Zinzendorf arriva à New-York à la fin de novembre et se rendit au bout de quelques jours à Philadelphie, dont il voulait faire le centre de ses excursions. Il y loua une maison dans laquelle il établit et organisa, comme il le faisait d’habitude, la petite église qui l’accompagnait ; puis il informa de son arrivée le gouverneur de la province, lui demandant de le faire accompagner d’office d’un homme sachant l’allemand et l’anglais et qui pût, au besoin, lui servir de témoin, si des personnes malveillantes cherchaient à le rendre suspect en dénaturant ses paroles.
Sa première excursion en Pensylvanie eut pour but principal de s’enquérir des colons allemands qui s’y trouvaient au nombre de plus de cent mille. Arrivé au bord de la Delaware, il eut la joie d’y revoir quelques Frères émigrés de Herrnhout en 1734 et en 1735 ; ils étaient alors occupés à fonder deux établissements qui devinrent plus tard florissants sous les noms de Bethléhem et de Nazareth. Au nombre de ces Frères étaient l’évêque David Nitschmann et David Nitschmann le charron, avec sa fille Anna.
Dès son arrivée en Amérique, Zinzendorf avait mis de côté son titre et son nom et ne s’était plus appelé que Louis de Thürnstein. On s’y était fait sans peine et on l’appelait même d’ordinaire frère Louis tout court ou ami Louis, suivant l’usage des quakers. Ses ennemis cependant, car il en avait déjà en Amérique avant même d’y arriver, persistaient à lui donner le titre de comte de Zinzendorf ; ils tenaient à lui laisser l’éclat de son nom pour que les taches s’y vissent mieux. Il résolut donc, à son retour à Philadelphie, de déposer officiellement sa qualité de comte, et c’est ce qu’il fit en effet le 26 mai 1741, anniversaire de sa naissance, dans la maison du gouverneur et en présence de plusieurs habitants notables de la ville. Il exposa aux assistants, dans un discours latin imprimé et distribué d’avance, les motifs qui l’engageaient à cette démarche ; après quoi il retira les exemplaires de sa harangue et les remit scellés à l’archiviste de la province, le priant de les garder jusqu’à ce qu’il fût de retour en Europe et qu’il pût faire opérer la radiation de son titre de comte du Saint-Empire, comme il en avait l’intention.
Cette démarche est bizarre ; il est difficile de se représenter exactement quels motifs y engagèrent Zinzendorf. On voit cependant, par un fragment de sa harangueb, qu’un de ses motifs principaux était de ne pas faire rejaillir sur les autres membres de la maison de Zinzendorf l’opprobre et les outrages qu’il attirait sur lui comme serviteur de Christ.
b – Ce fragment se trouve dans son ouvrage intitulé : Die gegenwœrtige Gestalt des Kreuz-Reichs Jesu, page 186.
Au nombre des notables de Philadelphie qui assistèrent à son discours, dans la maison du gouverneur se trouvait un maître de postec, déjà connu par ses travaux scientifiques, et qui devint, quelque vingt ans après, un des libérateurs de son pays, un des héros de son temps, et dont le caractère présente un contraste curieux avec celui de Zinzendorf. La folie de l’Évangile, représentée par celui-ci, ne pouvait se rencontrer en face d’un plus noble représentant de la sagesse humaine : c’était Benjamin Franklin.
c – C’est le titre qui lui est donné dans le memorandum joint au discours de Zinzendorf.
Les luthériens étaient nombreux en Pensylvanie, mais c’était parmi eux que régnait le plus d’apathie spirituelle ; dans les campagnes et souvent même dans les villes, ils vivaient sans ministres et sans assemblées religieuses. Aussi fut-ce sur eux que se porta le plus particulièrement l’attention de Zinzendorf. S’il eût voulu flatter l’opinion, il se serait gardé de frayer avec eux et de se donner pour un des leurs ; car ils étaient regardés avec dédain par tous les autres partis religieux. Mais c’était leur misère même qui l’attirait à eux. Nous l’avons vu en Allemagne rechercher de préférence, au mépris des préjugés existants, ceux que les luthériens envisageaient comme sectaires ; nous le voyons en Amérique ne point rougir du nom de luthérien. Il était ému en voyant ses pauvres coreligionnaires pareils à des brebis sans pasteur et près de retomber dans l’ignorance et la mort. Ceux-ci sentirent l’affection qu’il avait pour eux et se laissèrent gagner ; ils se rendirent en grand nombre à ses réunions domestiques, puis lui demandèrent de célébrer pour eux le service divin dans la grange qui leur servait de temple à Philadelphie et dont ils avaient l’usage en commun avec les réformés. Zinzendorf accéda à leur désir ; il prêcha tous les dimanches au milieu d’eux. On lui demanda bientôt d’administrer la sainte cène. Il s’y refusa d’abord et n’y consentit qu’après avoir vu dans l’église le commencement d’un réveil.
Enfin, appelé à la charge de pasteur par le vœu unanime de l’église luthérienne de Philadelphie, il accepta cette fonction pour le temps qu’il passerait en Amérique, et désigna d’avance le pasteur qui devait lui succéder et qui fut agréé par la paroisse. Il présenta ensuite un projet d’organisation ecclésiastique qui fut également adopté. En outre il établit des instituteurs dans les deux paroisses de Philadelphie et de Tulpehokin et pourvut à ce que les autres églises luthériennes de la Pensylvanie fussent visitées régulièrement par des évangélistes.
C’était une belle chose que de voir reprendre vie, sous les rayons du Saint-Esprit et arrosé par les soins de Zinzendorf, ce rameau desséché de la grande église luthérienne. Il était beau aussi de voir luthériens et réformés vivre en si bonne intelligence : tout en conservant les uns et les autres leurs assemblées distinctes, ils avaient un même prédicateur, car les réformés avaient demandé à Zinzendorf de célébrer pour eux aussi un culte suivant leur rite. Mais cette harmonie fut bientôt troublée. Un jour, pendant le service divin des luthériens, quelques mauvais sujets envahissent tumultuairement le temple, arrachent de la chaire un prédicateur qui remplaçait le comte, le mettent à la porte à coups de pied et forcent ses auditeurs à le suivre, puis prennent possession du temple au nom de la paroisse réformée. Zinzendorf, pour éviter dorénavant de pareils conflits, fit construire à ses propres frais une nouvelle église et put encore en faire la dédicace avant son départ pour l’Europe.
Les divisions des luthériens entre eux furent plus fâcheuses encore, mais elles ne montrent que mieux de quel esprit de paix il était animé. Un ministre de cette confession, arrivant d’Allemagne, entreprit de ruiner l’influence de Zinzendorf ; il travailla ouvertement dans ce sens et parvint à former un parti contre lui dans l’église ; mais le comte avait aussi des adhérents décidés à lui rester fidèles, et l’église fut sur le point de se scinder. Comme le nouveau prédicateur, malgré les préventions enracinées qu’il avait contre Zinzendorf, n’en était pas moins un homme à talents distingués et prêchait avec pureté la doctrine de l’Évangile, le comte ne résista point à ses attaques et céda la place sans hésiter. C’était assez pour lui que Christ fût annoncé. « Que ce soit par esprit de dispute ou par amour de la vérité, » disait saint Paul, Christ est annoncé, et c’est de quoi je me réjouis et me réjouirai (Philippiens 1.18). »