmer était allé dans le Nottinghamshire ; un messager l’y suivit et le ramena. « Pourquoi m’avez vous mêlé dans cette affaire ? dit-il à Fox et à Gardiner. Excusez-moi, je vous en conjure, au près du roi. » Gardiner, qui ne demandait pas mieux, promit de faire ce qu’il pourrait ; mais tout fut inutile : « Point d’excuse ! » dit Henri. Le rusé courtisan dut se résoudre à introduire l’homme simple et droit auquel devait un jour appartenir la place qu’il eût si fort ambitionnée ; Cranmer et Gardiner s’acheminèrent vers Greenwich, aussi mécontents l’un que l’autre.
Cranmer avait alors quarante ans, une figure agréable, un regard doux et prévenant, dans lequel semblait se refléter la candeur de son âme. Sensible aux peines comme aux plaisirs du cœur, il devait être plus exposé que d’autres à des soucis et à des chutes ; une vie tranquille, passée au milieu des joies de la famille, dans quelque simple presbytère, eût été plus selon ses goûts que la cour de Henri VIII. Doué d’un esprit généreux, il n’avait malheureusement pas cette fermeté, si nécessaire à un homme public ; une petite pierre suffisait pour le faire trébucher. Sa belle intelligence lui faisait reconnaître la meilleure voie ; mais sa grande timidité lui faisait craindre la plus dangereuse. Il aimait un peu trop à s’appuyer sur le pouvoir des hommes, et leur faisait facilement de fâcheuses concessions. Jamais si le roi l’avait interrogé, il n’eût osé conseiller une marche aussi hardie que celle qu’il avait indiquée ; cette parole lui était échappée, à table, dans l’intimité d’une conversation familière. Toutefois il était sincère, et après avoir tout fait pour se soustraire aux suites de sa franchise, il était prêt à maintenir l’opinion qu’il avait émise.
Henri, s’apercevant de la timidité de Cranmer, s’approcha de lui avec grâce : « Comment vous appelez-vous ? lui dit-il, en s’efforçant de le mettre à l’aise ; ne vous êtes-vous pas trouvé à Waltham avec mon secrétaire et mon aumônier ? » Puis il ajouta : « N’avez-vous pas parlé avec eux concernant notre grande affaire ? » et Henri rapporta les paroles attribuées à Cranmer. Celui-ci ne pouvait reculer : « Sire, dit-il, il est vrai, je l’ai dit. — Eh bien, reprit le roi avec animation, je vois que vous avez trouvé la brèche par laquelle il nous faut pénétrer dans la place. Maintenant, Monsieur le docteur, je vous prie, et comme vous êtes mon sujet, je vous ordonne, de mettre de côté toute autre occupation et de faire en sorte que cette affaire se termine selon les idées que vous avez émises. Tout ce que je désire savoir, c’est si mon mariage est ou non contraire aux lois de Dieu. Mettez donc toute votre habileté à vous en enquérir, et soulagez ainsi ma conscience et celle de la reinem. »
m – For the discharging of both our consciences. (Foxe, 8. p. 8.)
Cranmer était atterré ; il reculait à la pensée de décider une affaire dont dépendait peut-être les destinées de la nation, et soupirait après la campagne solitaire d’Aslacton ; mais saisi par la main vigoureuse de Henri, force lui était d’avancer. « Sire, dit-il, de grâce, chargez de cette affaire de plus savants docteurs. — J’y consens, dit le roi, mais je veux que vous aussi, vous m’écriviez votre avis. » Puis ayant fait appeler le comte de Wiltshire : « Milord, lui dit-il, recevez le docteur Cranmer dans votre maison, à Durham-Place, et qu’il ait toute la tranquillité nécessaire pour écrire un mémoire que je viens de lui demander. » Après ce commandement précis, qui ne souffrait pas de résistance, Henri se retira.
Cranmer fut ainsi introduit par le roi auprès du père d’Anne Boleyn, et non point, comme des écrivains romains l’ont prétendu, par sir Thomas Boleyn auprès du roin. Wiltshire conduisit Cranmer à Durham-Place (maintenant Adelphi-Strand), et bientôt le pieux docteur, auquel Henri avait imposé ce séjour, contracta une étroite amitié avec Anne et son père, et en profita pour leur faire apprécier la Parole divine, comme la perle de grand prixo . Henri, tout en profitant de l’adresse d’un Wolsey et d’un Gardiner, faisait peu de cas de leur personne ; mais il respecta Cranmer, même quand il était d’un avis contraire au sien, et jusqu’à sa mort il le mit au-dessus de tous les courtisans et de tous les clercs. Souvent l’homme pieux réussit mieux, même auprès des grands du monde, que les ambitieux et les intrigants.
n – Sanders, p. 57 ; Lingard, vol. 6 chap. 3. Comp. Foxe, vol. 8 p. 8.
o – Teque nobilis illius margaritæ desiderio teneri. (Erasm. Epp. p. 1751.)