Nous appelons déterminations inconditionnelles, celles qui étant relatives aux inégalités initiales des collectivités et des individus dans les économies du salut, sont par là même transcendantes à toute conditionnalité humaine, et posées exclusivement et souverainement dans la causalité divine. Après avoir donc établi l’universalité du conseil divin du salut, nous considérons ici les inégalités renfermées dans cette universalité même.
Et comme le plan divin du salut se réalise dans le sein de l’ordre créatural :
- Envers l’espèce humaine (la plus vaste unité organique dont nous fassions partie au-dessous de l’ordre universel) ;
- Envers les races et les nations humaines ;
- Envers les individus, — nous disons que la causalité divine crée dans chacune de ces catégories des inégalités qui lui sont propres, et dont la raison d’être réside exclusivement dans la prédestination divine.
Nous considérons ces déterminations inconditionnelles de la prothèse divine successivement dans les trois ordres que nous venons d’énumérer ; dans l’humanité, sous le nom de prédéterminations adamitiques ; dans l’ordre des races et des nations humaines, sous le nom de prédéterminations ethniques ; et dans l’ordre des existences individuelles.
La souveraineté du conseil divin s’est manifestée en faveur de l’espèce adamitique, en ce que le salut préparé et accompli en Jésus-Christ a été destiné à l’humanité tout entière, en laissant en dehors de son action et de ses bienfaits, pendant l’économie présente du moins, les autres créatures pécheresses de l’univers. (Comp. Matthieu 25.34.)
Deux passages de saint Paul paraissent annoncer que l’œuvre accomplie par Christ tout d’abord envers l’humanité, finira par étendre ses effets à l’univers entier : Éphésiens 1.10 ; Colossiens 1.20. Le second passage est plus prégnant que le premier. L’un n’annonce qu’une récapitulation (ανακεφαλαιώσασθαι), le second, une réconciliation (ἀποκαταλλάξαι) de toutes choses en Christ. Mais quelle que soit la portée de l’un et l’autre texte sur lesquels nous aurons à revenir, ils n’infirment en aucun sens la thèse de notre paragraphe.
En dedans du premier cercle que nous venons de tracer, l’expérience et l’Ecriture s’accordent à nous montrer que la grâce salutaire de Dieu n’a pas été apportée simultanément à toutes les races et à toutes les nations de la terre, ni avec les mêmes avantages chez celles-là même qui l’ont reçue, puisque d’ailleurs la majorité de l’humanité est encore à l’heure qu’il est, étrangère à l’alliance de grâce.
La première famille à laquelle ait été assuré un privilège dans les économies du royaume de Dieu, fut la race sémite élue en la personne de son ancêtre, à raison d’un acte individuel, dont les effets prédits devaient paraître à la raison et à la conscience humaine disproportionnés à leur cause (Genèse 9.26). Puis dans la race sémite elle-même, la série des sélections divines, passant successivement d’Abraham à Isaac à l’exclusion d’Ismaël, et d’Isaac à Jacob à l’exclusion d’Esaü, s’arrêta sur la tête du troisième patriarche, à partir duquel la race sainte successivement émondée put s’épanouir sans nouvelle amputation sur son sol prédestiné.
Il est certain que les crimes divers des fils de Jacob étaient de nature à les exclure des bénéfices de l’élection divine, plus encore que les fautes d’Ismaël et d’Esaü, si le mouvement de sélection n’eût pas été épuisé à ce moment-là.
La priorité à la fois temporelle et morale dont devait jouir la race israélite dans l’économie du salut, proclamée déjà par ses plus anciens prophètes, Deutéronome 4.32-34, lui a été reconnue à l’avènement même de la nouvelle Alliance, et par Jésus lui-même, selon le témoignage du plus spiritualiste de nos quatre évangiles (Jean 4.22), et à diverses reprises par l’Apôtre des Gentils (Romains 1.16 ; 2.10 ; 3.1-2). Mais il fut entendu de tout temps aussi que cette priorité dans la grâce en appelait par compensation une correspondante dans la réjection (Amos 3.2 ; Romains 2.9) ; et cette même loi de compensation devait recevoir plus tard une application plus restreinte mais non moins éclatante dans le sort des villes galiléennes évangélisées puis maudites par Jésus (Matthieu 11.21-25 ; Luc 10.13-16 ; comp. Luc 11.30-33).
La religion de Christ, dès le moment de son apparition relativement tardive sur le théâtre du monde, s’est comportée à son tour, comme tout fait historique, conformément aux lois de la successivité et de la progressivité. Issu de la fraction déjà privilégiée de l’humanité dans un milieu prédéterminé, le christianisme s’est avancé pied à pied à travers le monde et les siècles ; en sorte que le privilège de priorité qui dans l’ancien monde séparait le peuple d’Israël de tous les autres, sépare depuis dix-huit siècles les Gentil eux-mêmes les uns des autres (Luc 21.24 ; Romains 11.25). Tel est, disons-nous, le fait constaté à la fois par l’Ecriture et l’expérience, et une expérience qui est bien loin de son terme aujourd’hui même. Or nous demandons maintenant : quelle est la raison d’être de cette préférence accordée pendant une longue période de l’histoire à la race sémite, puis transportée sur la race japhétique, pour commencer aujourd’hui seulement à relever de leur séculaire abaissement les races les plus déshéritées du globe ?
Telle est la question discutée par saint Paul dans le chapitre 9 de l’Epître aux Romains, qui a donné lieu à deux systèmes opposés d’interprétations, dont l’un nous paraît erroné, l’autre insuffisanta.
a – Je signale à l’attention des interprètes l’opuscule passablement oublié, de Beck : Versueh einer pneumatisch hermeneutischen Entwickellung des IXe Kapitels des Briefs an die : Romer, 1833.
La première de ces interprétations est celle des prédestinatiens qui ont voulu voir dans ce chapitre l’élection de certains individus au salut et des autres à la perdition éternelle. Comme cette double élection paraît partout rapportée par l’auteur à la volonté inconditionnelle de Dieu, il en résultait que contrairement à tout l’enseignement de l’Ecriture, toute condition humaine était supprimée dans la détermination du sort éternel des créatures.
Si cette interprétation était la vraie, ce serait dans le peuple élu, le peuple de Dieu, le dépositaire des alliances et des promesses (Romains 3.2), qu’il faudrait reconnaître d’après le chapitre 9, la principale victime du décret absolu de réjection, puisque d’ailleurs les réjections d’Esaü (v. 11) et de Pharaon (17) ne sont rappelées que comme illustrations de celle d’Israël.
A cette présomption défavorable à l’interprétation des prédestinatiens, s’ajoute l’énoncé de l’universalisme de la grâce à l’égard des Juifs et des Gentils, qui formant la conclusion de la section ch. 9 à 11, en domine manifestement toutes les parties : Romains 11.32, et nous contraint à renfermer toutes les déterminations du chapitre 9 dans l’ordre économique.
Aussi tous les personnages nommés, Jacob, Esaü, Pharaon, figurent-ils ici non pas en qualité d’individus, à raison de leur conduite et de leur sort individuels, mais comme personnages typiques, les uns ancêtres de race, l’autre représentant d’une des grandes nations de la terre, d’où il suit que l’élection des uns comme la réjection des autres n’appartiennent encore qu’au temps et non point à l’éternité.
L’interprétation que nous appelons insuffisante du chapitre 9 de l’Epître aux Romains, consiste à y introduire la liberté humaine comme condition partout sous-entendue de l’élection divine ; et nous répéterions ici la réponse que fit Ad. Monod à César Malan qui venait de lui exposer la doctrine de la prédestination : C’est trop clair ! L’inconvénient de cette sous-entente constante de la condition humaine est, selon nous, de rendre l’argumentation de l’apôtre caduque au point de vue de ses adversaires, qui auraient toujours eu le droit de sous-entendre l’œuvre ou le mérite de l’homme, tout aussi bien que nous, la foi.
Cette réflexion nous a frappé à la lecture du Commentaire de M. Godet, surtout à propos du v.11, qui paraît donner prise à l’objection que Dieu aurait, dès avant la naissance des deux frères, préconnu la supériorité morale de l’un sur l’autre, ce qui évidemment détruirait toute l’argumentation. M. Godet répond : « A supposer que l’apôtre eût voulu discuter la question au fond, il eût répliqué à son tour que la prévision divine, sur laquelle repose l’élection, porte non sur une œuvre quelconque pouvant fonder un mérite, mais sur la foi, » à quoi j’aurais répondu à mon tour, — si j’eusse été l’adversaire, — que c’était justement là le point en litige ; et j’en voudrais fort à un auteur, qui le prenant avec moi de si haut, refuserait d’entrer dans la discussion (page 265) au moment précis où il me donnerait l’avantage. Nous ferions la même objection à l’interprétation de l’image du vase et du potier (v. 21), qui, en sous-entendant de nouveau la part de la sagesse divine dans les choix souverains que Dieu peut faire, nous paraît provoquer une réplique analogue.
Nous répondons que la raison d’être des inégalités et des privilèges qui se sont manifestés dans le Royaume de Dieu depuis l’élection de Sem et d’Israël, et se produisent encore sous nos yeux dans les dispensations de Dieu à l’égard des différentes races de la terre, sont le fait d’une élection divine aussi absolue — je ne dis pas arbitraire — en Dieu même, et transcendante à toute condition située en l’homme, qu’inaccessible aux investigations de sa raison. Ce sont des faits à constater et non pas à expliquer. Pourquoi ayant eu de toute éternité une chance sur trois de naître Chinois, suis-je né Suisse et Neuchâtelois ? Pourquoi, au milieu de mille millions d’hommes : païens, musulmans, juifs, catholiques grecs et latins, ouailles d’églises rationalistes, privés dès leur naissance des bienfaits dont je jouis, ai-je reçu le jour de parents pieux et le baptême dans une église chrétienne, protestante et évangélique ? C’est ici le décret insondable de Dieu : κατ’ ἐκλογὴν πρόθεσις ; (Romains 9.11) ! Dirons-nous pour nous relever quelque peu, que c’est notre mérite pré-connu de toute éternité en Dieu même qui nous a valu ces faveurs ? Non, car avant que nous eussions fait ni bien ni mal, la place où nous devions apparaître était marquée dans le conseil divin ; et l’expérience que nous avons acquise du monde et de nous-mêmes a déjà suffi à nous enseigner que bien loin que ce soit notre mérite qui nous ait valu de naître dans une église chrétienne, protestante et évangélique, c’est au contraire le fait de notre naissance dans ce milieu privilégié qui a créé le mérite que nous pouvons avoir ; que dis-je ? rien ne nous assure que nés Chinois ou nègres, nous n’eussions pas déjà exposé nos enfants du sexe féminin au pied d’un mur, enterré vivants les auteurs de nos jours, ou dévoré quelques-uns de nos semblables.
C’est également en vertu d’un décret souverain et insondable qu’après avoir élu une race ou une nation de préférence à d’autres, Dieu l’endurcit et la rejette pour un temps, et transforme le monument de grâce en monument de justice. Cette réjection, d’ailleurs temporaire encore, n’est sans doute jamais arbitraire, et se justifie toujours suffisamment par des raisons contenues en l’homme, objet de cette dispensation divine.
C’est ainsi qu’Israël n’a été rejeté de Dieu qu’après l’avoir rejeté lui le premier : « Va et dis à ce peuple » (qui n’est plus mon peuple), Ésaïe 6.9 ; Pharaon s’était déjà endurci plusieurs fois, lorsque à partir de la septième plaie, c’est Dieu qui l’endurcit à son tour, le réduisant au rang d’instrument passif de sa justice à la face de toute la terre, Exode 9.16 ; comp. Romains 9.17. Avant Israël et Pharaon, les dispositions du profane Esaü avaient également justifié a posteriori la sentence divine prononcée avant qu’il eût fait ni bien ni mal : Genèse 25.33 ; comp. Hébreux 12.16 ; Malachie 1.3 ; comp. Romains 9.13.
Nous n’en sommes que plus étonnés que l’auteur du chapitre 9 des Romains, ayant à défendre la cause de la justice de Dieu contre un adversaire téméraire, mais dont les raisons n’étaient pas toutes sans valeur, ait affecté de négliger complètement cet ordre de considérations si propres à fermer la bouche à l’autre, et que nous introduisons après coup dans son argumentation pour la rendre supportable.
Pourquoi l’apôtre a-t-il préféré vaincre plutôt que convaincre ? Ne serait-ce point qu’il y a dans les raisons de l’endurcissement des races et des personnages précités, comme nous l’avons vu dans l’élection de grâce, un élément de transcendance qui ne relève pas de la conditionnalité humaine, mais exclusivement encore de la souveraineté divine ? Et il sera vrai de dire tout à la fois que certains actes de l’éjection divine, tout en étant justifiés par la conduite de l’homme, n’étaient pas nécessités par elle ; qu’il y a eu, pour que le jugement d’endurcissement intervint, des raisons suffisantes dans la conduite de l’homme, mais non péremptoires. En face de la grâce imméritée, le jugement était mérité, mais non nécessaire.
Il est donc admissible, au point de vue de l’auteur du chapitre 9 de l’Epître aux Romains, qui n’est ici que l’interprète authentique des dispensations constantes de Dieu dans l’histoire, et en particulier dans celle du peuple d’Israël, que telle race ou nation atteinte par le jugement de Dieu, tout en étant coupable assurément, ne l’ait pas été plus à ce moment-là que telle autre race ou nation encore épargnée, et cela pour la même raison qui faisait que son élection antérieure n’avait pu compter comme le signe d’une supériorité morale sur telle autre race ou nation laissée en dehors de l’élection. Dieu a donc tout à la fois le droit de punir sur-le-champ les uns, d’épargner pour un temps encore les autres, et de faire ceci et cela pour des raisons puisées non pas dans une différence de conduite de ceux qui ont été traités si inégalement, différence qui peut-être n’existe pas, mais dans la souveraineté de sa volonté insondable : οὖν ὃν θέλει ἐλεεῖ: ὃν δὲ θέλει σκληρύνει (Romains 9.18). Et si, au lieu de punir sur-le-champ comme il en aurait le droit strict, il laisse encore pour un temps carrière à la miséricorde, comme il en a également le droit, c’est bien alors que la plainte du rebelle paraîtra mal fondée (Romains 9.22)b.
b – Traduire θέλων par quoique voulant, et non par parce que. (Voir Godet, Commentaire sur le passage.)
Il est digne de remarque cependant que, nulle part dans l’Ecriture, la gloire de Dieu n’est associée à la perdition éternelle d’une créature humaine. Dans le passage même : Romains 9.22, où l’apôtre paraît s’être rapproché le plus de cette terminologie, le mot glorification est réservé aux manifestations de la divine miséricorde (23). La perdition éternelle d’une créature peut manifester la justice de Dieu ; elle ne la glorifie pas.
Il n’y a donc rien dans le tableau de ces vicissitudes qui doive offusquer notre sens moral ; car Dieu ne devant rien à une race pécheresse, sinon de l’abandonner dans l’état où elle s’est mise, a le droit souverain et imprescriptible tour à tour de faire sortir de la masse toute fraction de l’humanité et de l’y faire rentrer ; d’élever la créature au rang d’instrument de grâce ou de la réduire à celui d’instrument de justice ; d’abandonner jusqu’au temps déterminé ces races déshéritées, marquées du stigmate de la laideur morale, mais réservées pour être un jour les objets privilégiés à leur tour de l’amour missionnaire et de l’héroïsme chrétien.
Ainsi toutes ces vicissitudes successives d’élection et de réjection, passant tour à tour des Juifs aux Gentils, des Gentils aux Juifs, des races japhétiques aux races déshéritées pour revenir enfin de nouveau à la race sémite, ce balancement continuel des facteurs de l’histoire universelle et de l’histoire du Royaume de Dieu qui a pour effet de répartir les chances salutaires ou funestes entre les différents pays et les différents siècles, et de ménager des réserves pour toutes les époques ; les alternatives de ce drame divin qui nous cache et nous révèle tour à tour un Dieu patient, parce qu’il est éternel, ne sont que les réalisations lentes mais sûres du conseil de l’amour divin envers l’humanité tout entière, mais se succédant selon un ordre et des lois qui pour le moment échappent entièrement à notre raison finie, comme à l’action de notre volonté.
Le particularisme qui préside au cours de l’histoire du Royaume de Dieu sur la terre, est le moyen ; l’inégalité est le fait actuel ; l’universalisme est sinon le terme, du moins le but : ἵνα, Romains 11.32.
La contradiction qui paraît surgir ici entre l’universalisme de la grâce et le particularisme de l’appel, serait insoluble si les limites de l’économie actuelle étaient fatales pour toute créature humaine. Nous aurons plus tard à établir la doctrine contraire.
La devise de ce paragraphe pourrait être empruntée à Jacques 1.18 : εἰς τὸ εἶναι ἡμᾶς ἀπαρχήν τινα τῶν αὐτοῦ κτισμάτων. La faible fraction des individus qui ont reçu jusqu’à cette heure l’appel au salut, représente l’élite de toutes les créatures humaines nées ou à naître.
Le même droit de Dieu que nous venons de statuer dans les prérogatives qu’il accorde à certaines nations sur d’autres dans les économies du salut, s’affirme en dedans de ces limites nationales elles-mêmes à l’égard des individus. L’expérience de tous les jours nous montre dans les milieux les plus privilégiés certains individus favorisés plus spécialement encore dès leur naissance, soit des dons de la nature, soit des dons de la grâce, soit des uns et des autres réunis, précédant, par conséquent, tout exercice de leur liberté, et ayant présidé d’avance à la direction de leur vie. Nous constatons tous les jours les différences de toute nature que l’éducation crée entre les différentes familles baptisées au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, dont se compose la nation dite chrétienne, et au sein de ces différences, celles plus intenses et plus directes encore que créent entre les individus eux-mêmes, membres de ces familles, soit le tempérament naturel, soit les influences que la grâce prévenante exerce sur l’individualité, ici, par l’effet des circonstances, là, par une action spirituelle directe. Et il n’est que trop certain que, au sein d’une nation chrétienne, au sein même d’une même église, la loi de solidarité qui rattache les uns aux autres les membres des collectivités de plus en plus restreintes, engendre pour une fraction des individus une disgrâce relative, représente une diminution qui peut aller jusqu’à la réduction au minimum des chances favorables au sort moral de la personnalité.
Plusieurs paraboles du Seigneur ont trait à ces inégalités initiales des hommes entre eux, dans les milieux même privilégiés. La parabole des ouvriers, par exemple, relève le fait de la priorité temporelle de certains appelés sur les autres, mais qui finissent d’ailleurs par se frustrer eux-mêmes par leur faute de leur prérogative : Matthieu 20.1-16.
La parabole des talents nous présente des serviteurs appelés simultanément, mais avec une efficacité inégale de la grâce prévenante, les uns, avant tout exercice de leur liberté, recevant pour leur part cinq talents, et dotés par conséquent d’avance de la chance de produire le maximum ; d’autres, n’en recevant que deux, d’autres enfin, un seul : Matthieu 25.14 et sq. Pourquoi ces inégalités dans la répartition initiale des talents ? Jésus répond : A chacun selon son pouvoir ! mais cette inégalité du pouvoir elle-même, d’où venait-elle ? sinon d’une inégalité originelle dont la raison d’être ne peut résider que dans l’absolue causalité divine.
La parabole des talents se distingue de celle des marcs : Luc 19.12-27, sous des similitudes apparentes, par le principe qu’elle exprime. La première seule, disons-nous, appartient à notre sujet. Dans l’une, à l’inégalité de la dotation initiale est associée l’égalité dans la fidélité, à laquelle correspond elle-même l’égalité des rétributions terminales ; dans l’autre au contraire, à l’égalité de la dotation initiale, s’oppose l’inégalité dans la fidélité à laquelle correspond l’inégalité des rétributions terminales. Dans la parabole des latents ressort principalement le principe de l’absoluité divine dans les répartitions initiales faites aux créatures humaines soit des dons de la nature, soit des dons de la grâce ; dans la parabole des marcs, celui de l’équité divine dans l’exacte proportion établie entre la fidélité de l’homme et la rétribution attachée à sa conduite.
La doctrine scripturaire de l’efficacité de la prière d’intercession faite par l’homme en faveur de son semblable, implique de même l’inégalité d’action de la grâce prévenante à l’égard des différentes individualités appartenant même à des milieux pareils ; car la promesse de l’efficacité de cette prière est vaine si elle ne signifie pas que l’être qu’elle vise sera, par l’effet de la sollicitude d’autrui, dont il est l’objet inconscient peut-être et en tout cas involontaire, mis au bénéfice d’une action spéciale de la grâce divine, soit souriante, soit sévère, l’attirant et le circonvenant ; il va devenir l’objet favorisé de bienfaits et de châtiments, d’actes et d’appels non pas irrésistibles, mais revêtus d’une efficacité exceptionnelle, comparés à ceux qui ont été adressés à d’autres, ou qui lui seraient adressés à lui-même, s’il n’était pas placé dans cette situation particulière. Pour l’amour d’un de ses élus intercédant pour l’un de ses frères, la grâce est provoquée à multiplier, accumuler et, pour ainsi dire, épuiser sur une tête ses charbons de feu, jusqu’à la limite extrême où l’impulsion se transformerait en contrainte ; car il reste que la prière, même la plus sincère et la plus instante, ne saurait avoir un effet que la puissance de Dieu s’est interdit à elle-même (1 Jean 5.16).
Mais pourquoi, demande-t-on, pouvant multiplier, accumuler et épuiser ses moyens de conversion et de salut à l’égard de chaque créature humaine, puisque chacune est objet de son amour infini, Dieu semble-t-il prendre plaisir à refuser aux uns des chances qu’il accorde aux autres, et cela pour des raisons indépendantes de la volonté des seconds comme des premiers ? Ici encore, nous rencontrons la limite d’un décret divin absolu et insondable : ἡ κατ’ ἐκλογὴν πρόθεσις et nous ne ferons que circonscrire le mystère en attribuant à la grâce divine le dessein de faire concourir à l’œuvre de mon salut et moi-même et tous mes frères.
Mais c’est ici aussi que nous rencontrons ce même principe des compensations qui préside aux rétributions ethniques ou nationales. Cette norme est énoncée par le Seigneur en ce qui concerne les individus dans ces mots : ἐδόθη πολύ, πολὺ ζητηθήσεται (Luc 12.48). Ce second principe dans ses applications diverses, depuis les plus vastes aux plus restreintes, est aussi juste et justifiable que le premier : celui de l’inégalité des dotations humaines, ou plutôt il en corrige l’apparence ; il en est le terme complémentaire ; et c’est ainsi que la conscience humaine un moment offusquée peut-être par le spectacle d’inégalités dont la raison d’être résidant uniquement dans l’absoluité divine, échappe à toute analyse, se retrouve finalement satisfaite par ces compensations rigoureuses établies entre les chances et les rétributions. La conscience souscrit aux applications diverses et particulières de cette norme générale de justice qui, d’une part, rapporte l’égalité de la rétribution à l’égalité de la fidélité (Parabole des talents) ; l’inégalité de la rétribution à l’inégalité de la fidélité (Parabole des marcs), qui proportionne les responsabilités encourues par chaque agent moral à la dotation initiale qui lui a été faite sans son concours (Parabole des serviteurs), et qui enfin, au jour des rétributions finales, n’instituera plus d’autres inégalités de sort entre les agents moraux que celles qui correspondront à la fidélité des uns et à l’infidélité des autres (Parabole des ouvriers). Il y a donc équité de part et d’autre, puisqu’il y a d’un côté moins de moyens de grâce, mais moins de responsabilité ; et de l’autre, plus de moyens de grâce joints à une responsabilité plus grande ; qu’enfin ceux qui ont été élus pour être par excellence des monuments de grâce (Galates 1.15), ne l’ont point été malgré eux ; et que ceux qui ont été condamnés à devenir des instruments de justice, ne l’ont jamais été sans leur faute (Romains 9.30-33).
Nous avons donc à nous garder de deux extrêmes opposés dans la doctrine de la prothèse divine : l’un est la conception que nous pourrions appeler absolutiste, celle qui supprime le facteur conditionnel de la liberté humaine dans les rapports de Dieu avec l’homme, et substitue l’arbitraire au conseil éternel d’amour formé en Dieu à l’égard de tous les hommes. Nous en appelons à l’Ecriture et à la conscience pour répondre qu’aucune créature morale ne sera jugée définitivement sans avoir été mise efficacement en demeure de se décider sciemment et volontairement pour ou contre le bien, pour ou contre Dieu ; et que nul ne sera définitivement réprouvé, sans avoir sciemment, volontairement et méchamment, soit dans ce monde, soit dans l’autre, rejeté la grâce de Dieu en Jésus-Christ ; sans avoir commis le crime irrémissible que Jésus lui-même appelle le blasphème contre le Saint-Esprit, Matthieu 12.31.
L’autre conception est celle que nous appellerions égalitaire, qui consiste à opposer le droit de l’homme au droit de Dieu, et porte atteinte à la souveraineté divine, soit en refusant à Dieu la faculté de transporter les prérogatives économiques de la grâce de leurs premiers détenteurs à d’autres jusqu’alors déshérités (erreur judaïque) ; soit en l’obligeant à répartir également ses dons entre toutes ses créatures (erreur rationaliste) ; et nous résumons comme suit l’exposé de doctrine que nous venons de faire :
- Toute créature étant appelée éternellement à la félicité parfaite dans la sainteté parfaite, aura reçu au terme des rétributions une part de moyens de grâce nécessaire et suffisante pour obtenir le salut ;
- Les parts dévolues aux différents agents moraux dans leur dotation initiale, sont inégales et déterminées souverainement et inconditionnellement par la volonté divine ;
- Les responsabilités encourues par les divers agents moraux sont proportionnées aux moyens de grâce qui leur avaient été départis.
En disant que le monde a été voulu et non pas seulement pensé, comme l’a enseigné le panthéisme, nous en affirmons à la fois la réalité et la contingence ; la réalité, puisque le monde voulu de Dieu a été posé par Lui et devant Lui ; la contingence, puisque ce monde posé par Dieu et devant Dieu a été voulu et ne s’est pas voulu lui-même. Ces deux éléments de l’idée du monde, l’un celui de son existence, de son autonomie relative, de sa réalité ; l’autre, celui de sa dépendance primordiale et constante à l’égard de la causalité suprême, de sa contingence, reparaîtront tout du long de nos deuxième et troisième sections, sous cette réserve que l’élément de la réalité est prépondérant dans la doctrine de la création, et celui de la contingence dans la doctrine de la sustentation du monde.