Ce sera à l’expérience, confirmée par l’étymologie du mot, que nous devrons demander la définition de cette grande et mystérieuse inconnue qui s’appelle la conscience ; mais pour savoir ce qu’elle est, voyons d’abord ce qu’elle n’est pas.
Tout d’abord elle n’est pas la conscience du moi, ni aucune des facultés constitutives de cette conscience du moi :
- Elle s’en distingue nettement en ce qu’elle porte seulement sur l’opposition du bien et du mal, tandis que la conscience du moi perçoit toutes les déterminations de l’ordre physique et intellectuel ;
- Les degrés de développement de la conscience du moi ne correspondent point à ceux de la conscience morale et vice-versa ;
- La conscience morale s’oppose, le cas échéant, au moi ; elle le contrarie et le juge.
Quelle est la nature du fait de conscience ?
Ce peut être soit un sentiment, soit un savoir. Examinons cette alternative.
La conscience est-elle seulement un sentiment de nature morale ou religieuse ? Schleiermacher l’affirme : « La conscience du péché est la sensation douloureuse de l’entrave apportée à la conscience que nous avons de Dieu par suite du conflit du moi avec la nature sensible, d’où résulte un déplaisir ; tandis que l’harmonie de cette conscience supérieure avec la nature produit un sentiment de plaisir. » La conscience morale n’est donc, chez Schleiermacher, pas autre chose que la conscience de soi (Selbstbewusstsein) modifiée par la conscience que nous avons de Dieu (Gottesbewusstsein).
Nous répondons : La conscience, qui est le sens moral en l’homme, n’est pas un sentiment, c’est-à-dire une modification de l’âme sous la forme du plaisir ou de la douleur. Car, bien que le fait de conscience soit souvent accompagné de plaisir ou de douleur, l’on ne peut en conclure que son essence soit constituée par ce plaisir ou cette douleur, puisque l’expérience nous apprend qu’il peut exister sans être accompagné de l’un ou l’autre de ces sentiments. En effet, la conscience n’est pas seulement judiciaire, approuvant ou réprouvant l’action commise ; elle est aussi législative ou normative et rend, avant que l’action soit commise, une sentence qui pourra être exécutée ou violée. Or, dans ce rôle purement législatif, on ne saurait affirmer que la conscience soit accompagnée de plaisir ou de douleur, qu’elle soit un sentiment résultant d’une modification du moi, puisqu’au contraire l’acte de la conscience précède cette modification, mais sans la déterminer.
Nous accordons que le fait de conscience est souvent accompagné d’un sentiment de plaisir ou de douleur, lorsqu’il approuve ou blâme une action commise ; mais nous disons que, même alors, la conscience ne s’identifie point avec ce sentiment. Car le plaisir ou la douleur affectent diversement le moi, mais ne l’obligent pas, ni ne le jugent, tandis que la conscience juge, au nom d’une idée qui s’affirme avant le fait, au-dessus du fait, après le fait, en faveur du fait ou contre le fait ; le sentiment qui l’accompagne révèle son caractère moral, en ce qu’il manifeste l’accord ou le conflit entre le fait et le droit ; le blâme de la conscience peut coexister avec la satisfaction personnelle du sujet après l’action commise, comme aussi l’approbation de la conscience peut s’associer à la douleur et parfois même aux regrets éprouvés par le sujet qui a sacrifié des intérêts d’ordre inférieur. Le sentiment qui accompagne le fait de conscience est donc la résultante de l’harmonie ou du désaccord qui se révèle chez le sujet entre le fait empirique et l’obligation supérieure qu’il a perçue, sans avoir été contraint de la réaliser.
Si la conscience n’est ni la conscience du moi, ni un sentiment comme tel, elle ne peut être qu’un savoir, et nous serons autorisés à l’affirmer tout d’abord par l’étymologie du mot. Il est à remarquer que le grec συνείδησις, aussi bien que le latin conscientia, le français conscience ou l’allemand Gewissen, supposent une notion fondamentale commune ; et la particule συν ou cum peut avoir soit le sens cumulatif ou corroboratif du simple, soit le sens copulatif, avec Dieu pour régime. Le mot conscience signifierait donc le savoir du sujet avec un autre qui serait Dieu ; ce serait un témoignage divin rendu au sujet. Le mot συμμαρτυρούσνς, Romains 2.15 ; 9.1 ; comp. Romains 8.16, pourrait servir ici d’analogie. La question de savoir si Dieu, qui est l’auteur de ce témoignage, se donne originairement en même temps pour son objet, reste encore réservée.
La nature du fait de conscience se révèle également à nous comme un savoir quand nous observons la nature humaine, et tout spécialement ceux chez qui cette nature s’offre à nous à l’état simple et avant les modifications et complications créées par l’usage de la liberté, nous voulons dire les enfants. Or nous constatons que la notion de l’opposition du bien et du mal éclôt chez l’enfant en même temps que la conscience de son propre moi, et avant qu’il soit en état d’appliquer cette notion dans sa conduite ; elle préexiste chez lui à l’état de prémisse à toute détermination du moi ; la preuve qu’elle existe, c’est qu’on n’a pas à la créer et qu’il suffit à l’éducateur de la diriger dans ses applications, tout en la supposant présente et innée. Le savoir moral se révèle dans l’acte même comme non coactif ; il oblige le sujet, et l’enfant déjà, sans le contraindre. Le bien s’impose moralement à lui ; le mal le tente et le séduit ; la lutte s’engage dans son cœur entre ces deux forces contraires qu’il perçoit distinctes l’une de l’autre, l’une comme bonne et obligatoire, l’autre comme mauvaise et réprouvable. Mais, tout en se sentant obligé, il ne se sent pas contraint ; la lutte sera sérieuse, elle ne sera pas fatale ; le sujet sait qu’il court la double chance d’être vainqueur ou vaincu. Le savoir du bien qui l’oblige préside à sa conduite sans la déterminer ; il précède l’acte, le dirige et le juge ; mais il se distingue à la fois du plaisir et de la douleur que le sujet éprouve et des déterminations qu’il prend.
La définition du fait de conscience comme d’un savoir étant, croyons-nous, suffisamment établie, il nous reste à résoudre trois questions particulières qui se posent à la suite de cette question de fond. Nous demandons :
- Quel est l’élément originel du savoir de conscience ? est-il essentiellement moral ou religieux ?
- Quel est le contenu universel et identique de ce savoir ?
- Quelle est l’origine de ce savoir ? est-elle médiate ou immédiate ?
Il résulte de tous les principes établis jusqu’ici que l’objet du savoir de conscience ne saurait être le fait physique comme tel, ni même l’ordre supersensible comme tel, qui comprend l’ordre esthétique et l’ordre idéel. La conscience ne perçoit pas le visible, elle ne perçoit pas non plus le beau en tant que beau, ni le vrai en tant qu’idée pure. L’ordre visible en effet, ou la nature, ne me présente que des puissances et des forces qui me limitent, et l’ordre esthétique, que des objets d’admiration, mais non pas d’obligation. Les objets physiques et visibles sont perçus par les sens, les objets de l’ordre esthétique par l’âme ; la conscience ne perçoit que les faits de l’ordre moral. Mais l’ordre moral lui-même se décompose en deux pôles d’ailleurs intimement unis l’un à l’autre, le pôle moral proprement dit qui représente le bien, et le pôle religieux qui marque la relation de l’homme avec le Dieu personnel.
La question qui se pose ici est de savoir si la conscience dans son état originel est essentiellement morale ou religieuse, en d’autres termes si le savoir de conscience a pour objet immédiat le bien comme tel, ou le Dieu personnel. Plusieurs moralistes, Harless, Wuttke, Schenkel, Martensen, se décident pour la seconde alternative ; Beck est partisan de la première, et nous ne pouvons que lui donner raison au nom de l’expériencej.
j – La preuve de l’existence de Dieu que l’on fonde sur l’immédiateté de la conscience religieuse repose donc selon nous sur une prémisse contestable, cette conscience étant déjà le résultat de l’élaboration par le sujet de la donnée morale, plus immédiate encore.
Cette question ne se poserait pas sans doute à l’égard de l’homme primitif et dans l’état normal, et cette dissidence dans l’ordre moral entre la cause du bien et la cause de Dieu est déjà en elle-même une conséquence de la chute. Mais ayant à constater l’état de fait actuel, nous ne pouvons nier que cette dissidence existe, et que, si l’ordre moral complet renferme évidemment l’ordre religieux, si le bien est en fait inséparable du Dieu qui est son auteur suprême, la perception morale subjective du bien puisse être distincte de la perception morale subjective de Dieu.
Nous trouvons, il est vrai, le petit enfant très accessible à la pensée de Dieu, et la conscience religieuse est éclose généralement chez lui de très bonne heure ; mais cette précocité doit être déjà imputée à l’éducation reçue, et il n’est pas supposable qu’un enfant, par exemple, de quatre ou cinq ans, à qui on n’aurait jamais parlé de Dieu, en eût déjà l’idée et y fût arrivé par son seul développement interne. Aurait-il déjà deviné la prière ? nous ne le croyons pas non plus ; la conscience religieuse s’éveillerait sans doute en lui plus tard, sous l’influence des spectacles de la nature et de ses expériences personnelles, et sans le secours de la tradition et de l’éducation, peut-être même avant l’âge où l’Emile de Rousseau a dû entendre parler de Dieu pour la première fois. Mais s’il est difficile de décrire ce qui se passerait dans des conditions hypothétiques, celles où l’enfant serait absolument livré à lui-même, sans recevoir aucune éducation religieuse, nous n’en constatons pas moins que, dans les conditions actuelles, la conscience morale est déjà éveillée chez lui à une époque où la conscience religieuse ne l’est point encore ; et elle révèle sa présence par les symptômes bien connus de la honte, de la peur ou du contentement, suivant que sa conduite est conforme ou non au témoignage qu’il perçoit au dedans de lui. Avant donc que l’enfant ait appris à penser à Dieu, il connaît déjà l’opposition du bien et du mal ; la conscience a parlé en lui, tour à tour pour confirmer dans son intelligence cette notion fondamentale de l’ordre moral et pour l’appliquer à ses actions ; c’est-à-dire que la conscience morale a déjà rempli au dedans de lui sa double fonction législative et judiciaire ; c’est la réponse à la question posée : l’élément originel du savoir de conscience est moral, et non pas religieux.
L’expérience des adultes confirme cette première donnée. Si le fait moral ne constituait pas l’élément originel du témoignage de la conscience, s’il n’en demeurait pas le contenu permanent et fondamental, il faudrait statuer ou qu’il n’y a pas d’athées ou que la conscience morale n’existe pas chez eux. Or l’une et l’autre alternative doivent être exclues ; il y a des athées, ou du moins il y a et il peut y avoir des moments dans la vie où l’homme est athée, et cependant la notion de l’opposition du bien et du mal n’en persiste pas moins en lui. Il y a donc en fait indépendance relative du fait moral et du fait religieux, déjà aux débuts de la carrière morale, où le fait moral a la priorité sur le fait religieux, puis dans tout le cours de cette carrière, où le fait moral peut continuer à s’affirmer, même en l’absence du fait religieuxk.
k – Voy. sur le rapport de la morale à la religion, Ire partie, Ire section, chap. II, § 2 : De la Morale indépendante.
Nous venons de répondre en partie à notre seconde question : Quel est le contenu du savoir de conscience ? en constatant dans l’être humain observé au début de son développement moral que la première notion qui se formule en lui, avant même l’éveil de la conscience religieuse, c’est la notion de l’opposition du bien et du mal ; il y a un bien et il y a un mal, et l’un est le contraire absolu de l’autre ; voilà le fonds universel et identique du savoir moral dont toute conscience humaine rend témoignage.
Cette donnée peut paraître au premier abord d’une importance bien minime, en raison du caractère d’abstraction qui y est attaché ; et cependant elle est en réalité d’une portée capitale, en ce qu’elle forme la base même de l’édifice moral tout entier, le point de départ de toute activité morale.
Nous affirmons l’universalité de cette donnée, indépendamment des applications plus ou moins fausses qui ont pu en être faites et quelle que soit la voie que l’homme a suivie au cours de son activité morale. L’homme a pu appeler bien ce qui était mal et mal ce qui était bien ; mais cette erreur même accuse chez lui le sentiment de l’opposition absolue des deux principes. Nous ne pensons pas cependant qu’à cela se borne le rôle universel de la conscience morale, et nous croyons qu’à cette notion primordiale et permanente, à ce savoir primitif et universel de l’opposition du bien et du mal, se joint chez tout homme une certaine faculté aperceptive et critique de l’un et de l’autre principe, pour autant qu’ils apparaissent dans leur état simple et absolu. La conscience ne révèle pas à l’homme selon nous quel est le bien et quel est le mal concret, elle n’est pas un organe productif du bien ; mais lorsque le bien et le mal se présentent à elle sans complications et sans fausses apparences, nous pensons que la conscience possède la faculté innée de les discerner. Il est bien entendu qu’en constatant cette faculté de discerner le bien et le mal comme tels, nous laissons intacte la spontanéité subjective qui porte l’un à faire le bien et à repousser le mal qu’il discerne, et l’autre à agir dans un sens contraire. Nous distinguons également cette faculté immédiate de discernement du bien et du mal d’avec les jugements moraux justes ou erronés que nous pouvons porter sur un cas concret, et dont nous traiterons dans le paragraphe suivant. En effet ces jugements moraux renferment toujours un élément accessoire et accidentel qui est la part de l’individualité de l’agent ; et c’est cette part individuelle qui engendre les divergences considérables et incessantes que nous observons entre ces jugements. Mais au sein de ces divergences mêmes, il y a un élément identique, et le savoir de conscience ne peut jamais être faussé au point que le bien, en tant que bien, soit identifié avec le mal, en tant que mal, dans l’intelligence du sujet, et le mal identifié avec le bien. Supposé le jugement moral complètement perverti, tel qu’il nous apparaît, par exemple, dans les actes d’un fanatisme sanguinaire, nous demandons si ces aberrations seraient possibles sans la notion fondamentale du savoir de conscience, sans le sentiment de l’opposition du bien et du mal ; c’est par un travestissement du bien, d’un principe vrai, juste et bon, que le sujet a transformé un acte coupable en une action sainte et obligatoire.
Comment s’expliquer que des hommes aient pratiqué les sacrifices humains sans remords, si ce n’est qu’un élément de vérité se dissimule sous ces abominations, le devoir de la consécration absolue à la Divinité ? — Si le meurtre a pu être approuvé quelquefois, et même dans des cas étrangers au fanatisme, c’est qu’il pouvait y avoir encore dans cette action perverse une apparence d’élément moral, propre à donner le change à l’homme peu éclairé, une notion de courage, par exemple, d’honneur ou de justice, ou tel autre principe qui, en soi, est perçu par la conscience comme moralement bon ; et nous sommes porté à croire que le meurtre qui serait absolument injuste, odieux et lâche, ne trouverait grâce devant la conscience morale d’aucun homme, si dégradé et perverti qu’il fût, non pas même de son auteur.
Supposé au contraire que ce principe moral soit une fois dégagé de tout mélange qui le dénature, l’obscurcit ou le dissimule, que le bien apparaisse dans toute son évidence devant la conscience, il sera perçu par elle comme bien ; que le mal, dépouillé également de tout élément contraire, se présente dans sa nudité devant la conscience, il sera également perçu par elle comme mal ; ce qui ne signifie point que ce bien sera fait ou accompli, et que ce mal sera repoussé par le sujet, car ces actes ressortissent à la volonté et non plus à la conscience. C’est ainsi que la dissimulation, la colère, la rébellion, la gourmandise se jugent d’elles-mêmes devant la conscience de l’homme, qui les range immédiatement et instinctivement dans la catégorie des choses mauvaises en soi, dès qu’elles se présentent dans le champ de l’expérience, tandis que l’amour, l’affection, la tendresse, l’obéissance et la reconnaissance sont jugés par toute conscience dignes d’approbation. En tout cas, l’homme le plus égaré et le plus perverti, et qui semble faire sans aucun scrupule autant de mal qu’il peut à autrui, ne laisse pas de prononcer un jugement moral juste, soit en présence du bien ou du mal absolu, soit lorsque son intérêt ou ses préférences sont en cause ; l’égoïsme le portera alors à retrouver et à ressaisir avec vigueur la notion du juste et de l’injuste, qu’il méconnaissait dans sa pratique ordinaire.
Sans doute cet organe critique du bien et du mal reste, chez un grand nombre d’hommes, très rudimentaire et peu sensible ; il n’est affecté, pour ainsi dire, que par les grandes lignes, par les manifestations éclatantes, notoires, du bien et du mal ; les combinaisons que peuvent réaliser le bien et le mal, les nuances morales lui échappent ; mais il n’en reste pas moins très important que le fondement de l’ordre moral, l’opposition abstraite du bien et du mal, soit posé dans toute conscience, et que les caractères les plus apparents du bien et du mal dans les cas concrets soient également reconnus de tous. Cette seconde faculté universelle de la conscience est aussi indispensable que la première, et elle est indispensable à l’homme pour l’exercice même de la première. Car si la conscience ne lui donnait pas le pouvoir de discerner, au moins dans leurs traits essentiels, le bien et le mal qui se présentent à lui, si le bien et le mal, dans le cas concret, n’étaient pas l’objet de perceptions morales opposées, à quoi lui servirait de savoir qu’ils s’opposent d’une manière absolue l’un à l’autre en principe ? La connaissance abstraite qu’il possède de cette opposition absolue, n’aurait pour lui aucune conséquence pratique. Il ne lui resterait plus, dans la conduite de sa vie, qu’à identifier le bien avec le beau ou l’utile, et la morale redescendrait en pratique au rang de l’art ou de l’eudémonisme. L’homme, irresponsable dans ses chutes, serait également incapable de relèvement, puisqu’il lui manquerait la faculté de reconnaître le bien absolu dans le champ de son expérience, et de l’opposer au mal autrement que dans l’idée. A plus forte raison serait-il incapable de reconnaître jamais le bien et le mal dans leur état actuel de mélange et d’implication.
Étant donné l’élément originel, identique et universel du savoir de conscience, il nous reste à rechercher quelle en est l’origine.
Nous avons établi précédemment que tout savoir est une modification du moi par le non-moi, à laquelle le moi lui-même, une fois qu’elle s’est faite, n’est plus libre de se soustraire. Je puis toujours cesser d’agir ou modifier mon action, dans la supposition toutefois que je suis un être libre et moral ; mais, une fois que je sais quelque chose, il ne m’appartient plus de le savoir, ou de ne pas le savoir, ou de le savoir autrement, si ce n’est en vertu d’une action très lente qui ne dépend pas uniquement et directement de ma volonté. Quant à l’origine de mon savoir, nous l’appelons médiate ou immédiate selon la part plus ou moins considérable de volonté et d’effort que l’acquisition de ce savoir a nécessitée ; nous appelons savoir immédiat le savoir qui non seulement s’impose fatalement au moi, une fois acquis, mais dont l’acquisition elle-même a été fatale, c’est-à-dire a eu lieu par le seul concours des circonstances, et peut-être contre le gré de ma volonté elle-même. Mais dans ce dernier cas même, l’on n’a pas le droit de dire que la part de volonté, toute réduite qu’elle soit, est complètement supprimée ; car enfin, si j’ai appris quelque chose, même sans le vouloir, c’est que je voulais apprendre ; car j’écoutais, et si je n’eusse pas écouté, je n’eusse pas entendu.
Le savoir de conscience, sous sa forme la plus élémentaire, est-il médiat ou immédiat par son origine ? Est-il le résultat d’un syllogisme que le sujet se serait fait à lui-même, d’une expérience faite par lui ou d’une instruction qu’il aurait reçue ? Est-ce, au contraire, une donnée innée à la nature même de l’homme ? Tel est l’alternative qui se pose à nous.
Nous répondons : Ce savoir n’est le résultat chez l’enfant ni d’un raisonnement, ni de l’expérience, ni de l’éducation.
Il n’est pas et ne saurait être la conclusion d’un raisonnement que l’enfant se serait fait à lui-même ; car un raisonnement suppose des prémisses, et l’enfant n’en possède pas. Comment, d’ailleurs, cette notion de l’opposition du bien et du mal serait-elle raisonnée, puisqu’elle n’a rien de rationnel en soi ; que le mal, tel qu’il est perçu par la conscience, c’est-à-dire comme un fait, doit rester en tout état de cause absolument incompréhensible, illogique et irrationnel ?
Cette connaissance initiale serait-elle plutôt le résultat chez l’enfant de l’expérience des choses et du monde, telle qu’il peut l’avoir acquise ? Non, car l’expérience comme telle ne lui enseigne pas autre chose que l’opposition du plaisir et de la douleur, du succès ou de l’insuccès, de la liberté matérielle ou de la contrainte matérielle, des latitudes ou des limitations extérieures. L’expérience comme telle n’est rien moins que morale, car elle ne nous présente que trop souvent le succès attaché à ce que la conscience appelle le mal, et l’insuccès à ce qu’elle appelle le bien. L’expérience ne saurait nous enseigner que, parmi les choses qui sont, il en est qui ne devraient pas être, et que, parmi celles qui ne sont pas, il en est qui devraient être. L’expérience ne me révèle que des faits qui sont et des forces qui agissent en me modifiant ou ne me modifiant pas, tandis que la connaissance morale que l’enfant possède déjà porte sur le caractère approuvable ou blâmable du fait. Elle n’a rien de commun non plus avec l’instinct qui éloigne l’animal de l’objet de son appétit, de peur d’une douleur probable, que son souvenir lui représente. L’enfant, au contraire, opère déjà dans sa conscience le départ entre le bien et sa récompense d’un côté, entre le mal et sa punition de l’autre ; et il sait que le mal serait mal, alors même qu’il ne serait pas puni, que le bien serait bien, alors même qu’il ne serait pas récompensé ; il sent vivement la justice ou l’injustice de la rétribution que sa conduite a reçue de la part de ses parents ou tuteurs. Ceci nous amène à notre troisième alternative, que nous excluons comme les deux précédentes ; et nous disons que le savoir de conscience que possède déjà l’enfant n’est pas le fait de l’éducation qu’il reçoit. En effet, ce savoir précède cette éducation, et nous avons déjà remarqué que les phénomènes moraux de la honte et de la peur se produisent spontanément chez lui, et même lorsque tout aurait été fait pour en prévenir l’apparition. D’ailleurs l’éducation la plus corruptrice ne réussit pas, comme nous venons de le voir, à distraire ou à fausser absolument la donnée primordiale de l’ordre moral au dedans de l’homme ; cette notion demeure au milieu des plus grandes perturbations morales ; elle persiste chez les êtres les plus dégradés et les plus sauvages, comme un dernier vestige d’une révélation supérieure. La mauvaise éducation ne saurait détruire absolument le fait de conscience, et la meilleure ne pourrait le produire, s’il n’existait pas. Il n’y a qu’un seul agent qui, plus délétère que les influences les plus dégradantes, réussisse quelquefois à détruire chez l’individu cette foi à la notion fondamentale de l’ordre moral, c’est la mauvaise philosophie ; mais cette science, faussement ainsi nommée, qui appelle le bien mal et le mal bien, sera constamment désavouée par la conscience de l’humanité et par la conscience même de ceux qui la professent.
Si donc le savoir de conscience n’est en l’homme l’effet ni d’un raisonnement, ni de l’expérience, ni de l’éducation, nous en conclurons que c’est une donnée innée à la nature humaine, et dont l’origine en l’homme doit être rapportée à l’auteur même de l’homme. C’est le témoignage que le Créateur a déposé dans sa créature dès le début de son existence, avant tout concours de sa part, et sans qu’il lui soit loisible de récuser ce témoignage au moment voulu et, moins encore, d’une manière définitive. Le savoir de conscience est un témoignage de l’opposition du bien et du mal qui s’impose au sujet indiscutable et indiscuté, tout en laissant d’ailleurs tout son droit à la liberté du sujet. La preuve suprême et la plus saisissante de l’immédiateté du savoir de conscience est fournie par le phénomène du remords, dont il sera question dans le paragraphe suivant.