C’est surtout à l’occasion de la controverse donatiste que saint Augustin a développé ses vues sur l’Église.
Son idée fondamentale est que l’Église ne fait qu’un avec Jésus-Christ : elle est le corps dont il est le chef ; Jésus-Christ par conséquent vit en elle, et continue, par elle, de prier et d’agir sur la terre : « Unus ergo homo Christus caput et corpus. Quod est corpus eius ? Ecclesia eius ». De là la distinction qu’il faut faire, dans les paroles de Jésus-Christ, entre celles qu’il a prononcées en son nom propre, et celles qu’il a dites comme chef de l’Église, c’est-à-dire comme si l’Église parlait par sa bouche ; car beaucoup ne lui conviennent qu’à ce dernier titre : « Dicturus est quaedam in hoc psalmo quae quasi Christo videantur non posse congruere… et tamen Christus loquitur, quia in membris Christi Christus… Loquatur ergo Christus, quia in Christo loquitur Ecclesia, et in Ecclesia loquitur Christus, et corpus in capite, et caput in corpore ».
Etant le corps de Jésus-Christ et son épouse, l’Église est aussi notre mère, mère-vierge, dont nous ne devons pas plus nous séparer que de Jésus-Christ et de Dieu. Elle est encore, à un autre point de vue, le royaume de Dieu sur la terre. Rompant définitivement avec le millénarisme, et voyant dans la première résurrection, la rédemption, l’évêque d’Hippone voit conséquemment, dans le règne de Jésus-Christ qui suit cette première résurrection, son règne sur la terre par l’Église. Cette Église d’ailleurs ne comprend pas seulement les fidèles actuellement vivants, mais encore les défunts et les chrétiens à venir : « Corpus autem eius est Ecclesia, non ista aut illa, sed toto orbe diffusa ; nec ea quae nunc est in hominibus qui praesentem vitam agunt, sed ad eam pertinentibus etiam qui fuerunt ante nos, et his qui futuri sunt post nos usque in finem saeculi ».
De cette Église le premier caractère est l’unité. Il n’y a qu’une vraie Église, cela est clair, puisqu’il n’y a qu’une épouse du Christ ; mais dans cette Église même règne l’union, l’unité, et quiconque est hors de cette unité est hors de l’Église. Unité de foi : la cité de Dieu n’admet point, comme l’école des philosophes, diversité et contrariété d’opinions parmi ses membres. Ceux qui professent des doctrines malsaines et qui résistent aux avertissements qu’on leur donne deviennent hérétiques et sont tenus pour ennemis. C’est la manie de raisonner et l’attache à son propre sens qui engendrent les hérésies. — Unité d’affection mutuelle, celle qui est proprement opposée au schisme, et que celui-ci déchire. Elle est figurée par la tunique sans couture de Notre Seigneur et maintenue surtout par la charité. Car on peut bien à la rigueur, dans le schisme, conserver une foi pure, mais non pas une foi que la charité vivifie et qui soit « pieuse. ». Cet accord par l’amour mutuel et l’harmonie des âmes paraît à saint Augustin le grand principe de l’unité intérieure de l’Église sur lequel il revient sans cesse. L’unité morale et intérieure le préoccupe plus que l’unité extérieure et sociale dont la hiérarchie est le lien.
La question de la sainteté de l’Église mettait plus directement notre auteur aux prises avec les donatistes. Ceux-ci, nous le savons, excluaient de l’Église les pécheurs publics qui auraient pu la souiller : l’Église ne devait être composée que de saints. L’évêque d’Hippone s’éleva contre cette excessive rigueur. L’Église est le champ où l’ivraie est mêlée au bon grain, le filet qui contient de mauvais comme de bons poissons. Ces mauvais chrétiens, l’intérêt de la communauté et le leur propre exige parfois que l’Église les chasse de son sein par l’excommunication ; mais la plupart du temps, le bien de l’unité demande qu’elle les ignore ou paraisse les ignorer. Les bons doivent s’en séparer « vita, moribus, corde et voluntate » ; la séparation matérielle n’aura lieu qu’à la fin du monde. Les justes ne sont pas d’ailleurs souillés par le contact des méchants, et ce n’est pas le crime de quelques traditeurs qui a pu détruire la sainteté de l’Église. Au reste la sainteté de l’Église comme corps social consiste essentiellement non en ce que tous et chacun de ses fidèles soient saints, mais en ce que sa doctrine, ses sacrements, son ministère, son existence même ont pour but la sanctification des âmes, et réalisent effectivement cette sanctification par la diffusion de la vérité et la transformation des mœurs. De cette sorte, tout ce qu’il y a eu et ce qu’il y a de saint sur la terre vient de l’Église et lui appartient ; en elle et par elle seule ou peut arriver à la perfection et pratiquer les vraies vertus : « Omnes quotquot fuerunt sancti ad ipsam Ecclesiam pertinent ». « Non ubicumque turtur inveniat nidum sibi, ubi ponat pullos suos : in fide vera, in fide catholica, in societate unitatis Ecclesiae pariat opera sua ».
L’Église, considérée dans ses membres, est donc un « corpus permixtum ». Cependant dans ce mélange, saint Augustin distingue une « invisibilis caritatis compago », des « membres de la colombe » qui forment proprement le corps du Christ. Ils constituent cette Église qui est la bien-aimée du Cantique, le jardin fermé, la fontaine scellée, la source d’eau vive ; ils sont dans la maison de Dieu, et ils sont cette maison elle-même. C’est l’Église des justes. A côté d’eux vivent les pécheurs qui ne sont pas la maison, ni de la maison de Dieu, mais qui demeurent en elle : « alios autem ita dici esse in domo, ut non pertineant ad compagem domus, nec ad societatem fructiferae pacificaeque iustitiae ». Ils n’appartiennent pas vraiment au corps de Jésus-Christ, encore qu’ils participent à ses sacrements. Est-ce donc qu’il y a deux Églises, l’une des justes, l’autre des pécheurs ? Les donatistes accusaient les catholiques de le prétendre. Saint Augustin repousse cette accusation. Il avoue bien qu’il y a un corps du Christ verum atque permixtum, verum atque simulatum, qu’il y a en effet séparation spirituelle entre les bons et les méchants dans l’Église, comme il y a séparation entre les bons catholiques et les hérétiques : les méchants sont intérieurement hors de l’Église des justes, encore qu’ils fassent matériellement partie de la communauté des saints ; mais l’évêque d’Hippone nie que pour cela on doive parler proprement de deux Églises, et que l’Église invisible doive extérieurement se séparer de l’autre : « Tanquam unum sit utrorumque corpus propter temporalem commixtionem et communionem sacramentorum ». « Nos istam recessionem spiritualiter intellegimus, illi (donatistae) corporaliter ».
Maintenant saint Augustin paraît confondre parfois l’Église invisible des justes avec celle des prédestinés. Ailleurs cependant, il remarque lui-même que cette identification n’est pas exacte, et que le « numerus certus sanctorum praedestinatorum » ne comprend pas seulement ceux qui vivent par l’esprit, mais encore des hommes actuellement pécheurs impénitents, ou même hérétiques et infidèles.
Un troisième privilège de l’Église est la catholicité : « Prope omnis pagina nihil aliud sonat quam Christum et Ecclesiam toto orbe diffusam. » Le donatisme confiné en Afrique n’a pas cette catholicité ; les autres sectes ne l’ont pas non plus ; car, à les considérer toutes ensemble, on trouvera sans doute qu’elles sont, comme la vraie Église, répandues par toute la terre, mais elles ne sont pas pour cela catholiques, parce qu’elles ne font pas corps, et que chacune d’elles n’existe qu’en un lieu déterminé.
Enfin la vraie Église doit être apostolique, en ce sens que ses pasteurs et ses évêques doivent être les successeurs des apôtres : « Genuerunt te apostoli ; ipsi missi sunt, ipsi praedicaverunt, ipsi patres… Patres missi sunt apostoli, pro apostolis filii nati sunt tibi, constituti sunt episcopi… Non ergo te putes desertam, quia non vides Petrum, quia non vides illos per quos nata es : de prole tua libi crevit paternitas. » Et pour prouver que les catholiques possèdent bien cette apostolicité, saint Augustin, comme saint Irénée, refait la liste des évêques de Rome jusqu’à Anastase, avec qui ces catholiques sont en communion.
Cette discussion terminait avec les donatistes la controverse sur la vraie Église. Mais saint Augustin ne s’arrête pas là. Cette Église, il déclare qu’il est nécessaire de lui appartenir pour être sauvé : après saint Cyprien, il répète : « Salus extra Ecclesiam non est. » Hors de l’Église les moyens de sanctification, le baptême, le martyre même ne servent de rien, le Saint-Esprit n’est pas communiqué. Cette Église, il la proclame encore indéfectible et stable jusqu’à la fin du monde : elle ne saurait périr ni succomber aux attaques du démon. Il la proclame infaillible dans ses enseignements : c’est une conséquence de son union avec Jésus-Christ et de son apostolicité.
De ce magistère doctrinal de l’Église notre auteur connaissait, comme nous, deux organes plus importants, l’évêque de Rome et les conciles. Qu’a-t-il pensé de leur autorité ?
A la suite de saint Cyprien, saint Augustin voit dans Pierre le représentant de l’unité de l’Église et du collège apostolique, mais il voit aussi l’apôtre qui a reçu la primauté : « propter primatum quem in discipulos habuit ». Aussi l’Église romaine, qui est le siège de Pierre « cui pascendas oves suas post resurrectionem Dominus commendavit », est-elle l’Église « in qua semper apostolicae cathedrae viguit principatus. » Par la communion avec elle on se rattache aux apôtres, et l’on se trouve dans la vraie Église.
Le saint docteur admet que l’on peut de son jugement à lui, Augustin, interjeter appel au siège de Rome. Mais accorde-t-il au pape une autorité doctrinale infaillible et souveraine ? C’est une question à laquelle il est impossible de répondre d’une façon ferme. Les passages que l’on a invoqués pour le nier ne sont nullement décisifs. Ceux que l’on allègue pour l’affirmer ne le sont pas davantage. Il y est question non du pape parlant seul, mais du pape uni au concile, ce qui est fort différent.
Saint Augustin n’est guère plus net d’ailleurs sur l’autorité qu’il attribue aux conciles. Il en distingue au moins deux sortes : les conciles provinciaux et les conciles pléniers. Ces derniers sont ceux « quae fiunt ex universo orbe christiano » ; ce qui n’empêche pas l’évêque d’Hippone de donner le nom de « plenarium concilium » au concile qui a tranché contre saint Cyprien la question du baptême des hérétiques, c’est-à-dire probablement au concile d’Arles de 314, qui n’était que régional. D’autre part, il regarde comme souveraine la décision du concile plénier ; après elle toute controverse doit cesser ; et cependant il écrit : « ipsaque plenaria (concilia) saepe priora posterioribus emendari ». Il semble qu’il y ait là quelque confusion. Quoi qu’il en soit, notre auteur n’hésite pas à déclarer à Julien d’Eclane que l’autorité des Églises d’Occident, même en l’absence de tout évêque d’Orient, doit suffire à le convaincre, à cause de la présence de Pierre : « Puto tibi eam partem orbis sufficere debere in qua primum apostolorum suorum voluit Dominus gloriosissimo martyrio coronare. » Et au sermon 131.10, après avoir rappelé les décisions des deux conciles de Carthage et de Milève contre les pélagiens et l’assentiment de Rome, il s’écrie : « Causa finita est : utinam aliquando finiatur error ! »
Reste la question des rapports de l’Église et de l’État : elle se posait depuis que les empereurs étaient devenus chrétiens et que l’Église avait grandi. Quelques passages de la Cité de Dieu donnent l’impression que saint Augustin opposait parfois l’État à l’Église comme la cité du démon à celle de Dieu, la cité du mal à celle du bien. On se tromperait toutefois en exagérant la signification de ces passages. Le saint docteur regarde au contraire l’État, la société civile, comme nécessaires, voulus par la Providence : « Prorsus divina providentia regna constituuntur humana. » En temps de guerre, le soldat doit obéir au prince, à moins d’être absolument certain de l’injustice de sa cause. Seulement, les empires ne sont bons qu’autant que la justice y règne : « Remota igitur iustitia, quid sunt regna nisi magna latrocinia ? » Or, toute justice vraie, toute vertu sincère et complète vient de l’Évangile et ne se trouve que dans l’Église. Le prince, l’État devra donc être chrétien : il devra se lier à l’Église pour en recevoir l’élément moral, l’élément de justice dont il a besoin : il devra la protéger, pour protéger en elle cet élément, et se protéger indirectement lui-même. Non pas que l’État puisse avoir une politique ecclésiastique à lui, indépendante de l’Église : non : mais il aidera et secourra l’Église selon qu’il en est besoin et qu’elle le désire : « Felices eos (imperatores) dicimus, si iuste imperant… si suam potestatem ad Dei cultum maxime dilatandum maiestati eius famulam faciant, si Deum timent, diligunt, colunt : si plus amant illud regnum, ubi non timent habere consortes. »
De là, il s’ensuit que le prince doit défendre l’Église contre ses ennemis et réprimer l’erreur qui l’attaque, que cette erreur soit l’idolâtrie ou l’hérésie. C’est la question de l’intolérance politique. Qu’en a pensé saint Augustina ?
a – Sur ce sujet v. J. Bouvet, S. Augustin et la répression de l’erreur religieuse, Mâcon, 1918.
Avant lui, la question avait été pratiquement tranchée par les empereurs qui avaient proscrit, sous des peines sévères, soit certains rites païens, soit certaines hérésies. Il s’agissait donc bien moins dans l’espèce, de donner une décision qui orientât leur conduite dans un sens ou un autre que de la juger en justifiant ou en réprouvant leur législation. Or, on a dit que saint Augustin avait varié sur ce point, et que, ennemi d’abord de toute intervention de la force coercitive séculière contre l’erreur, il en avait plus tard accepté ou même sollicité l’emploi. On a cité dans ce sens le traité Contra epistulam fundamenti, 2, et la lettre xciii, 17. Mais on a eu tort d’en tirer la conclusion que j’ai dite. Ce qui est vrai, c’est que saint Augustin n’a pas d’abord été d’avis d’imposer aux hérétiques et schismatiques la profession même extérieure de la vraie foi, pour ne pas faire des hypocrites : il l’écrit expressément dans la lettre xciii, 17. Ce qui est vrai encore, c’est qu’il a toujours repoussé comme excessives la peine de mort et certaines peines plus terribles contre les dissidents : il ne voulait même pas que l’on punît de ces peines les donatistes coupables vis-à-vis des catholiques de crimes de droit commun. Ce qui est vrai enfin, c’est qu’Augustin, d’un caractère naturellement doux et indulgent, est souvent intervenu dans la pratique auprès des magistrats pour obtenir en faveur des coupables une mitigation aux rigueurs légales. Mais d’ailleurs il a toujours reconnu comme légitimes non seulement les mesures de sévérité prises pour réprimer les excès des donatistes et des circoncellions, mais encore les peines modérées — amendes, prison, exil — portées contre eux et les autres dissidents en tant qu’hérétiques et schismatiques. On trouve des textes dans ce sens depuis l’an 393-396, époque où fut écrit le Psalmus contra partem Donati, jusqu’en l’an 404 — époque où l’on prétend qu’il aurait changé d’opinion — et au delà. Le Contra epistulam Panneniani, qui est de l’an 400, est particulièrement précis sur ce point. L’auteur y revendique pour les empereurs le droit de châtier ceux qui prêchent une fausse doctrine au même titre qu’ils châtient les idolâtres, qu’ils châtient les empoisonneurs. Ces mesures ont pour but et pour effet de faire réfléchir ceux qui les subissent, de protéger les faibles contre les violences oppressives des méchants. Le juste n’est donc pas toujours celui qui est persécuté : ce peut être le persécuteur ; ce n’est pas le supplice qui fait le vrai martyr : c’est la cause pour laquelle il souffre : « quod martyres veros non faciat poena sed causa ».
Telle fut la doctrine de saint Augustin sur le point qui nous occupe jusqu’en 404. Cette année-là, il fit un pas de plus. Il n’avait pas admis jusqu’alors, nous l’avons dit, que l’on obligeât de force les donatistes à abjurer le schisme et à professer la foi catholique. Le concile de Carthage en décida autrement ; et l’événement prouva que beaucoup de donatistes, qui parurent d’abord violentés, furent au fond enchantés de l’être et revinrent très sincèrement au giron de l’Église. Le saint docteur dut s’incliner devant les faits : la contrainte ne faisait pas que des hypocrites. Ses idées en furent modifiées : il se dit que la liberté de l’erreur est, après tout, la pire mort de l’âme, et qu’on rend service aux hommes en les en privant. Le Compelle intrare lui apparut comme la justification scripturaire des mesures qu’il avait précédemment condamnées ; et il conclut : « In saepibus haerent (haeretici), cogi nolunt. Voluntate, inquiunt, nostra intremus. Non hoc Dominus imperavit : Coge, inquit, intrare. Foris inveniatur nécessitas, nascitur intus voluntas. » La théorie du droit de répression de l’hérésie par le bras séculier était trouvéeb.
b – Découverte qui réjouit Tixeront quant aux progrès du saint docteur dans la compréhension de l’esprit de l’Évangile de Jésus-Christ, et qui fondera plus tard le principe de l’Inquisition (ThéoTEX).