Ce sont ces raisons précisément qui, soit explicitement déduites, soit plutôt implicitement ressenties, conduisent la grande majorité des hommes et même la majorité des théologiens, à prendre vis-à-vis de l’obligation absolue une autre attitude. On statue encore la primauté du phénomène moral sur le phénomène religieux ; mais on ne supprime plus le phénomène religieux ; on l’introduit en dépendance du phénomène moral. C’est l’obligation morale qui conduit à l’obligation religieuse ; la religion dérive de la morale, mais à son tour la religion garantit la morale et lui sert de sanction. On a reconnu que la morale ne se suffit point à elle-même, qu’elle a besoin de la religion, mais on n’admet pas que la religion fonde la morale. La religion est en fonction de la morale. Les nuances d’opinions sont fort nombreuses sur ce point. Nous ne saurions les suivre toutes. Pour plus de clarté nous les partagerons en deux groupes bien tranchés. Le premier groupe comprend ceux qui statuent la religion, en fonction de la morale sans raisons théoriques définies, et simplement parce que la conception est celle qui correspond le mieux à l’apparence des choses, aux données du bon sens. — Le second groupe comprend ceux qui le font en connaissance de cause et pour des raisons déterminées : tels, par exemple, les kantiens et les criticistes actuels.
Les premiers ne vont d’ordinaire ni très avant dans l’analyse du phénomène moral, ni très avant dans celle du phénomène religieux. Ils confondent volontiers l’obligation avec la loi morale (qui en est fort distincte puisqu’elle en dérive, comme nous le verrons plus loin), font de l’impératif obligatoire un code souverain, et passent de la loi au législateur. La loi étant souveraine, le législateur doit l’être aussi. L’existence de Dieu se déduit de la souveraineté de la loi morale. C’est bien Dieu sans doute qui fonde la morale ; mais c’est sur la base de la morale que l’homme, revenant à Dieu, instaure la religion. L’homme est moral d’abord, religieux ensuite ; et il n’est religieux que parce qu’il est moral, et pour achever d’être moral. Le rapport de Dieu à l’homme a pour intermédiaire la loi. Dieu n’est pas directement engagé dans l’obligation ; il ne l’est qu’indirectement par le moyen de la loi morale. Le phénomène moral est donc primaire, le phénomène religieux secondaire ; Dieu est une conclusion de la pensée morale de l’homme. Si la morale est de création divine, la religion est de formation humaine.
Cette conception est, je crois, la plus répandue, la plus courante, et peut-être aussi la plus généralement accessible (catéchismes, sermons, apologies, spiritualisme officiel). Elle n’en est pas meilleure pour cela, comme nous allons le montrer tout à l’heure. Elle comporte, cela va sans dire, d’innombrables variantes.
I) La morale envisagée comme le moyen de conduire le sujet à la religion ne rend pas compte des cas de conscience religieuse avec un minimum et même une absence apparente de conscience morale.
Cette conception partage avec la morale indépendante l’avantage d’expliquer la séparation du phénomène moral d’avec le phénomène religieux, et la fixité plus grande du premier relativement au second (les athées morauxd) ; elle a de plus sur la morale indépendante, l’avantage de ne point participer à son inconséquence, de faire droit à la solidarité du phénomène moral avec le phénomène intellectuel (métaphysique et scientifique) et d’assurer à la morale son indispensable sanction.
d – L’athéisme moral serait simplement un refus de la pensée morale de conclure Dieu.
Mais elle a contre elle — et c’est notre première critique — l’existence d’un fait, qui, s’il n’est pas aussi commun que la moralité indépendante de la religion, n’en est pas moins un fait certain : celui de la religion indépendante de la moralité. Il y a eu des hommese (et il y en a encore) qui étaient religieux sans être moraux ; pour qui le phénomène religieux était manifestement primaire et non dérivé ; pour qui Dieu, l’existence de Dieu était donnée dans la conscience autrement que par un raisonnement ; pour qui le rapport religieux était un rapport primitif, se suffisant à lui-même, et qui pensaient et vivaient en conséquence ; des hommes qui présentaient, en un mot, le phénomène exactement inverse à celui de l’athéisme moral. Dans la théorie de la religion en fonction de la morale, ce fait, considérable et dûment attesté, reste sans explication possible. Car, si la morale est toujours la cause de la religion, il signifie qu’il y a des effets sans cause. Ce qui est non seulement inintelligible, mais absurde.
e – Voir la mystique dans toutes les religions.
II) La morale censée conduire le sujet à la religion ne le conduit, en définitive, qu’à la métaphysique ou à la théologie.
Or, nous croyons — et c’est ici notre seconde critique — que la négation de ce fait entraîne la négation du phénomène religieux lui-même. On l’a fort bien dit, la religion est tout, ou elle n’est rien. Comment donc serait-elle quelque chose, si elle n’est qu’un phénomène secondaire ? et surtout, remarquez-le, si elle est un phénomène intellectuel ? Car conclure Dieu de la loi du bien, c’est opérer un syllogisme, c’est faire un raisonnement.
[Ou le conclure de la supériorité de l’être personnel sur l’être impersonnel, comme le fait par exemple Gretillat (Exposé de théol. syst., II, p. 243-244) : « On ne me fera jamais croire que l’être personnel, c’est-à-dire moi-même, ne soit pas supérieur en dignité à un être impersonnel comme une loi. En même temps donc que l’axiome moral qui se prononce dans ma conscience atteste la présence et l’autorité d’une loi, il atteste par là même aussi la présence au-dessus de ma conscience et de ma personne, d’un législateur auteur de la loi comme de moi-même. » — Cette variante ne change rien au fond des choses. La religion, la vérité religieuse reste dans la dépendance du bien moral. Elle le garantit, mais elle en dépend. Dieu reste une conclusion de la pensée morale. Le rapport premier de Dieu à l’homme n’est pas un rapport religieux (direct) : il ne s’établit que par l’intermédiaire de la loi du bien.]
Dès lors Dieu est l’objet de la pensée, et de la pensée seulement ; il ne l’est pas de la volonté, puisque le seul objet de la volonté c’est la loi du bien. Le rapport religieux est un rapport intellectuel. Le croyant ne possède Dieu que par sa pensée. Plus question dès lors de communion vivante, directe, immédiate entre l’homme et Dieu. La possibilité de la vie religieuse, de la piété, est écartée. Seule la pensée religieuse est possible. Dieu ne vient à l’homme que comme un législateur et par l’entremise d’une loi derrière laquelle il se dérobe ; l’homme ne vient à Dieu que comme à une idée et par l’entremise d’un raisonnement. Tous ces intermédiaires sont la négation même du phénomène religieux, qui est une possession vivante de Dieu par l’homme et de l’homme par Dieu ; qui est une piété, c’est-à-dire une vie du cœur en Dieu et de Dieu dans le cœur. Il suivrait de là — car il faut bien aller jusqu’au bout des conséquences — que le développement de la religion (vie religieuse) serait en proportion du développement de la pensée : nulle ou minime chez les simples, les inconscients, les gens du commun, elle irait grandissant au fur et à mesure de la culture intellectuelle. — Outre que cette échelle d’aristocratie religieuse est profondément révoltante, elle est radicalement controuvée par l’expérience.
Mais il y a plus : si la religion dépend d’un raisonnement fondé sur une prémisse morale, elle ne dépend plus d’une obligation, mais de la logique. Dès lors de deux choses l’une : ou bien je ferai le raisonnement, et je serai à la fois religieux et raisonnable ; ou bien je ne ferai pas le raisonnement, et je serai à la fois irréligieux et imbécile. Je serai religieux par nécessité logique, je serai donc contraint d’être religieux, je ne serai plus obligé. Mais comme il n’y a plus d’obligation à être religieux, je puis repousser cette contrainte logique ; je puis me refuser à mener le syllogisme jusqu’au bout ; je puis, si je veux, — rien ne m’oblige, — être irrationnel sur ce point. Ma pensée ne ressortissant plus aux catégories morales, mais à celles de la dialectique, il n’y a rien de moral dans ma religion et rien d’immoral dans mon irréligion. Mon caprice, ma fantaisie décident l’affaire. — C’est jusque-là, pensons-nous, que conduisent les conséquences d’une religion en fonction de la morale. Or ces conséquences valent une réfutation.
Dans le second groupe se rangent les théologiens et philosophes qui placent la religion en fonction de la morale pour des raisons de théorie de la connaissance. C’est Kant, par exemple, qui, ayant ruiné dans sa Critique de la raison pure (et avec infiniment de raison) toutes les prétentions métaphysiques de l’intellectualisme, arrive, dans sa Critique de la raison pratique, à postuler la religion et par conséquent l’existence de Dieuf. Ce sont les néo-kantiens, ou criticistes français actuels (Renouvier, Pillon, Dauriac, etc.). Laissons ici la parole à l’un d’entre eux qui nous intéresse doublement, parce qu’il est théologien d’abord, ensuite parce qu’il vient de dessiner une évolution par laquelle, déchirant quelques-unes des entraves du néo-criticisme, il passe à l’idéalisme, sans toutefois s’expliquer encore clairement sur les relations mutuelles de la religion et de la morale. Voici comment il fondait sa première manière de voir (la religion en fonction de la morale d’après le néo-criticisme). Elle est intimement liée à la conception que le néo-criticisme se fait de l’obligation de conscience, et comme nous aurons à la rectifier plus tard, il est bon de la donner ici le plus exactement possible, c’est-à-dire dans les termes mêmes de l’auteur.
f – Pour le caractère illusoire de la philosophie religieuse de Kant, voir G. Frommel, Études de théologie moderne.
I) L’absolu moral envisagé comme conditionnant Dieu lui-même, conduit les partisans de la religion en fonction de la morale à la morale indépendante pure et simple.
« Analysons, dit M. H. Boisg, les phénomènes moraux tels qu’ils nous apparaissent en nous. C’est une illusion de s’imaginer que nous percevions immédiatement Dieu agissant directement dans et sur notre âme. Nous ne saisissons immédiatement en nous que nous, c’est-à-dire les phénomènes psychiques dont la synthèse nous constitue… Or ce que nous trouvons en nous, c’est une idée, une idée spécifique, l’idée d’obligation, qui s’attache à certaines autres idées, et provoque un certain exercice spécifique de nos affections (!?) : sentiment du remords, sentiment de la satisfaction morale. L’obligation morale n’est pas elle-même un sentiment (!?) ; ou si l’on veut parler d’un sentiment de l’obligation, il faut, dans ce sentiment, quelle que soit la définition qu’on en donne, reconnaître la présence d’une idée spécifique, l’idée de loi invariable et universelle, d’impératif catégorique, de devoirh. — L’obligation, dit encore l’auteuri, est une loi constitutive de notre raison, et c’est une loi que notre raison impose à notre volonté. » — Ailleurs M. Bois s’était exprimé de la même manièrej : « L’obligation est une catégorie de l’esprit humain… préalable à l’expérience, condition de l’expérience, quoique ce soit l’expérience seule qui la mette en acte et provoque son exercice. L’idée d’obligation, de devoir est première, irréductible, constitutive de notre nature mentale (!?) ; la critique philosophique peut et doit la constater, en dégager, en préciser les caractères, sans chercher à l’expliquer, c’est-à-dire sans chercher à la ramener à d’autres idées ou à d’autres sentiments quelconques ; toute tentative de ce genre est, par la nature des choses, vaine et chimérique. » — Et encorek : « Il est erroné de s’imaginer que l’idée d’obligation, pour pouvoir conserver son autorité morale, ait besoin d’être expliquée. Comme toutes les idées fondamentales ou catégories (temps, espace, causalité, finalité, etc.), l’idée de devoir ne s’explique pas, parce qu’elle ne dérive d’aucune autre, parce que c’est une idée apriorique, simple, première, irréductible. L’obligation ne doit pas être expliquée. Rien de plus simple à comprendre. Expliquer, c’est conditionner ; expliquer l’inconditionnel, c’est donc chose contradictoire : on n’expliquerait la nécessité, l’absoluité qui caractérise l’impératif catégorique qu’en le transformant en impératif hypothétique, c’est-à-dire en le détruisant… Donc, bien loin de réclamer Dieu pour sa légitimation, l’obligation s’impose au Dieu lui-même que nous pouvons concevoir, si nous en concevons un. Si Dieu existe, Dieu n’est pas un monarque exempt de lois, supérieur à la raison, à la justice ; il est sujet du devoir comme toutes les personnes. »
g – Revue de théol. et des quest. relig., de Montauban, déc. 1895, p. 541.
h – C’est exactement la définition inverse de ce que sera la nôtre. M. Bois dit : l’obligation est une idée ou une loi dont dérive un sentiment ; nous dirons : l’obligation est un sentiment d’où dérive une idée ou une loi.
i – Ibid., p. 547.
j – De la connaissance religieuse, p. 97.
k – Revue de théol. et des quest. relig., de Montauban, déc. 1895, p. 542-543.
Telle est la conception d’où part M. H. Bois. (Son évolution vers l’idéalisme n’a pas ébranlé ce fondement.) Il l’a en commun avec de très nombreux et de très influents penseurs en France. J’ai tenu, Messieurs, à l’exposer amplement, non seulement parce que vous la rencontrerez certainement quelque jour, mais aussi parce qu’elle est en contradiction directe avec la nôtre. Dans la même reconnaissance du caractère inconditionnel et spécifique de l’obligation, notre explication et celle de M. H. Bois sont exactement aux antipodes. Elles se contredisent sur tous les points.
[Le principe de cette contradiction peut s’exprimer dès maintenant. M. Bois, et avec lui tout le néo-criticisme, part d’un intellectualisme apriorique ; nous partons d’un volitionnisme expérimental. — M. Bois tient l’obligation pour une catégorie a priori de la raison, que la raison transmet à la volonté. Nous tenons l’obligation pour une expérience de la volonté, que la volonté transmet à la raison.]
Récapitulons. L’obligation est une catégorie de l’esprit, une idée que la raison impose à la volonté et qui devient par là même une loi. Cette idée est inconditionnelle, donc apriorique. Elle ne dérive de rien, pas même de Dieu ; car si elle dérivait elle serait conditionnée, elle ne serait plus absolue. Elle se suffit à elle-même, et loin d’impliquer l’existence de Dieu (Ier groupe), elle s’applique à Dieu lui-même, si toutefois Dieu existe. — Impossible d’accentuer davantage la souveraineté, l’autonomie de l’ordre moral, et la contingence de l’ordre religieux, si toutefois il existe.
II) L’existence de Dieu comme postulat de la vie morale fondée par l’obligation absolue, n’est pas nécessaire. On peut faire l’économie d’une théodicée au profit d’une cosmodicée.
Mais là précisément est la question. Historiquement le phénomène religieux ne peut être nié ; mais correspond-il à une réalité ? Gomment parvenir à Dieu ? — Les partisans du premier groupe y parvenaient par une induction rationnelle dont sont privés ceux du deuxième groupe. La loi morale n’implique nullement l’existence de Dieu ; elle se suffit à elle-même ; elle est un fait premier ; tout ce qu’elle implique, c’est que, si Dieu existe, il est également sujet de la loi morale. — C’est ici que le néo-criticisme reprend la voie tracée par Kant et fait intervenir le postulat. Dieu n’est pas un objet de démonstration ; il est l’objet d’un postulat, d’un besoin, d’une hypothèse de la croyance morale. « La croyance en Dieu, dit M. H. Boisl, est un postulat de la raison pratique, c’est-à-dire une croyance particulière impliquée par la croyance générale à la valeur réelle, objective, de la raison pratique elle-même ; c’est un jugement synthétique a priori [une hypothèse morale] et ce jugement pose la nécessité morale de l’existence de Dieu pour que le monde moral puisse exister. [En d’autres termes] Dieu doit exister. Toutefois ce jugement ne prouve pas (au sens démonstratif du mot) l’existence de Dieu. On affirme simplement cette existence par un acte de foi, parce qu’on veut croire au devoir et à tout ce qui est postulé par le devoir. »
l – De la connaissance religieuse, p. 91.
L’existence de Dieu est donc une croyance, l’expression d’un acte de foi issu d’un besoin moral, un postulat. Cette position religieuse est-elle forte, solide et tenable ? Nous ne le croyons pas. Et les premières objections que nous faisons à cette manière de maintenir et d’assurer la légitimité du phénomène religieux, nous les trouvons sous la plume de M. Bois lui-même, qui, après avoir changé son orientation philosophique, s’est aperçu de la faiblesse du criticisme sur ce point : « Le postulat de l’existence de Dieu, écrit-ilm, n’est pas aussi étroitement associé à la loi morale que ceux de la liberté et de l’immortalité. Il n’est évident qu’aux yeux de celui qui ne croit pas pouvoir s’en passer pour accomplir le devoir. Si la vertu pouvait renoncer au bonheur, et trouvait en elle-même une récompense suffisante, Dieu n’aurait plus de raison d’être. » La morale indépendante serait légitimée. A quoi sert, en effet, le postulat de l’existence de Dieu ? A établir d’une manière définitive et parfaite, l’harmonie du bonheur et du mérite, ou si l’on préfère, la concordance, actuellement inexistante, entre l’ordre moral et l’ordre de la nature (physique), entre le devoir et l’existence. Cette harmonie, cet accord, sont certainement nécessaires. Ils ne représentent pas un simple eudémonisme utilitaire. Car s’il y avait désaccord, antagonisme foncier, irréductible, entre l’ordre de nature et l’ordre moral, entre l’existence et le devoir, entre le bonheur et la vertu, si cet antagonisme devait durer toujours, il finirait par porter atteinte au devoir lui-même, il anéantirait l’ordre moral en anéantissant l’agent du devoir, l’homme lui-même, dont l’existence dépend de la nature. — Il est donc nécessaire que cet accord et cette harmonie soient conçus comme possibles ; le postulat de cet accord et de cette harmonie est un postulat nécessaire à l’ordre moral. Mais il n’est nullement nécessaire que Dieu soit le moyen de cet accord et son moyen unique. Il pourrait y avoir d’autres moyens de le réaliser qui supprimeraient la nécessité du postulat de l’existence de Dieu. Il y aurait par exemple le postulat d’une évolution progressive, qui aurait l’avantage au moins d’être dans les analogies de l’observation et de la science. Effectivement, le désaccord, la désharmonie qui existent actuellement entre l’ordre moral et l’ordre de nature, entre le bonheur et le devoir, ne sont pas absolus. (Je vous rappelle ce que nous disions plus haut d’une sanction relative que trouve la morale dans l’ordre des choses.) Supposez qu’une évolution progressive développe de plus en plus l’ordre de nature dans le sens de son harmonie avec l’ordre moral et fasse coïncider dans l’avenir le bonheur avec le devoir, — vous pouvez faire l’économie de Dieu. Dieu n’est plus moralement nécessaire. « Puisque nous pouvons, indépendamment de Dieu, nous représenter le monde, c’est-à-dire des lois, un ordre, une harmonie, nous pouvons aussi, indépendamment de Dieu, nous représenter la garantie d’un accord complet entre la nature physique et la nature morale, déjà liées par tant de rapports. Remplaçons la théodicée par une cosmodicée. Bornons-nous à postuler un arrangement final de l’univers mettant à la disposition des individus immortels les moyens d’entrer dans les conditions de la vie parfaite que réclame la conscience. Ainsi, de même qu’on peut affirmer la loi sans le législateur, on peut affirmer la justice sans le juste ; la morale peut se passer de l’idée de Dieu, et n’a à lui demander ni son principe, ni sa sanction. »
m – Revue de théol. et des quest. relig., de Montauban, déc. 1895 p. 544-546.
D’où il résulte que la vraie position du néo-criticisme, comme d’ailleurs du kantismen, est celle de la morale indépendante, et qu’il tombe sous le coup de toutes les critiques que nous adressions à cette dernière. Le postulat de l’existence de Dieu qu’il fait valoir, il le fait valoir à tort. Ce n’est pas un postulat nécessaire, c’est un postulat arbitraire, ou si l’on préfère : le postulat d’un postulat, le postulat facultatif d’un postulat nécessaire. Il peut être avantageusement remplacé par un ou plusieurs autres, plus simples et moins hasardés.
n – Frommel l’a démontré dans ses Études de théologie moderne, (Éd. de 1910)
III) La théodicée du kantisme ou du néo-criticisme français reste passible des objections précédentes et surtout de s’appuyer sur une fausse définition du fait d’obligation.
Mais cette critique qu’adresse au néo-criticisme un homme qui en partageait encore les prémisses fondamentales, doit être poussée plus loin. Elle doit porter non seulement sur les conséquences des prémisses admises, mais sur l’admission même des prémisses néo-criticistes. Ce sont, en gros, les mêmes objections que celles que nous faisions valoir tout à l’heure à propos des théologiens qui envisageaient la morale comme moyen de conduire à la religion :
1° Abstraction de certains faits pourtant attestés et pourtant relativement fréquents, ceux où la conscience religieuse manifeste une réelle suffisance et une réelle autonomie relativement à la conscience morale, et prouve par là même qu’elle n’en dépend pas de la manière qu’on vient de dire.
2° Négation implicite, mais positive, du rapport immédiat et direct de Dieu avec l’homme, rapport qui n’est religieux que sous cette condition. — Sans doute, le postulat par lequel on obtient l’idée de Dieu n’est plus, comme tout à l’heure, un syllogisme nécessaire, une forme logique de la raison. En cela l’intellectualisme et le scandale de l’intellectualisme pur est écarté. Le postulat, bien différent du syllogisme, est l’expression d’un besoin personnel du sujet moral. (Ce n’est pas un jugement analytique a posteriori, mais un jugement synthétique a priori.) Et il y a là un progrès considérable. Mais enfin l’idée de Dieu, l’existence de Dieu reste l’expression d’un besoin (elle n’est que cela) et — nous venons de le voir — d’un besoin facultatif, puisque, libre en lui-même, il est susceptible d’autres conclusions. En définitive, Dieu reste une hypothèse du sujet moral, et donc, en quelque sorte, sa création. Il est un point d’arrivée et non un point de départ ; un terme, une aspiration de la moralité humaine. Il n’est plus principe premier de l’obéissance humaine. C’est un Dieu détrôné, puisque c’est un Dieu à bien plaire. — Et l’on voit que pour avoir passé du domaine intellectuel au domaine moral, la position religieuse n’est guère améliorée. Elle persiste à demeurer inférieure à ce qu’exigent la religion vivante et la piété authentique.
3° Une description inexacte, une définition fautive de l’obligation proprement dite, erreur qui en est au fond une intellectualisation. — Je ne m’étendrai pas sur cette dernière objection, qui va être traitée plus au long et pour elle-même tout à l’heure. Je me bornerai à ceci : L’obligation, nous disent le kantisme et le néo-criticisme français, est une idée, une catégorie de la raison, une loi de l’esprit. Or, de deux choses l’une : ou bien il s’agit de l’esprit au sens des facultés intellectuelles, de la raison théorique ; ou bien il s’agit de l’esprit au sens de la volonté, de la raison pratique. — Dans le premier terme de l’alternative, ce que nous avons appris par la critique de l’intellectualisme (rationalisme, idéalisme) nous interdit d’en faire l’organe d’un absolu quelconque, à plus forte raison d’un absolu obligatoire, dont le mode (la liberté) est irréductible à celui de la raison théorique (déterminisme). — Dans le second terme de l’alternative, nous déclarons d’emblée, quitte à le légitimer plus tard, que les idées, les lois, les catégories, c’est-à-dire les états de faits impersonnels, sont incapables d’obliger la volonté et donc de produire l’obligation. (Tous ces points seront repris plus tard pour eux-mêmes. Nous les fixons ici d’avance pour fixer notre attitude à l’égard de la religion en fonction de la morale.)
Et nous concluons que la religion en fonction de la morale est une position fausse et une conception intenable. L’homme, qui est un être religieux en même temps que moral, ne devient pas religieux parce qu’il est moral ; il n’est pas susceptible de religion à partir de la morale et grâce à la morale. Il est religieux indépendamment de toute autre cause que celle-là même qui le fait religieux ; et même — nous allons jusque là — il est moral parce qu’il est religieux. — En tout cas la vérité humaine est une vérité religieuse aussi bien que morale ; une vérité morale aussi bien que religieuse ; et même probablement une vérité morale parce qu’une vérité religieuse.