Les réalités célestes et éternelles étant, selon le témoignage de l’apôtre saint Paul, des choses ineffables qu’il n’est pas possible et peut-être pas permis à une langue humaine d’exprimer (2 Corinthiens 12.4), ni à une intelligence humaine de concevoir, l’Ecriture a préféré nous énumérer les maux dont les élus seront délivrés (Apocalypse 21.4), plutôt que les biens qu’ils posséderont. C’est plutôt par le contraste avec les choses d’ici-bas que par des descriptions directes qu’elle a voulu éveiller en nous le désir et l’espoir de la vie éternelle : « Tout ce qui était auparavant sera passé. » Cette promesse pourrait déjà nous suffire.
On peut dire que l’existence éternelle des élus sera la conciliation de toutes les dualités qui nous travaillent et nous affligent durant l’existence terrestre.
La plus ancienne et la plus générale de ces dualités de l’existence est celle de l’intelligence et de la volonté, de la connaissance et de l’action, de la lumière et de la vie (Jean 1.4), qui a fourni la matière de la première tentation de l’humanité (Genèse 3.5). Saint Paul lui-même se plaignait de ne connaître que des fragments et de ne contempler que des images des choses, et il opposait à cette connaissance maintenant si incomplète et voilée, la vision pleine et immédiate (1 Corinthiens 13.12), qui sera unie à la vie, qui sera une vie (Matthieu 5.8 ; Jean 17.3, 24 : ἰνα θεωρῶσι τὴν δόξαν τὴν ἐμήν).
Une autre dualité qui reste irrésolue jusqu’à aujourd’hui, et dont les termes non seulement sont isolés l’un de l’autre, mais presque toujours opposés l’un à l’autre, est celle du bonheur et du bien, de la félicité et de la sainteté. Souvent, presque toujours, la pratique du bien et de la sainteté a pour compagne la souffrance et pour condition le sacrifice. Nous attendons un mode d’existence où toute sainteté sera toute félicité, et où toute félicité sera dans la sainteté ; où l’idéal et le réel ne feront qu’un l’un avec l’autre ; où il n’y aura plus d’aspirations stériles ; de vœux non exaucés ; où il y aura pleine et entière satisfaction à chaque moment et dans chaque tâche : ζωὴ καὶ εἰρήνη (Romains 8.6).
Une troisième dualité attachée à l’existence terrestre, c’est l’écart de la réalité et de l’apparence ; de l’être et du paraître ; de la valeur réelle de la chose ou de l’être et de l’opinion dont cet être ou cette chose est l’objet.
En opposition à cette condition de l’existence terrestre, l’Ecriture promet aux élus la gloire contemplée (Jean 17. 24), et partagée (Romains 8.19) ; c’est-à-dire la qualité de chaque individualité, jusqu’ici connue parfaitement de Dieu seul, pleinement manifestée dans sa nature et reconnue de toutes les autres.
Une quatrième cause de conflits dans l’existence terrestre réside dans les rapports de l’individu et des diverses communautés dont il fait partie. Dans les relations même les mieux ordonnées, il est inévitable que la cause de chacun soit limitée par la cause de tous et fréquemment même, l’intérêt général par le particulier ; et si, selon la norme divine primitive, il n’est pas bon que l’homme soit seul, l’avantage incontestable de toute association est toujours racheté par la diminution propre consentie par chacune des parties. La perfection du futur royaume de Dieu résidera dans la satisfaction parfaite de chaque intérêt particulier exalté par l’intérêt général, multiplié lui-même par tous les intérêts particuliers. Ce sera la multiplicité infinie dans l’unité suprême : τετελειωμένοι εἰς ἕν (Jean 17.23).
Vinet a écrit quelque part : « Quand l’innocence en pleurs quitta le paradis, elle rencontra la poésie sur le seuil ; elles se donnèrent un regard, et l’une continua sa marche vers le ciel ; l’autre, vers les habitations des hommesg. » L’âme fidèle retrouvera dans le ciel éternel l’innocence transformée en sainteté et en amour, et elle se souviendra de la poésie et de l’art, fils et frère de la douleur, comme d’un de ses consolateurs d’ici-bas.
g – Nous reproduisons de mémoire, et sans garantir l’exactitude des termes.
L’Ecriture toutefois, Jésus-Christ en particulier, semble s’être complu à relever les éléments de continuité entre l’existence éternelle et l’existence actuelle de l’âme fidèle tout autant que leurs contrastes. Selon la révélation évangélique, la vie éternelle est d’ores et déjà un fait présent pour quiconque croit en Jésus-Christ : ἔχει (Jean 3.36) ; οὑτός ἐστιν… ἡ ζωὴ αἰώνιος (1 Jean 5.20) ; c’est-à-dire que les réalités essentielles de l’existence future existent déjà en principe dans celle-ci, n’attendant de l’avenir que leur perfectionnement et leur manifestation. Il y aura identité de personne entre le racheté dans le ciel et le racheté sur la terre, et le capital intellectuel et moral amassé ici-bas (τὸ ὑμέτερον, Luc 16.12) accompagnera son possesseur dans les demeures éternelles (Apocalypse 14.13). Il y aura, comme ici-bas entre tous les membres du Royaume, communauté de la tâche : le service de Dieu (Apocalypse 22.4) dans la diversité des emplois et l’inégalité des talents. Les vases seront inégaux, bien que tous remplis. Et la perfection absolue, continuant à résider en Dieu seul, demeurera le terme commun et immuable des efforts désormais tous convergents, harmoniques et à tout instant complets de tous les êtres finis, aux siècles des siècles. L’espérance de biens toujours supérieurs, la foi en des mystères toujours plus insondables, demeureront aux siècles des siècles les satellites de la charité toujours supérieure à l’une et à l’autre (1 Corinthiens 13.13).
La sagesse de ce monde traite d’égoïste et de mercenaire l’attente d’une récompense éternelle dans le domicile de Dieu et des élus, et elle a cru pouvoir remplacer les glorieuses et bienheureuses certitudes de l’eschatologie biblique en offrant à l’homme soit la rémunération matérielle et immédiate, soit la satisfaction idéale du devoir accompli. Dans un cas comme dans l’autre, elle nous dit comme Jésus aux Pharisiens, mais cette fois avec approbation et triomphe : Vous avez déjà votre récompense ! L’Evangile a mieux su accorder la dignité de la cause du bien avec les besoins de la nature humaine en assurant au fidèle une compensation aux souffrances et aux sacrifices du présent, mais future et toute sainte. L’attente de la vie éternelle n’est pas égoïste, parce que nul ne sera privé de la vie éternelle qui ne s’en sera pas privé volontairement lui-même ; et elle n’est pas mercenaire, parce qu’elle a pour objet suprême le bonheur d’aimer et la gloire de l’être aimé (Jean 17.24).
L’eschatologie biblique a concilié les prétentions contraires du déisme qui affirme l’individualité, mais en l’isolant de Dieu et de ses semblables, et du panthéisme, qui affirme l’universalité, mais aux dépens de l’individu, en affirmant la souveraineté du Dieu unique, dégagée désormais de toute rivalité, telle qu’elle existait avant les siècles — θεὸς τὰ πάντα — dans la pluralité indéfectible des existences particulières, qui est le produit de l’histoire — ἐν πᾶσιν. Alors cessera le rôle médiateur de Christ (1 Corinthiens 15.28). Alors, plus complètement encore que sur la croix du Calvaire, il sera vrai de dire : Tout est accompli !