Mais voici nos hérétiques qui semblent bien s’efforcer de s’opposer encore à l’enseignement transmis par la foi des Apôtres, en s’appuyant sur ce texte : « Mon âme est triste jusqu’à la mort » (Matthieu 26.38). Si le Christ se déclare triste, voilà qui nous prouve une faiblesse de sa nature qui le jetterait dans l’accablement lorsqu’il commencerait à en prendre conscience.
Tout d’abord, j’en appelle au bon sens dont est dotée ton intelligence d’homme : Que veut dire « être triste jusqu’à la mort » ? Car être triste devant la mort n’a pas la même signification qu’être triste jusqu’à la mort. Lorsqu’on est triste devant la mort, c’est la mort qui est la cause de cette tristesse ; mais lorsqu’on dit : triste jusqu’à la mort, la mort n’est pas la cause de cette tristesse, elle en est le terme.
Cherchons donc quelle est la cause de la tristesse de celui qui est triste, non pour un temps incertain ou indéterminé pour l’ignorance humaine, mais jusqu’à la mort. Loin d’être causée par la mort, sa tristesse disparaîtra par la mort.
Pour comprendre la cause de la tristesse du Christ, voyons ce qui précède et ce qui suit le passage où il nous avoue sa tristesse. Par le repas de la Pâque, le Seigneur avait parfait tout le mystère de sa Passion et de notre foi. Après avoir enseigné à ses Apôtres que tous seraient scandalisés à son sujet, il leur promet de les précéder en Galilée. Pierre proteste : même si tous les autres devaient être scandalisés, lui, il ne le serait pas, sa foi resterait ferme. Mais le Seigneur, par sa nature divine, n’ignore pas l’avenir, et sa réponse prédit à Pierre qu’il le reniera trois fois[58]. Il veut ainsi lui faire comprendre comme sa conduite sera pour les autres une pierre d’achoppement, puisque l’Apôtre retomberait par son triple reniement dans un danger si grand pour la foi. Puis, prenant avec lui Pierre, Jacques et Jean – choisis, les deux premiers parce que promis au martyre, et Jean, pour le préparer à l’annonce de l’Evangile –, le Christ se déclare triste jusqu’à la mort. Ensuite, s’étant avancé, il formule cette prière : « Mon Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi ; cependant, non pas comme je veux, mais comme tu veux » (Matthieu 26.39).
[58] Cf. Matthieu 26.31-34.
Si le Seigneur prie pour que ce calice s’éloigne de lui, c’est qu’il était donc déjà devant lui, ce calice qu’il achevait alors de verser pour les péchés de beaucoup, dans le sang d’une nouvelle alliance. Car il ne demande pas que ce calice ne soit pas avec lui, mais qu’il s’éloigne de lui. Mais ensuite, il prie pour que ce ne soit pas sa volonté qui s’accomplisse, il ne veut pas que lui soit accordé ce qu’il désire. Il termine en effet, par ces mots : « Cependant, non comme je veux, mais comme tu veux ». De la sorte, bien que son désir d’éloigner le calice montre qu’il prend part à l’inquiétude de l’homme, il reste fidèle à la sentence qu’a portée une volonté unique : la sienne qui est la même que celle de son Père.
Bien plus, pour que l’on comprenne qu’il ne prie pas dans son propre intérêt, et que sa prière et la disposition qu’exprimait son vœu, ne devaient pas être réalisées telles quelles, il commence par dire, tout au début de son imploration : « Mon Père, s’il est possible ». Il y aurait-il donc pour le Père, quelque chose qu’il ne soit pas sûr de pouvoir faire ? Mais si rien n’est impossible au Père, il nous faut comprendre pourquoi cette réserve : « S’il est possible ». Car après cette prière, le texte ajoute : « Il revint vers ses disciples, et les trouvant endormis, il dit à Pierre : « Vous n’avez pu veiller une heure avec moi ? Veillez et priez, pour ne pas entrer en tentation. En vérité, l’esprit est prompt, mais la chair est faible » (Matthieu 26.40-41).
La cause de la tristesse du Christ et le motif pour lequel il demanda que s’éloignât de lui le calice, nous restent-ils encore cachés ? Il invite ses Apôtres à veiller avec lui et à prier pour ne pas entrer en tentation, car l’esprit est prompt, tandis que la chair est faible. Ceux-ci en effet, conscients de la solidité de leur foi, lui avaient bien promis de ne pas être scandalisés à son sujet ; mais la faiblesse de leur chair devait les conduire à cette extrémité. Ce n’est donc pas pour lui-même que le Christ est triste et qu’il prie, mais c’est pour ses Apôtres, pour ceux qu’il exhorte à être vigilants et à prier pour que le calice de sa Passion ne se déverse pas sur eux : si le Seigneur prie pour que s’éloigne de lui ce calice, c’est pour que ses Apôtres n’aient pas à le partager.
Ainsi le Christ demande dans sa prière, que ce calice s’éloigne de lui, si c’était possible, parce que, si rien n’est impossible à Dieu – comme il l’avait affirmé lui-même : « Père, tout t’est possible » (Marc 14.36) –, il n’est pourtant pas impossible à l’homme de ne pas être vaincu par l’épouvante devant la souffrance, à moins que sa foi ne soit manifestée par l’épreuve. C’est pourquoi, en tant qu’homme, le Christ demande pour les hommes que ce calice s’éloigne ; mais en tant qu’il est Dieu procédant de Dieu, sa volonté est à l’unisson de la volonté d’agir de son Père.
En ces mots : « S’il est possible », nous trouvons avec évidence le même enseignement que dans cette phrase adressée à Pierre : « Voici que Satan t’a réclamé pour te cribler comme le froment ; mais j’ai prié pour toi, pour que ta foi ne chancelle pas » (Luc 22.31-32). Le calice de la Passion du Seigneur devait être une cause de tentation pour tous les siens. Le Seigneur prie le Père afin que la foi de Pierre ne défaille pas ; ainsi celui qui aurait eu la faiblesse de le renier aurait du moins la douleur de la pénitence ; en lui la foi ne chancellerait pas du fait de son repentir.
Voilà donc le Seigneur triste jusqu’à la mort : c’est qu’à sa mort, le tremblement de terre, les ténèbres en plein jour, le voile du temple déchiré, les tombeaux ouverts et la résurrection de ceux qui s’y trouvaient[59], tout cela devait alors confirmer la foi des Apôtres ébranlée par la terreur de l’arrestation nocturne, la flagellation, les soufflets, les crachats, la couronne d’épines, le portement de croix, les moqueries subies dans toute cette Passion, et pour finir, le supplice infâmant de la croix maudite. Et c’est précisément parce que le Seigneur sait que tout cela prendra fin après sa Passion, qu’il est triste jusqu’à la mort. Et s’il dit : « Mon Père, ce calice ne peut passer sans que je le boive : que ta volonté soit faite »[60] (Matthieu 26.42), c’est qu’il sait aussi que ce calice ne peut passer, s’il ne le boit. En d’autres termes, lorsque sa Passion aura été accomplie en lui, la crainte de ce calice s’évanouira, mais celui-ci ne peut passer, s’il ne le boit. La fin de cette angoisse ne viendra que par l’accomplissement de l’angoissante Passion. Car après sa mort, le scandale dû à la faiblesse des Apôtres, sera écarté par l’éclat des merveilles accomplies.
[59] Cf. Matthieu 27.45, 51-52.
[60] Hilaire force le texte et supprime le tour conditionnel de Matthieu.
Bien que par ces mots : « Que ta volonté soit faite » (Matthieu 26.42), le Seigneur ait laissé à la volonté de son Père le soin de décider si son calice, c’est-à-dire sa Passion, serait pour ses Apôtres une occasion de chute, il répète cependant par trois fois sa prière. Puis il leur dit : « Dormez maintenant, et reposez-vous » (Matthieu 26.45).
Ce n’est pas en effet, sans avoir conscience de quelque profonde raison, qu’après avoir reproché à ses disciples de s’être assoupis, le Seigneur les invite maintenant à dormir et à se reposer. Luc semble bien nous avoir donné la clé qui nous permet de comprendre ce conseil. Il nous avait appris que Satan avait réclamé les Apôtres pour les cribler comme le froment, et que le Christ avait prié Dieu pour que la foi de Pierre ne chancelle pas[61]. Il avait ajouté qu’après avoir beaucoup prié, le Seigneur fut assisté de la présence d’un Ange qui le fortifia ; aidé par cet Ange, le Christ commença à prier plus instamment, de sorte que la sueur de son corps coula, comme des gouttes de sang[62]. Car c’est pour protéger les Apôtres, que l’Ange fut envoyé, et le Seigneur, réconforté par lui, ne fut plus attristé à la pensée d’une défaillance possible de ceux qu’il aimait ; aussi leur dit-il sans une ombre de tristesse : « Dormez maintenant et reposez-vous ».
[61] Cf. Luc 22.31-32.
[62] Cf. Luc 22.43-44.
Il est vrai : Matthieu et Marc ne parlent pas de l’Ange, ni de la requête du diable. Mais après avoir été triste en son âme, après avoir reproché à ses amis de s’être assoupis, et après avoir prié pour que s’éloigne ce calice, ce n’est pas sans raison que suit cette invitation à dormir : le Seigneur, sur le point de quitter ses Apôtres, et réconforté par le secours qui lui a été prodigué par l’Ange, abandonne ses amis au sommeil, sous la protection d’un gardien très sûr.
Certes, nous le savons, plusieurs manuscrits grecs ou latins, ne nous disent rien de la venue de l’Ange et de la sueur de sang. Nous ne savons donc pas si, cette divergence des textes vient d’une omission ou d’une interpolation, car la diversité des leçons nous laisse dans l’incertitude à ce sujet.
Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’hérésie profite de ce récit pour affirmer la faiblesse d’un Christ qui eut besoin du réconfort d’un Ange ; mais il est bon de se rappeler que le Créateur des Anges n’avait nul besoin d’être protégé par sa créature ; de plus, ce réconfort s’explique comme s’expliquait la tristesse du Christ. Car si celui-ci fut triste pour nous, c’est-à-dire si nous fûmes la cause de sa tristesse, il fallait aussi qu’il fût fortifié pour nous et à cause de nous. S’il fut triste à notre sujet, il fut fortifié à notre sujet, l’objet de son réconfort est le même que celui de sa tristesse.
Quant à sa sueur, que personne n’ose l’attribuer à sa faiblesse, car il est contre nature de suer du sang ; et ce n’était donc pas une faiblesse, puisque la puissance du Christ n’agit pas ici selon les lois de la nature. Sans que cela puisse apporter un argument à l’hérésie de la faiblesse[63], la sueur de sang établit la vérité de la chair du Seigneur et s’oppose à cette autre hérésie qui lui attribue à tort un corps apparent[64].
[63] « Hérésie de la faiblesse ». Tel est le titre qu’Hilaire donne à l’arianisme, vu son insistance à démontrer la faiblesse du Christ pour nous prouver qu’il n’est pas Dieu.
[64] Ici ce sont les docètes qui sont visés.
Ainsi, c’est donc nous qui avons été la cause de la tristesse du Christ, c’est pour nous qu’il a prié, tout ce qu’il a fait, il l’a effectué pour nous ; puisque tout fut pour nous, les prières dans lesquelles on percevait de la crainte, étaient aussi pour nous.
Les Evangiles se prêtent mutuellement la plénitude qui les remplit : les uns nous apprennent ceci, les autres cela, et tous sent la parole d’un seul Esprit.
Jean, le héraut par excellence des réalités spirituelles, nous rapporte une prière du Seigneur pour ses Apôtres, passée sous silence par tous les autres Evangélistes : « Père saint, dit-il, garde-les en ton nom. Lorsque j’étais avec eux, je gardais en ton nom ceux que tu m’as donnés et je veillais sur eux » (Jean 17.11-12). Cette prière ne le concerne pas, elle regarde ses Apôtres. De même ce n’est pas pour lui qu’il est triste, lui qui demande à ses amis de prier pour ne pas être tentés. Et ce n’est pas pour lui que l’Ange est envoyé : s’il le voulait, il ferait descendre du ciel douze mille légions d’anges[65]. Et ce n’est pas qu’il craigne la mort, lui qu’on voit dans l’angoisse jusqu’à la mort. Et ce n’est pas pour échapper au calice qu’il prie, mais pour que ce calice, qui pourtant ne peut passer sans qu’il le boive, s’éloigne de lui. Passer, en effet, ne veut pas dire quitter un lieu, mais ne pas demeurer toujours. Le langage de l’Evangile et des Apôtres confirme ce sens : « Le ciel et la terre passeront, est-il dit, mais mes paroles ne passeront pas » (Matthieu 24.35). Et l’Apôtre affirme : « Ce qui est ancien est passé, tout est devenu nouveau » (2 Corinthiens 5.17) ; et ailleurs : « La figure de ce monde passera » (1 Corinthiens 7.31).
[65] Cf. Matthieu 26.53, Hilaire majore : les douze légions deviennent douze mille.
Ce calice que le Christ, dans sa demande au Père, désire voir passer loin de lui, ne peut donc passer sans qu’il le boive. Et si le Seigneur prie, sa prière a pour objet ceux-là même qu’il a sauvés lorsqu’il demeurait avec eux, et qu’il laisse entre les mains du Père, pour que lui aussi les sauve. Oui, maintenant qu’il s’apprête à entrer dans le mystère de sa mort, il prie le Père de les garder. Et la présence de l’Ange, si le texte est authentique, ne fait là-dessus aucun doute, et le Christ manifeste sa certitude de voir sa prière exaucée, puisqu’après avoir prié, il engage ses Apôtres à dormir. Or l’Evangéliste nous montre ici, au cours même de la Passion, le fruit de cette imploration et la confiance qui motivait cet encouragement au sommeil, puisqu’au moment où tous les disciples s’échappent des mains de ceux qui les recherchaient, il précise : « C’était afin que s’accomplisse la parole qu’il avait dite : Je n’ai perdu aucun de ceux que tu m’avais donnés » (Jean 18.9). Car c’est bien par lui que se réalise ce qu’il avait demandé dans sa prière, et les voilà tous sains et saufs. Cependant il prie le Père pour qu’à présent son Père sauve en son nom, ceux qu’il avait sauvés. Et le Père les sauve si bien que, par suite de son repentir, la foi de Pierre, fort effrayée il est vrai, ne chancela pourtant pas[66].
[66] Cf. Luc 22. 32, 61-62.
Voici donc expliqués la prière du Seigneur dans Jean, la réclamation faite par le diable dans Luc, et dans Matthieu et Luc, la tristesse jusqu’à la mort, le reproche fait aux Apôtres qui s’étaient assoupis, et l’invitation au sommeil qui suivit ; rien n’a été laissé dans l’ombre. La prière citée dans Jean, prière où le Christ recommande ses amis à son Père, explique la cause de sa tristesse et sa demande pour que passe le calice. Il ne prie pas pour écarter sa Passion, mais il supplie son Père de prendre soin des Apôtres, alors qu’il va souffrir. De même la prière dont nous parle Luc, qui avait pour objet de protéger Pierre contre le diable, explique l’assurance qui pousse le Seigneur à permettre à ses disciples un sommeil qu’il leur avait reproché auparavant.