Sa négation affecte profondément la vie chrétienne. — Parallèle (à ce point de vue) entre l’humanitarisme et l’orthodoxie. — Leurs dogmatiques constituent deux religions différentes.
Nous avons dit que la négation de la divinité de Jésus-Christ affecte la vie chrétienne elle-même. Cela ne peut pas ne pas être, puisqu’elle affecte si profondément la doctrine chrétienne. La vérité étant, sous la direction du Saint-Esprit, le grand moyen de régénération et de sanctification, altérer la vérité c’est la dépouiller proportionnellement de sa puissance et de sa vertu salutaire. La vérité reçue par l’esprit et par le cœur, la croyance transformée en foi et tenant l’âme en contact avec le monde invisible, est la semence des vertus évangéliques, la racine de la vie spirituelle, le moule du caractère chrétien (Jean 17.17 ; 1 Pierre 1.22-23 ; 1 Corinthiens 15.1-2, etc.). Il faut donc que cette vérité sainte, au moins dans ses grands traits, demeure aussi pure et complète que possible ; lui enlever une partie de ses éléments essentiels, c’est, au même degré, amoindrir ou dénaturer son action ; et nous avons vu que cette mutilation de la doctrine évangélique est la conséquence nécessaire, la résultante générale des systèmes où la divinité du Sauveur est méconnue ou quintessenciée.
Au fait, l’humanitarisme et l’orthodoxie forment non seulement deux dogmatiques, mais deux religions différentes. Leurs idées sur Dieu, sur l’homme, sur les rapports de l’homme avec Dieu ou sur la voie de salut, sont tout autres, et il en doit sortir des tendances religieuses à bien des égards opposées. Quant au culte, elles s’accusent mutuellement ou d’impiété ou d’idolâtrie. Certes, ce n’est pas une chose légère de refuser à Jésus-Christ l’adoration qui lui est due, s’il est Dieu, ou de lui offrir des hommages divins, s’il ne l’est pas : sur le dogme, à part les graves divergences qui frappent de prime abord et que l’article précédent a fait ressortir de bien des côtés, il existe une diversité profonde même sur les doctrines qu’on professe également. Les notions de Dieu, de sa loi, de son gouvernement ne sont pas, bien s’en faut, dans le système unitaire ce qu’elles sont dans le système orthodoxe. Le Dieu à la fois saint et bon ne se révèle plus avec la même majesté ; sa justice et sa miséricorde, telles que les annonce l’Écriture et qu’elles se manifestent ensemble avec tant d’éclat dans la croyance commune, ne paraissent presque légitimées ni l’une ni l’autre dans les théories humanitaires ; sa justice, car si le péché est si peu de chose qu’il puisse être effacé ou compensé par quelques bonnes dispositions, quelques mouvements de repentir et de retour vers le bien, pourquoi cette éternelle condamnation qui doit finalement le frapper ? sa miséricorde, car si elle lui coûte si peu qu’il puisse l’étendre partout où se montre la sincérité de l’amendement, comment est-elle célébrée par-dessus toutes ses autres perfections ? d’où vient que tous ses bienfaits s’effacent, en quelque sorte, auprès du don de sa grâce en Jésus-Christ ? Cette partie si saillante de la doctrine évangélique se décolore, quoi qu’on fasse, dès que l’abaissement de la personne du Sauveur, amenant un abaissement proportionnel de son œuvre, annule le mystère dé la Croix. Et cela doit être ; car tout ce qui affaiblit l’idée de justice dans la rédemption affaiblit du même coup l’idée de miséricorde, ces deux attributs divins se manifestant l’un avec l’autre et l’un par l’autre dans cette grande intervention céleste.
Il est évident d’ailleurs que si le Dieu de la Bible est le Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, le Dieu de l’unitarianisme n’est pas le Dieu de la Bible. De plus, l’unitarianisme et l’orthodoxie diffèrent radicalement dans leur notion du moyen de salut ; et c’est dans cette notion que réside le fond vital de l’Évangile. L’Évangile est la sotériologie ; et la sotériologie orthodoxe repose sur l’œuvre propitiatoire de Jésus-Christ, que rejette l’unitarianisme. Les deux systèmes se tranchent, se séparent, se repoussent jusque dans la morale : il suffit de citer les devoirs envers Jésus-Christ, qui tiennent une si grande place dans la pratique générale de l’Église comme dans la doctrine du Nouveau Testament, et qui disparaissent ou changent de nature au point de vue humanitaire.
Un autre article, qui touche à celui-là, mais qu’il convient de mentionner à part, c’est celui du rapport des Fidèles avec Christ, désigné en théologie sous le nom d’union mystique. cette union, fruit de la foi, est une des données scripturaires les plus importantes et les plus assurées : elle met l’âme en contact avec Dieu et avec le Ciel, elle la pénètre du Saint-Esprit, et la fait puiser à la source immanente de la vie spirituelle et éternelle ; elle la rend une même plante avec Christ (Romains 6.5 ; Jean 15.18 ; Colossiens 3.4 ; Galates 4.19). Il y a là un des grands faits évangéliques, trop méconnu et trop négligé pendant longtemps. Nous devons sans doute n’y toucher qu’avec la circonspection de la foi. L’histoire nous montre combien l’illuminisme et l’idéalisme en ont abusé à toutes les époques. Mais enfin, c’est un fait de révélation, et l’on ne saurait sans péril l’élaguer du Christianisme. A cet égard aussi, Jésus est Médiateur entre Dieu et l’homme ; il l’est pour notre régénération comme pour notre justification. Dieu nous a donné la vie éternelle, et cette vie est en son Fils. Celui qui a le Fils a la vie (1 Jean 5.11 ; Jean 14.23, etc.). Jésus-Christ devient notre vie en nous faisant participer aux vertus de sa mort, de sa résurrection, de son ascension. (Romains 6.1-6 ; Éphésiens 2.3-9). L’union de la divinité et de l’humanité en lui est le symbole et peut être, à certains égards, le moyen de cette transformation morale que nous ne saurions comprendre entièrement. Mais il est impossible d’admettre et de rechercher de la même manière cette communion avec le Sauveur, quand on le considère comme un être en qui le divin n’est que l’humain parfait, que lorsqu’on l’adore comme étant Dieu et pénétrant tout de sa présence et de sa grâce.
Les deux dogmatiques constituent donc bien deux religions différentes. Et si l’on demande laquelle est la plus conforme aux Écritures, la réponse ne saurait être un instant douteuse pour qui juge sans prévention, en lisant saint Jean ou saint Paul.
Dans ce jugement comparatif de l’unitarianisme et de l’orthodoxie, on obtiendrait un semblable, résultat en prenant un autre point de départ, en remontant de la morale au dogme, au lieu de descendre du dogme à la morale. — On pourrait s’attacher à établir d’abord le fond spécial et vital du Christianisme, ses éléments constitutifs, ses principes fondamentaux. Une fois reconnu — ce qui frappe immédiatement — qu’il est la religion d’êtres déchus auxquels il ouvre une voie de réhabilitation, selon ces paroles du Maître, partout répétées ou impliquées : Le Fils de l’homme est venu, etc., Dieu a tant aimé le monde, etc., il serait reconnu aussi que ses caractères essentiels doivent être la conviction de notre misère spirituelle, l’humilité, le recours à la grâce pour le pardon et la sanctification, l’acceptation du salut comme un pur don de la miséricorde céleste, une entière dépendance de Dieu en Christ, l’obéissance de la foi naissant du mobile d’amour encore plus que des mobiles d’intérêt et d’obligation, quoique sans répudiation de ces derniers mobiles. La tendance pratique du Christianisme, son contenu essentiel ainsi constaté, on n’aurait qu’à examiner lequel des deux systèmes engendre, nourrit, développe de la manière la plus directe et la plus puissante cette direction intérieure, cet état moral, cet ensemble de dispositions d’où sort le caractère chrétien et ce que l’apôtre nomme la vie cachée avec Christ en Dieu (Col. ch. 3). Or, il n’y aurait pas lieu à hésiter. Sans s’occuper des personnes, ce que les mystères du cœur rendent toujours délicat et périlleux, on n’aurait qu’à rapprocher les ouvrages de science religieuse ou de simple édification appartenant aux deux systèmes. Il suffirait même, à vrai dire, de rappeler que les sentiments évangéliques dont il s’agit ont leur origine dans ces principes évangéliques que rejette ou mutile l’humanitarisme conséquent (Philippiens 2.5-9). Et certes, partout où leur manque la racine qui les produit, la sève qui les alimente, ces sentiments célestes doivent languir, comme des plantes privées du sol, de l’atmosphère et des influences essentielles à leur développement.
L’humanitarisme du xviiie siècle (anglais, genevois, allemand) était arrivé, sous des expressions plus ou moins couvertes, aux principes exposés par Kant dans son livre traduit sous ce titre : De la religion dans les limites de la raison, dont voici quelques traits en rapport avec le point particulier de notre étude : Le perfectionnement moral est le propre ouvrage de l’homme ; la force morale naît de la confiance en soi-même ; il faut se tenir à une distance respectueuse de la grâce ; l’humilité qui compte sur des secours surnaturels est superstitieuse et funeste, parce qu’elle paralyse l’énergie intérieure, etc., etc. Le traducteur va jusqu’à traiter d’impies les systèmes religieux qui portent l’homme à la défiance de lui-même, ou, en d’autres termes, à l’humilité. N’est-ce pas le contre-pied du christianisme évangélique, que ce christianisme taillé sur le patron du stoïcisme kantien et préconisé un instant par la haute science comme l’explication et la démonstration rationnelle de l’Évangile, comme la restauration de la véritable pensée de Jésus-Christ ?
Le rationalisme actuel, — il faut le redire, — admettant en général le fait de la déchéance, maintient plus réellement et l’état de péché et le besoin de rédemption. Il confesse même, à sa manière, la divinité du Christ : aussi parle-t-il autrement de sa personne et de son œuvre que le rationalisme qu’il a détrôné. Il garde toute la terminologie évangélique : il a contribué pour sa part à la relever du discrédit et de l’abandon où elle était tombée jusque dans l’Église. Mais qu’y a-t-il au fond ? L’antique parole de la foi recouvre des idées étrangères et sert, la plupart du temps, à nier ce qu’elle semble affirmer. Prenez ce nom d’homme-Dieu si longtemps proscrit de la langue de la religion comme de celle de la science, et sous lequel on se plaît à désigner le Sauveur. Ce terme, c’est la philosophie qui l’a restitué à la théologie ; et c’est à là philosophie qui l’a réhabilité qu’il emprunte, de près ou de loin, son contenu réel dans le haut rationalisme théologique. Ce n’est d’ordinaire qu’un vague substratum que chacun étend ou restreint à son gré et qu’on revêt, tant bien que mal, des couleurs chrétiennes. Le Christ n’étant que la divinisation de l’humain ou l’humanisation du divin, ou toujours je ne sais quoi d’analogue, quelque variation que subisse la formule explicative, il se réduit finalement à n’être que le type moral de l’homme, nouvel Adam qui, en triomphant de la tentation tandis que le premier Adam y avait succombé, devient, dans l’ordre spirituel, le fondateur d’une humanité nouvelle. S’il est dans le plan providentiel le moyen de relèvement, ce n’est pas par une vertu qui sorte de lui et qui guérisse les âmes comme son attouchement guérissait les corps. Il nous justifie et nous sanctifie, non qu’il fasse descendre sur nous le pardon du Ciel par son sacrifice et qu’il renouvelle nos cœurs par le Saint-Esprit envoyé d’En haut, mais parce que les éternelles promesses de miséricorde qu’il a proclamées et sanctionnées se réalisent en notre faveur dès que nous nous attachons et nous consacrons sincèrement à lui. Nous nous approprions sa vie par la foi, d’abord objectivement, ou virtuellement, en le prenant pour notre modèle, et ensuite subjectivement, réellement, à mesure que nous renaissons intérieurement à son image. On dit là-dessus des choses où l’esprit évangélique respire souvent à un haut degré ; c’est le langage de Canaan, d’autant plus accentué qu’il ne craint pas qu’on lui reproche son origine. Mais quelque habileté qu’on mette à rapprocher ce point de vue de celui du Nouveau Testament, à l’y rattacher et à l’y conformer par l’expression, il en demeure à une distance infinie. En fin de compte, et pour remonter au premier principe ou au dernier mot du système, Jésus-Christ, merveilleuse apparition de la sainteté dans un monde corrompu, nous montre et ce que nous devrions être et ce que nous pouvons devenir en lui et par lui. L’Évangile est le don de Dieu en Jésus-Christ, comme le dit saint Paul ; mais qu’il diffère de ce qu’entend l’apôtre ! Le mot grâce revient sans cesse, il est vrai ; et il y a bien une grâce, c’est-à-dire une dispensation providentielle aussi grande qu’imméritée, qu’on peut célébrer en termes magnifiques ; mais c’est une grâce essentiellement extérieure, fort semblable à celle du pélagianisme, dont on se croit si loin. Ce n’est pas la grâce évangélique, cette grâce réconciliatrice et régénératrice qui porte dans les cœurs les miséricordes célestes et les forces spirituelles.
Il se passe là ce qui s’est constamment produit. Les vues erronées sur la personne du Sauveur s’étendent à l’œuvre tout entière du salut, où s’efface, en particulier, le mystère de la Croix, et de cette altération de l’Évangile de la grâce, il résulte en bien des cas un affaiblissement redoutable même de la notion du péché. Le mystère d’iniquité perd ses proportions sataniques, dans la même proportion que le mystère de piété ses profondeurs divines…
En fait, l’humanitarisme n’est qu’un philosophisme christianisé. L’ancien rationalisme proclama comme sa grande découverte que Jésus-Christ n’a voulu que restaurer le pur théisme. C’est là qu’arrive encore parmi nous le parti qui a paru se placer un moment sous le patronage de Channing, mis en honneur sous de hautes influences littéraires. C’est là que tend, s’il n’y aboutit déjà, le parti plus nombreux et plus puissant qui s’inspire de l’Allemagne, à mesure que se dissipe ou s’affaiblit la fascination des formules mystico-panthéistiques, dont il faisait d’abord son principe explicatif et démonstratif.