Nous sommes fort obligés à Spinosa de nous avoir fourni une preuve invincible de la divinité de la religion judaïque, en nous donnant lieu de faire voir que les prophètes qui ont écrit les livres de l’Ancien Testament, n’ont point écrit conformément à leurs préjugés, à leur éducation et à leur tempérament, comme nous croyons l’avait fait voir dans le chapitre précédent. Mais cette matière est importante, et demande un examen encore plus particulier.
On peut faire voir que ces écrivains n’ont point suivi leurs préjugés en écrivant, en commençant par Moïse, le plus grand des prophètes de l’Ancien Testament, et le plus ancien des écrivains.
On ne peut nier que le préjugé de Moïse ne fût que Dieu avait séparé le peuple d’Israël de tous les autres peuples de la terre, pour en faire le dépositaire de ses oracles, et pour l’honorer de son alliance. Où est, dit-il, la nation que Dieu ait ainsi traitée ?
Cependant Moïse écrit diverses choses contre ce préjugé ; car premièrement il parle d’un Melchisédec, roi de Salem, qu’il dit être sacrificateur du Dieu souverain, quoiqu’il vécût parmi les nations, et qu’il fût hors de la famille d’Abraham, qui semblait devoir être la seule honorée de l’alliance de Dieu. Je n’entre point ici dans l’examen de cette partie de la Genèse, et je ne crois point qu’il soit bien nécessaire de rechercher ici qui était Melchisédec, je m’arrête à ce que Moïse en rapporte, et qui est apparemment tout ce qu’il en savait. Melchisédec était un roi juste ; Melchisédec était sacrificateur du Dieu souverain ; il bénit Abraham en cette qualité ; il se montra même en cela plus grand qu’Abraham. Il se peut qu’il y a là des mystères que nous ignorons ; mais il y a de l’apparence que Moïse ne les a pas moins ignorés que nous, puisqu’il garde un profond silence à cet égard. Il n’est pas fort nécessaire de donner ici dans les spéculations des commentateurs ; il ne faut que suivre les vues simples de l’histoire.
L’Écriture nous représente le genre humain comme étant tombé dans l’idolâtrie avant ce temps-là ; c’était le préjugé de Moïse, que la famille d’Abraham s’était séparée des autres familles de la terre, pour servir le vrai Dieu ; de là il est, ce me semble, fort naturel de conclure que Moïse a quelquefois écrit contre ses préjugés.
On peut dire la même chose de ce que ce même auteur attribue à Abimélec d’avoir craint Dieu, et à Balaam d’avoir reçu le don de prophétie, bien qu’il conversât parmi les nations idolâtres.
C’était un second préjugé de Moïse, qui était encore plus incontestable que celui-là, de reconnaître l’unité de Dieu. Jamais auteur n’a mieux ni plus distinctement établi la vérité de ce grand principe. Quand cette vérité ne serait pas évidente par les écrits de ce législateur, il ne faudrait, pour le prouver, que considérer comment les Juifs, qui ne sont instruits que dans l’école de Moïse, ont toujours défendu ce dogme avec une invincible fermeté ; ce qui les a toujours distingués des autres nations. Cependant Moïse a écrit des choses qui vont à ruiner directement ce grand principe. Nous ne dirons pas ici qu’il introduit Dieu parlant au pluriel, et disant : Faisons l’homme à notre image ; et qu’après le péché de nos premiers parents, Dieu emploie cette ironie, qui est aussi conçue en ces termes de pluriel : Il faut prendre garde que l’homme n’avance sa main, et ne mange du fruit de l’arbre de vie, et qu’ainsi il ne devienne semblable à l’un de nous.
Ce ne serait encore rien s’il n’y avait que cela ; mais nous apprenons que Dieu voulant exterminer les habitants de Sodome et de Gomorre par un châtiment extraordinaire et épouvantable, il en donna quelque connaissance à Abraham ; et voici comment la chose arriva. Comme Abraham était assis à l’entrée de sa tente sur la chaleur du jour, trois hommes se présentèrent à lui ; l’un de ces trois hommes, qui est appelé le Seigneur Adonaï, le même qui avait annoncé que Sara aurait un fils, dit : Cèlerai-je à Abraham ce que je fais, à lui, duquel doit sortir un grand peuple, et en qui doivent être bénites toutes les nations de la terre ? Car je sais qu’il commandera à ses enfants et à sa maison après soi, qu’ils gardent la voie du Seigneur pour faire justice et jugement, afin que le Seigneur fasse venir à Abraham tout ce qu’il lui a dit.
Il est évident qu’il y a là deux seigneurs, deux Adonaï, deux sujets qui sont honorés du nom de Dieu. Il y a un Seigneur qui parle, et un Seigneur dont on parle. Il y a un Seigneur, un Adonaï qui parle ; le texte y est formel : Le Seigneur dit : Cèlerai-je à Abraham ce que je fais ? Il y a un Seigneur ou un Adonaï dont il parle, puisqu’il ajoute : Car je sais qu’il ordonnera à ses enfants et à sa maison après soi, qu’ils gardent la voie du Seigneur pour faire justice et jugement, afin que le Seigneur fasse venir à Abraham tout ce qu’il lui a dit. Mais continuons d’examiner les paroles de la Genèse.
Le Seigneur donc dit : Parce que le cri de Sodome et de Gomorre est multiplié, et que leur péché est très grand, je descendrai maintenant, et je verrai s’ils ont fait selon le cri qui est parvenu jusqu’à moi. Ces hommes donc, partant de là, marchèrent vers Sodome, et Abraham était encore devant le Seigneur. Abraham donc, s’approchant, dit : Mais détruiras-tu le juste avec le méchant ? S’il y a cinquante justes dans la ville, les détruiras-tu aussi ? etc. Jà n’advienne : celui qui juge toute la terre, ne jugera-t-il point justement ? Et le Seigneur répondit : Si je trouve en Sodome cinquante justes dans la ville, je pardonnerai à tout le lieu pour l’amour d’eux. Alors Abraham répondit : Voici maintenant j’ai commencé à parler à mon Seigneur, bien que je sois poudre et cendre, etc. Et le Seigneur s’en alla quand il eut cessé de parler à Abraham, et Abraham s’en retourna en son lieu ; et sur le soir les deux anges arrivèrent à Sodome, etc. Puis, quand l’aube du jour fut venue, les Anges pressèrent Lot, etc. Et Lot répondit : Non, mon Seigneur, je te prie ; voici ton serviteur a maintenant trouvé grâce devant toi, et tu as magnifié ta miséricorde, laquelle tu m’as faite lorsque tu as préservé ma vie ; or, je ne me pourrai point sauver en la montagne, etc. Mais voici cette ville est prochaine pour m’y enfuir, etc. Alors il lui dit : Voici je t’ai exaucé en cela aussi, que je ne détruirai point la ville de laquelle tu as parlé, etc. Alors le Seigneur fit pleuvoir feu et soufre de par le Seigneur, etc.
Ou celui qui se manifeste à Abraham, et qui dispute avec lui touchant la peine qu’il voulait infliger à Sodome et à Gomorre, est le Dieu souverain, ou c’est seulement son ange ; et lequel des deux que ce soit, il nous paraît que Moïse aura écrit contre ses préjugés.
Car si c’est le Dieu souverain qui prend la forme d’un homme pour se montrer à Abraham, d’où vient que Moïse nous le représente ensuite comme étant si grand et si élevé, qu’il ne peut être dépeint aux yeux, et qu’il nous apprend même que Dieu voulut bien se faire entendre, mais qu’il ne voulut point se faire voir, de peur que les Israélites n’eussent des idées trop basses de sa grandeur et de sa perfection, s’il se revêtait d’une forme corporelle. Souviens-toi, dit le législateur, que lorsque tu étais en Horeb, tu entendis une voix, mais que tu ne vis point de ressemblance ; c’est pourquoi vous prendrez garde sur vos âmes, etc.
Que si celui qui parle à Abraham était seulement un ange de Dieu, il faut encore demeurer d’accord que Moïse a écrit cette histoire contre ses préjugés ; car Moïse était persuadé de l’unité de l’être souverain ; il savait que, comme c’est une impiété d’abaisser le Créateur jusqu’au rang des créatures, c’est aussi une idolâtrie d’élever les créatures jusqu’au rang du Créateur.
Est-il donc bien naturel que Moïse donne à un ange les noms de Dieu ; qu’il nous représente Abraham reconnaissant dans un ange la majesté de Dieu même ; ce qui lui fait dire : Bien que je sois poudre et cendre ; qu’il le reconnaisse pour le Juge de tout l’univers, et qu’il lui dise : Celui qui juge toute la. terre, ne jugera-t-il point justement ? Etait-il bien conforme aux préjugés de Moïse de distinguer deux seigneurs, ou plutôt deux sujets qu’il revêt de la puissance et des noms du Dieu tout-puissant, en disant que le Seigneur fit pleuvoir du feu et du soufre de par le Seigneur, ou que Dieu fit pleuvoir du feu et du soufre de par Dieu ?
On dira peut-être ici que cet ange qui apparaît à Abraham, porte le nom de Dieu parce qu’il est son ambassadeur : mais on le dira mal ; car, premièrement, comment sait-on cela, puisque l’Écriture n’en dit pas un mot ? En second lieu, où est-ce qu’on a vu des ambassadeurs être nommés simplement et constamment du nom de leurs maîtres, sans qu’on explique le mystère de ces noms qu’on leur impose ? Voit-on que quelqu’un des ambassadeurs que le roi a dans les diverses cours de l’Europe, se nomme sans façon Louis XIV, ou le roi très chrétien ? Si quelqu’un parle à un de ces ambassadeurs, lui dira-t-il qu’il est saisi de respect lorsqu’il a l’honneur de parler à Sa Majesté ? Lui dira-t-il : Sire, je prends la hardiesse de parler à Votre Majesté, et de contester avec elle, bien que je ne sois rien en sa présence ? Et pourra-t-on dire sans extravagance, de cet ambassadeur : Le roi de France a traité une alliance de par le roi de France ?
Mais quand l’usage établi dans le monde voudrait que l’on confondît l’ambassadeur avec le monarque qu’il représente, en lui faisant les mêmes honneurs, et en le revêtant des mêmes noms, il est vrai pourtant que cet usage n’a jamais été établi parmi les Juifs, et que Moïse en particulier n’avait garde de violer par là cette distinction, qu’il a pris tant de peine d’établir entre le Créateur et la créature : il a pris le soin de faire une énumération assez exacte, bien que générale, des principales parties qui composent cet univers, pour nous apprendre que ces parties du monde, comme la terre, l’air, l’eau, la lumière, le soleil, les plantes, les fruits et les animaux, bien loin d’être des divinités qu’il faille adorer, à l’exemple des nations qui en ont fait l’objet de leur culte, sont toutes également des créatures qui sont sorties du sein de la puissance de Dieu, qui seul, par conséquent, mérite d’être adoré. Comment donc ce grand législateur se démentirait-il ici si grossièrement ? Comment revêtirait-il un simple ange des noms, des attributs, et de la gloire de celui qui a créé les anges aussi bien que ce monde visible et corporel ? Comment, en un mot, celui qui abaisse les créatures pour élever le Créateur, nous représenterait-il Abraham adorant une simple créature ?
Il faut demeurer d’accord, en effet, que l’honneur qu’Abraham rend à cet ange est une véritable adoration ; car, premièrement, ce patriarche s’humilie en présence de cet ange, il s’anéantit à ses yeux. Bien, dit-il, que je sois poudre et cendre, j’ai commencé de parler à mon Seigneur, ou à mon Dieu. En second lieu, il lui attribue de pouvoir sauver et détruire, et d’être un juge universel. Celui qui juge toute la terre, ne jugera-t-il point justement ? Il le prie, il s’anéantit en sa présence, il le revêt de la puissance divine, il l’appelle son Dieu, il le reconnaît pour le grand juge du monde : il a des sentiments d’humilité à la vue de soi-même, et des sentiments d’admiration, de confiance et de crainte à la vue de celui à qui il parle. Si ce n’est pas là adorer quelqu’un, je ne sais ce qu’on doit entendre par le terme d’adoration.
Mais pour mieux voir encore combien de choses Moïse a écrites, et contre ses préjugés, et contre les premiers éléments de sa religion, il ne faut que faire en deux mots l’histoire de sa vocation. Il n’y a jamais eu rien de si surprenant que le récit que Moïse en fait lui-même ; car, premièrement, il déclare d’entrée que c’est un ange qui lui était apparu, et cependant il parle constamment de cet ange, dans la suite, comme du vrai Dieu ; ce qui offre d’abord à l’esprit une surprenante contradiction. Moïse, dit l’auteur de la Genèse, paissait le troupeau de Jéthro son beau-père, etc. Et l’Ange du Seigneur s’apparut à lui en une flamme de feu du milieu d’un buisson ; et il regarda, et voici le buisson brûlait et ne se consumait point.
Voilà donc l’ange du Seigneur qui apparaît à Moïse. Remarquez-le bien, et dites-moi, si vous le pouvez, comment, immédiatement après ces paroles, l’historien nous représente cet ange du Seigneur comme étant le Seigneur lui-même ? Et le Seigneur voyant qu’il se détournait pour regarder, il l’appela du milieu du buisson, disant : Moïse, Moïse ; et il répondit : Me voici ; et il dit : N’approche point d’ici, car le lieu où tu es est une terre sainte. Il paraît déjà que cet ange s’attribue la gloire de consacrer la montagne d’Horeb par sa présence, et de sanctifier le buisson ; ce qui ne convient qu’à celui qui est le saint des saints, ou plutôt la sainteté même. Mais ce n’est rien que cela ; écoutons la suite.
Et il dit aussi ? (Qui ? cet ange du Seigneur qui se manifeste dans le buisson ardent) : Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, et le Dieu de Jacob. Alors Moïse cacha sa face, car il craignait de regarder vers Dieu. Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob était le seul Dieu qui fût connu parmi les Israélites : c’est le Dieu qui avait fait sortir Abraham hors d’Ur des Chaldéens ; le Dieu au nom duquel Melchisédec bénit Abraham, disant : Abraham, le béni du très haut Dieu, possesseur du ciel et de la terre. Loué soit le Dieu souverain qui a livré tes ennemis entre les mains. C’est le Dieu par lequel Abraham avait accoutumé de jurer, et duquel il dit au roi de Sodome : J’ai levé ma main au Seigneur, au Dieu souverain Seigneur du ciel et de la terre, si je prends aucune chose de tout ce qui t’appartient. C’est le Dieu qui apparaît à Abraham, et lui dit : Je suis le Dieu tout-puissant, etc. Que je sois ton Dieu, et le Dieu de la postérité après toi, etc. C’est le Dieu qu’Abraham invoque en Beerseba, et qui fut nommé le Dieu du siècle ou de l’éternité. C’est le Dieu qui conduit et règle les événements par sa providence, comme Eliézer le témoigne par ces paroles : Béni soit le Seigneur Dieu de mon maître Abraham, qui n’a point privé de sa grâce mon maître, et qui a été fidèle dans ses promesses ; car, comme j’étais en voyage, le Seigneur m’a conduit dans la maison des frères de mon maître. C’est le Dieu qui donne la rosée des cieux et le froment de la terre, par lequel Isaac, en mourant, bénit Jacob. C’est le Dieu de Jacob, qui promet à ce patriarche qu’il lui donnera le pays de Canaan, qu’il multipliera sa postérité comme la poussière, et que toutes les nations de la terre seront bénites en sa semence. C’est le Dieu qui exauce les affligés, et dispense la justice, comme Jacob le témoigne lorsqu’il dit à Laban : Si le Dieu de mon père, le Dieu d’Abraham, et la frayeur d’Isaac, n’eût été avec moi, certes, tu m’eusses renvoyé à vide ; mais Dieu a regardé à mon affliction. C’est le Dieu qui envoya Joseph en Egypte, afin de conserver la postérité de Jacob, et qui l’établit pour père à Pharaon, et Seigneur sur toute l’Egypte. C’est le puissant de Jacob, Dieu d’Israël, Dieu tout-puissant, qui bénit des bénédictions du ciel en haut, et de la terre en bas.
Ainsi, lorsque l’ange qui apparaît à Moïse se dit être, en propres termes, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, il n’y a point de doute qu’il se revêt par là même de tous les droits, de tous les caractères, et de toute la gloire du vrai Dieu : il se dit par là le Dieu souverain, le Dieu des batailles, qui peut livrer nos ennemis en notre main, le Seigneur du ciel et de la terre, le Dieu d’Abraham et de sa postérité, le Dieu du siècle ou le Dieu éternel, le Dieu tout-puissant, le Dieu très haut, le Dieu qui conduit toutes choses, et qui règle les événements, le Dieu qui donne la rosée des cieux et le froment de la terre, le Dieu qui multiplie les générations, et qui bénit les peuples de la terre, et qui exauce les affligés, et rend aux hommes selon leur bon droit ; qui fait sortir le bien du mal même, qui est le maître de la nature, et qui commande à toutes les parties de cet univers.
Ce ne sont pas là nos pensées ; ce sont les pensées, ce sont les préjugés de Moïse. Comment donc Moïse, contre ses lumières, contre ses préjugés, contre les premiers éléments de sa religion, revêt-il une créature de tous ces caractères de la gloire la plus propre et la plus essentielle du Dieu souverain, en nous représentant celui qu’il appelle l’ange du Seigneur, disant : Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ? S’il est un ange, comment est-il le Dieu souverain ? S’il est le Dieu souverain, comment est-il un ange ? Moïse ne se contredit point par mégarde ou par inadvertance, en disant des choses opposées dans des endroits de son histoire éloignés l’un de l’autre ; car dans le même lieu, et même presque dans la même période, il vous dit que l’ange du Seigneur apparut à Moïse, et que cet ange lui dit : Je suis le Dieu souverain ; ou, ce qui revient à la même chose : Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Il est certain que Moïse a cette pensée, puisqu’il cache sa face à l’ouïe de ces paroles, craignant de regarder Dieu. Cela deviendra plus sensible, si nous continuons à considérer le langage de cet ange.
D’ailleurs, dit l’historien sacré, le Seigneur dit : J’ai vu l’affliction de mon peuple qui est en Egypte ; j’ai aussi ouï leur cri, etc. Ce langage est celui du Dieu souverain, qui est le maître de ce peuple et de tous les peuples de la terre.
Et Dieu dit à Moïse : Je suis celui qui suis (היוה). Tu diras aux enfants d’Israël : Celui qui s’appelle je suis celui qui suis, m’a envoyé vers vous. Il est extrêmement remarquable que non seulement cet ange porte les noms de Dieu, mais encore qu’il s’impose un nom particulier et nouveau, qui exprime mieux la gloire et les perfections divines ; ce qui n’est ni d’une créature, ni d’un simple ange, mais du Dieu souverain.
Va donc, et assemble les anciens d’Israël, et leur dis : Le Seigneur, le Dieu de vos pères, m’est apparu ; le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et m’a dit : Je me souviens de vous et de ce qui vous a été fait en Egypte. Moïse n’a pu obéir à cet ordre qui lui fut donné, sans engager le peuple d’Israël dans l’idolâtrie. Car, n’est-ce pas une véritable idolâtrie, que de mettre l’ange de Dieu en la place de Dieu même, et de le faire adorer comme le Dieu souverain ?
Et ils dirent : Le Dieu des Hébreux nous est venu au devant. Nous te prions que nous allions le chemin de trois jours au désert pour sacrifier au Seigneur notre Dieu. Il est évident que le Dieu qui était apparu à Moïse était le même Dieu auquel il fallait sacrifier, et que c’était par conséquent le Dieu souverain.
Outre cela, Dieu parla à Moïse, disant : Je suis le Seigneur, qui suis apparu en Dieu tout-puissant à Abraham, à Isaac et à Jacob ; mais je ne leur ai point été connu sous le nom qui marque que je suis celui qui suis. Et j’ai établi mon alliance avec eux de leur donner la terre de Canaan, etc. J’ai aussi entendu le cri des enfants d’Israël, etc. C’est cet ange qui est apparu à Moïse qui parle ainsi. Il se déclare donc être le Dieu tout-puissant, et même il s’impose un nom plus capable d’exprimer sa gloire et ses perfections divines.
Je suis l’Éternel ton Dieu, qui t’ai retiré hors du pays d’Egypte, de la maison de servitude. Tu n’auras point d’autres dieux devant ma face. Il ne faut que lire l’Exode, pour voir que celui qui dicte sa loi aux Israélites en cet endroit, est le même que celui que nous avons entendu disant :J’ai établi mon alliance avec eux de leur donner la terre de Canaan, etc. Je vous rachèterai par bras étendu et en grands jugements ; et que celui qui tient ce dernier langage, est le même que celui qui s’est fait connaître à Moïse sous le nom de Jéhova, et qui est nommé l’ange du Seigneur. C’est donc cet Ange qui dit : Je suis l’Éternel ton Dieu, etc. Tu n’auras point d’autres dieux devant ma face. Quoi ! une créature, un simple ange a pu donner sa loi au peuple d’Israël ? Un simple ange s’attribuera la délivrance des enfants d’Israël hors du pays d’Egypte ? Une créature osera dire : Tu n’auras point d’autres dieux devant ma face ? et Moïse a pu écrire tout cela contre ses lumières, contre ses préjugés ? Voilà ce qui nous surprend, et qui nous paraît tout à fait incompréhensible.
Il y a donc ici une contradiction qui paraît fort choquante. Moïse ne reconnaît qu’un seul Dieu béni éternellement ; toute sa religion en fait foi, et néanmoins il revêt un ange de la gloire de Dieu. Dans tous les siècles ces difficultés ont fait de la peine aux interprètes ; et elles nous en feraient beaucoup à nous-mêmes, si les mystères de l’Évangile ne nous éclairaient à cet égard, en nous faisant voir que l’Ange du grand conseil a été participant de l’essence divine. Cependant cette espèce de contradiction, la plus extravagante qui fut jamais, si elle était véritable, a cela de bon, qu’elle rend le rapport de l’historien non suspect, en nous faisant voir qu’il a écrit contre tous ses préjugés et contre toutes ses lumières, le Saint-Esprit ou la sagesse divine lui faisant écrire des choses qui étaient contre ses sentiments, mais qui se trouvent néanmoins parfaitement véritables.
On doit faire à peu près le même jugement d’une autre circonstance de l’histoire sainte que nous lisons au chap. 32 de la Genèse. Là, Moïse nous représente Jacob luttant avec Dieu. L’histoire n’est pas longue, et il sera bon de l’insérer ici tout entière. Alors Jacob demeura seul, et un ange lutta avec lui jusqu’à ce que l’aube du jour fût venue, etc. Et il dit : Laisse-moi, car l’aube du jour est levée. Mais Jacob répondit : Je ne te laisserai point si tu ne me bénis. Et il lui dit : Quel est ton nom ? Et il répondit : Jacob. Alors il dit : Ton nom ne sera plus Jacob, mais Israël, car tu t’es montré vaillant contre Dieu. Combien plus le seras-tu contre les hommes, et les surmonteras-tu ! Et Jacob lui fit une demande, disant : Je te prie, fais-moi savoir ton nom. Et il répondit : Pourquoi me demandes-tu mon nom ? Et il le bénit en ce lieu même. Et Jacob appela le nom de ce lieu Phanuel. Car j’ai vu, dit-il, Dieu face à face, et mon âme a été délivrée. Et le soleil se levait quand il passa Phanuel, et il boitait de sa hanche, etc.
Ceux qui liront les écrits de Moïse, ne l’accuseront pas, sans doute, d’avoir eu des idées trop basses de la grandeur et de la puissance de Dieu. Ils ne se persuaderont point que le préjugé de Moïse fût qu’un homme mortel pouvait combattre contre Dieu, et le vaincre. Car cet historien nous représente Dieu créant le ciel et la terre, et toutes les autres créatures, avec leurs vertus, leurs forces et leurs qualités. Il nous fait voir l’homme formé du limon de la terre, façonné par les mains de Dieu, qui le réduit en poudre par sa colère, comme il l’avait animé par son souffle. Comment donc cet historien nous va-t-il dire que Jacob se montra vaillant contre Dieu, et qu’il le vainquit ? Peut-il entrer dans l’esprit d’un homme qui a des yeux, qu’un grain de poudre détruise le soleil ; qu’une feuille, que le vent emporte, détruise la machine du monde, et qu’un ver de terre boive l’eau de la mer ? Cependant la disproportion qui est entre les plus petites créatures, et les créatures les plus grandes, est sans comparaison moindre que celle qui est entre l’homme et le Créateur de l’univers ; je ne dirai pas selon nos idées, mais selon les idées que Moïse nous en a données. Quand Moïse extravaguerait, il ne saurait extravaguer jusqu’au point d’inventer un pareil fait, pour faire voir que Jacob, dans le sens propre et littéral, tout sens typique et toutes sortes de mystères à part, avait été plus fort que Dieu. Moïse écrit donc tout ceci, je ne dirai pas seulement contre ses préjugés, mais aussi contre le grand dessein de sa religion, qui était de faire connaître au peuple d’Israël la grandeur de Dieu, la bassesse de l’homme, et la disproportion qui est entre cette bassesse et cette grandeur, et de les retenir dans leur devoir par cette connaissance.
Je descendrais volontiers à présent à la considération des prophètes qui ont été après Moïse ; mais il faudrait copier presque tous leurs écrits pour rapporter tout ce qu’ils ont écrit contre les apparences, contre les opinions communément reçues et contre leurs propres préjugés. C’était, par exemple, un préjugé très profondément enraciné dans l’âme des Juifs, que certaines nations qui avaient affligé le peuple de Dieu, ou qui étaient ses ennemies, comme Assur, Egypte, Edom, Moab, etc., étaient l’objet particulier de la haine du ciel, et qu’elles devaient être accablées de ses jugements les plus terribles. C’était là particulièrement le préjugé des prophètes, qui, étant inspirés par le Saint-Esprit, ne cessaient de prophétiser contre ces nations détestées, et qui commencent ordinairement leurs prédictions par ces paroles : La charge de Moab, la charge de Babylone, la charge d’Egypte, etc. Cependant, contre ce grand préjugé né dans leur esprit pendant leur enfance, fortifié par l’éducation, confirmé par les terribles comminations que le Saint-Esprit leur mettait à la bouche contre ces peuples, ils prédisent leur salut, ils prévoient que Dieu transportera parmi eux le pavillon de sa gloire, ils s’écrient que Dieu élèvera un autel au milieu de l’Egypte, que l’Egypte connaîtra l’Éternel. Ils en parlent avec des transports de joie. Ils prévoient que les Juifs auront pour compagnons de leur bonheur et de leur élection, jusqu’aux peuples que l’on croyait le plus certainement réprouvés, et qui avaient été jusque-là les plus mortels ennemis d’Israël.
Et que dirai-je de ce mélange de bassesse et de grandeur, de gloire et d’opprobre, de puissance et de faiblesse, de souffrance et de triomphe, de mort et de vie, dont l’assortiment surprenant fait un des caractères les plus remarquables du Messie qu’ils nous promettent ? Il faudrait entrer dans la discussion de tous les oracles de l’Ancien Testament qui regardent le Messie, pour voir combien les prophètes disent de choses contraires à leurs propres préjugés, et aux préjugés de tous les hommes. On demanderait ce que la révélation de la force et du bras de l’Éternel a de commun avec les souffrances d’un homme de langueur et de douleurs qui souffre la mort ; comment il vient dans l’esprit des prophètes que le Christ sera retranché, mais non pas pour soi ; quel préjugé les conduit à nous représenter sa naissance si basse, et les suites de sa mort si salutaires pour nous et si glorieuses pour lui. Mais comme l’ordre que nous nous sommes proposé ne nous permet pas encore d’entrer dans ces considérations, nous nous contenterons de ce que nous venons de dire sur ce sujet. Cela suffira, ce me semble, pour détruire l’objection de Spinosa, et pour montrer qu’elle nous fournit une excellente preuve pour prouver la vérité de la religion judaïque.