Un des principaux reproches encourus par l’ancienne dogmatique et que nous avons relevé dans notre Résumé historique, est d’avoir confondu la révélation divine avec les documents de cette révélation ; d’avoir identifié les deux termes, Parole de Dieu et Ecriture sainte ; puis, dans la doctrine de l’Ecriture sainte elle-même, de n’avoir su établir entre le fait objectif de la révélation et le fait subjectif de l’inspiration que des rapports artificiels et mécaniques, où l’écrivain sacré passait du rang d’auteur, choisissant ses moments, élaborant lui-même ses pensées et y adaptant les paroles appropriées, à celui de scribe opérant, avec ou sans conscience de soi-même, sous la dictée du Saint-Esprit.
« C’est ici le point, dit Rothe à propos des lacunes et des vices signalés dans l’ancienne conception de la théopneustie, où la théologie moderne a dû reprendre son travail. La distinction réelle à faire entre la révélation divine et la Bible est un des services les plus importants dont nous lui soyons redevables. »
Ajoutons que Rothe lui-même, dans l’ouvrage que nous citons, a dignement contribué à ce résultat.
« Par la révélation, a écrit Twesten, a été déposée dans (disons plutôt devant) les individus une puissance de vie spirituelle supérieure et par là aussi, de connaissance religieuse ; mais elle ne doit pas être limitée à ces individus, mais se répandre à partir d’eux au loin ; car le but de la révélation a été de ramener en général l’humanité à Dieu. Mais pour pouvoir se répandre, elle devait être exposée, car ce n’est que par le moyen de l’exposition que la religion et la connaissance religieuse se perpétuent chez d’autres. La question se pose maintenant de savoir si et comment la grâce divine, d’où la révélation est émanée, a agi dans cette exposition, en particulier dans celle qui nous l’a rendue accessible sous sa forme originale, dans l’Ecriture. C’est à cela que se rapporte la notion de l’inspiration. »
La question nous paraît en effet congrûment posée. Voici comment Rothe s’efforce d’établir la relation des termes en présence :
« Par des faits indubitablement surnaturels et divins au sens propre du mot, Dieu entre dans l’histoire comme personne agissante, et se place à proximité de l’homme au point de pouvoir devenir perceptible à son œil obscurci par le péché. C’est sous cette forme que la révélation divine se rapproche de notre regard dans les documents bibliques. Pour nous résumer, nous appellerons cette phase de la révélation la manifestation de Dieu.
Cependant la révélation divine n’a pas encore par cette manifestation atteint son but, mais elle doit nécessairement compléter cet élément extérieur et objectif par un autre intérieur et subjectif, que nous nommerons l’inspiration. Si en effet la manifestation doit atteindre son but, elle doit être entendue de l’homme auquel elle est accordée, et entendue correctement. Sinon, elle resterait un feu-follet sans effet, et elle ne pourrait pas non plus être saisie, et introduire effectivement une rédemption de l’humanité coupable, ce qui est pourtant le but de l’activité révélatrice de Dieu.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mais l’homme pécheur est-il capable d’entendre correctement la manifestation divine qui lui est adressée ? C’est ce que nie le chrétien, sur la foi de son expérience, et cette impossibilité ressort également de la nature de la chose. Par le péché, c’est l’organe aussi de la connaissance, le Bewusstsein, en même temps que la détermination personnelle, qui est altéré, et l’œil malade de l’homme ne peut rien percevoir correctement, par conséquent pas non plus la manifestation divine. Pour que celle-ci soit correctement entendue, il faut donc que Dieu fasse accompagner sa manifestation extérieure d’une action intérieure, partant immédiate, sur la conscience de l’agent, en vertu de laquelle celle-ci soit capable de se comporter correctement relativement à elle, et d’engendrer une connaissance de Dieu correcte — au fur et à mesure de chacune de ces manifestations. — A la manifestation doit s’ajouter une illumination intérieure de la part de Dieu, une production immédiate de connaissance dans l’homme qui reçoit la manifestation extérieure dans les événements historiques surnaturels, cela afin de lui en donner l’intelligence vraie, et c’est ce que nous nommons l’inspirationa. »
a – Zur Dogmatik, pages 67 et 68.
Tout en souscrivant d’une manière générale aux déterminations qui précèdent, en ce qui concerne le rapport de l’inspiration à la révélation, nous croyons pouvoir faire à l’auteur le même reproche que lui-même faisait aux anciens dogmaticiens, de n’avoir pas distingué assez nettement la révélation des documents bibliques, et de paraître même, au commencement de la citation, avoir confondu ces documents avec la révélation elle-même. Il nous paraît, en outre, qu’il y a dans la notion d’inspiration un élément de production et de fécondation qui est méconnu lorsqu’elle est définie comme étant purement et simplement l’intelligence correcte de la révélation.
En opposition à la théorie théopneustique qui tendait à annuler le fait de l’inspiration pour ne laisser subsister que la révélation, M. F. de Rougemont a compris à son tour la nécessité d’établir leur rapport mutuel, mais sans avoir réussi, nous semble-t-il, à les définir nettement l’une et l’autre : « La révélation, fait extérieur et objectif, provient du Verbe… La révélation, étant un fait historique, peut arriver par la voie ordinaire du simple témoignage humain, à la connaissance de ceux qui ne l’avaient point vue… Elle est un aliment offert à notre désir de comprendre. Notre esprit s’efforce de se l’assimiler, et, au temps marqué de Dieu, l’Esprit de Dieu ouvre notre intelligence à la vérité révélée qui y pénètre et l’illumine, ouvre cette vérité infinie à notre intelligence bornée qui la contemple sans l’embrasser. Cet acte mystérieux par lequel notre foi morte et historique se convertit en une foi vivante, peut, par voie d’analogie, nous faire comprendre ce qui se passait dans l’âme des prophètes ou dans celle des apôtres, lorsque l’Esprit de Dieu ou de Jésus-Christ, les ravissant subitement en extase, les introduisait par des révélations intérieures dans l’intelligence de la loi mosaïque et des oracles messianiques ou dans celle de la vie et de la mort de Jésus-Christb. »
b – Christ et ses témoins, tome II, pages 249-250.
Dans la conférence précitée, faite en réponse à M. Colani, M. Godet, cherchant à son tour à déterminer les rapports mutuels de la rédemption, de la révélation et de la Bible, sans s’occuper toutefois du chaînon intermédiaire entre le second et le troisième acte, que nous appelons l’inspiration, nous paraît avoir évité le premier reproche que nous venons de faire à Rothe, d’avoir en un endroit confondu la révélation avec ses documents :
« Tel a été, écrit M. Godet après une courte revue historique, le cours de la révélation depuis son commencement en Abraham jusqu’à son terme en Jésus-Christ. On dirait d’un courant particulier traversant l’océan de l’histoire ; courant faible d’abord et strictement délimité, mais qui bientôt étend son influence sur les eaux environnantes et finit par entraîner avec lui toute l’immensité des mers.
Auxiliaire fidèle de la rédemption, ce second fait, la révélation, donne naissance à un troisième : la publication de la révélation. Ceux qui la reçoivent, ne la reçoivent pas pour eux-mêmes seulement. L’œuvre dont elle leur dévoile le sens a le monde pour but : « Cacherai-je à Abraham ce que je m’en vais faire ? » dit Dieu ; puis il ajoute : « Car je sais qu’il commandera à ses enfants et à sa famille après lui de garder la voie de l’Eternel. »
La communication de la révélation à ceux à qui elle est destinée a lieu au premier moment de vive voix. Le prophète s’avance dans l’assemblée et dit : « Ainsi a dit l’Eternel. » Mais le son de la voix est passager et la révélation de Jéhovah doit demeurer éternellement. Un nouveau progrès est inévitable ; c’est le passage de la proclamation orale à la rédaction écrite. ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et M. Godet place ici la réflexion qui devait soulever l’indignation de M. Darby :
« La Bible n’est donc pas, remarquez-le bien, la révélation elle-même ; elle est proprement le compte-rendu de la révélation. La révélation est un fait qui a sa place entre Dieu et son agent ; la place de l’Ecriture-Sainte est entre cet agent et le reste de l’humanitéc. »
c – M. Colani et le protestantisme évangélique, pages 14-16.
Dans son Manuel de dogmatique, M. Arnaud a défini le rapport de la révélation à l’inspiration dans les termes suivants qui ne pèchent en tout cas, s’ils pèchent, que par ce qui leur manque :
« Dans le sens le plus large, l’inspiration est l’action d’un être supérieur sur l’esprit humain ; dans le sens le plus étroit, le seul dont nous ayons à nous occuper ici, elle est l’influence surnaturelle que Dieu exerce par son Saint-Esprit sur l’esprit humain pour produire des effets conformes à l’exécution de ses desseins. C’est pourquoi l’inspiration, dans son développement, marche de pair avec la révélation. La première est l’instrument de la seconde et sa compagne obligée. La révélation prend le genre humain à son berceau et a égard à ses besoins, suivant, pour l’instruire et le satisfaire, tantôt une voie, tantôt une autre ; s’accommodant à son état, à ses facultés, à ses circonstances. L’inspiration la suit, pour ainsi dire, dans tous ses mouvementsd. »
d – Manuel de dogmatique, VI, page 16.
Il n’y a, à proprement parler, entre M. Godet et nous qu’une différence de terminologie. Nous fondant sur l’usage du mot ἀποκαλύπτω, ἀποκάλυψις, dans plusieurs passages du N. T., entre autres Romains 1.17 ; 1Cor.1.7, qui vise une manifestation par des faits avant même la manifestation par des paroles, nous avons renfermé dans le terme révélation, sous les titres de révélations actuelles et verbales, le fait même de la rédemption, et le commentaire divin donné à ce fait, auquel M. Godet réserve le titre de révélation. La révélation comprend pour nous le fait divin objectif dans ses deux éléments : communication de grâce et de salut, et communication de lumière et de vérité aux membres de l’humanité qui ont été choisis par Dieu pour être ses agents et ses organes : de ce que nous pourrions appeler le dogme révélé.
C’est ce commentaire divin ou révélation verbale qui a du nécessairement accompagner toute révélation de fait, afin qu’elle ne demeurât pas tout à fait inintelligible pour l’esprit de l’homme, et, par conséquent, inefficace pour son cœur, que Dieu lui-même a annoncé, au moment de l’accorder au premier de ses grands instruments : « Cacherai-je à Abraham ce que je m’en vais faire », Genèse 18.17 ; puis en dévoilant son nom véritable à Moïse, Ex. ch. 3 et 6. Les prophètes ont conscience à leur tour d’être les confidents d’une grande œuvre de salut qui se poursuit dans l’humanité : « Le Seigneur Dieu ne fera rien qu’il n’ait révélé son secret à ses serviteurs les prophètes », Amos 3.7. Jésus et les apôtres portent en eux la même conviction à un degré plus éminent encore ; ils se savent les interprètes de vérités toutes nouvelles, quoique ajoutées aux précédentes, Romains 16.25-26 ; 1 Pierre 1.12. Et les mêmes hommes, en effet, suscités par Dieu dans l’histoire pour être associés à son œuvre progressive de rédemption étaient les plus naturellement désignés pour devenir ses confidents et ses interprètes auprès du reste de l’humanité.
Mais c’est ici précisément que doit se placer entre la révélation, définie comme elle vient de l’être, et la rédaction des documents de cette révélation, cette opération intérieure qui illumine et féconde l’intelligence de l’homme de telle sorte qu’elle s’en approprie pleinement et en ranime le contenu, et c’est l’acte intermédiaire, disons-nous, entre la révélation et sa rédaction écrite, que nous nommons l’inspiration.
Nous aurions donc à modifier le tableau présenté plus haut comme suit :
1° Révélation (ἀποκάλυψις) comprenant :
- Le fait historique et divin de la rédemption (révélation actuelle) ;
- Le commentaire divin de ce fait (révélation verbale).
2° Inspiration, ou communication de la donnée jusqu’ici externe de la révélation verbale à l’intelligence humaine, chez les organes de cette révélation.
3° Rédaction des documents de cette révélation, une fois communiquée à l’intelligence humaine, ou composition des Saintes-Ecritures.
Notre tâche actuelle ne saurait être démonstrative, puisque nous démontrerions ce qui est notoire pour tout le monde : la présence dans la Bible et dans la multitude des livres qui sont procédés de ce livre, des produits de l’inspiration religieuse la plus intense, la plus puissante et la plus prolongée qui fut jamais, et dont l’existence et la valeur suprême sont aussi incontestables, à quelque point de vue qu’on se place, que celles des chefs d’œuvre de l’art ou des produits du génie scientifique. Notre tâche toute descriptive consistera à nous rendre compte de la nature du fait que nous appelons l’inspiration et qui est la cause de ces produits, à en énumérer les éléments psychologiques avant d’en marquer les limites et les degrés.