Saint Augustin avait refoulé, en eschatologie, la poussée origéniste qui s’était produite en Occident à la fin du ive siècle, et avait mis en lumière la doctrine du purgatoire, plus ou moins confusément entrevue avant lui. En précisant encore cette dernière doctrine, et en développant celle de la rétribution immédiate après la mort, les siècles suivants, héritiers de sa pensée, donnèrent à l’eschatologie chrétienne sa forme à peu près complète et définitive.
La mort, déclare saint Julien de Tolède, n’est pas un bien en soi, mais elle est « plerumque bonis bona, quia per eam pertransitur ad immortalitatem futuram ».
Tous les hommes mourront-ils ? On le pensait généralement en Occident. Gennade fait remarquer cependant que ce n’est point là un dogme, des auteurs catholiques, « eruditi viri », pensant que la « commutatio » qui se produira dans les hommes vivants au dernier jour pourra leur tenir lieu de résurrection.
La mort sera suivie d’un jugement particulier dont saint Césaire est peut-être le premier à faire mention expresse, mais qui se trouve d’ailleurs impliqué dans la doctrine de la rétribution immédiate après la mort. Car, si l’on excepte Cassien, qui n’accorde aux âmes, avant le jugement général, qu’un avant-goût de ce qui les attend après, nos auteurs sont unanimes à déclarer que les âmes reçoivent, incontinent après le trépas, leur récompense ou leur châtiment entier : « Quando caro, quae modo tantum diligitur, dit Césaire, vermibus coeperit devorari in sepulcro, anima Deo ab angelis praesentatur in caelo, et ibi iam, si bona fuerit, coronatur, aut si mala, in tenebras proiicitur. »
Une exception est faite cependant — et elle doit être fréquente — à cette rétribution définitive immédiate, quand l’âme, quoique juste, s’est trop attachée aux biens de la terre, et se trouve souillée de menues fautes qu’elle n’a pas suffisamment expiées par la pénitence et l’aumône. Alors son bonheur est retardé, et avant d’entrer au ciel, elle doit être purifiée par la souffrance. C’est le purgatoire. La doctrine en est aussi nette que possible dans saint Césaire, saint Grégoire et les auteurs qui dépendent de lui, saint Isidore, saint Julien de Tolède, le vénérable Bède. Les fautes mortelles (peccata capitalia) dont on n’a pas fait pénitence mènent au feu éternel ; les fautes légères (peccata minuta) non expiées conduisent à l’« ignis purgatorius ». Les atteintes de ce dernier feu sont terribles, et saint Césaire, qui a entendu l’expression de l’ordinaire insouciance vis-à-vis du purgatoire : « Non pertinet ad me quamdiu moras habeam, si tamen ad vitam aeternam perrexero », la relève vivement en assurant que « ille purgatorius ignis durior erit quam quidquid potest in hoc saeculo poenarum aut cogitari, aut videri, aut sentiri ». C’est un fleuve de feu que l’âme devra traverser, et dont la traversée durera autant qu’il sera nécessaire pour sa parfaite purification. Bède estime que si leur peine n’est pas abrégée par les prières, aumônes et suffrages des fidèles, certaines âmes resteront en purgatoire jusqu’au jugement dernier. De ce nombre sont en particulier celles qui n’ont fait pénitence qu’au moment de la mort.
[Dans le chapitre V de son Histoire ecclésiastique, Bède rapporte la vision d’un chrétien mort, puis ressuscité, à qui le purgatoire et l’enfer ont été montrés. Le purgatoire comprend deux lieux différents. Dans l’un, à côté de tourbillons de flammes dévorantes, soufflent des ouragans glacés de neige et de frimas, et les âmes vont des uns aux autres, sans jamais trouver de repos. Ces âmes sont « animae illorum qui, differentes confiteri et emendare scelera quae fecerant, in ipso tandem mortis articulo ad paenitentiam confugiunt, et sic de corpore exeunt : qui tamen, quia confessionem et paenitentiam vel in morte habuerunt, omnes in die iudicii ad regnum caelorum perveniunt ». L’autre lieu du purgatoire est au contraire un lieu agréable, fleuri et joyeux : « ipse est in quo recipiuntur animae eorum qui in bonis quidem operibus de corpore exeunt, non tamen sunt tantae perfectionis ut in regnum caelorum statim mereantur introduci : qui tamen omnes in die iudicii ad visionem Christi et gaudia regni caelestis intrabunt. Nam quicumque in omni verbo et opere et cogitatione perfecti sunt, mox de corpore egressi ad regnum caeleste perveniunt. Ce dernier lieu ne mérite pas, à vrai dire, le nom de purgatoire : il est plutôt une réminiscence des habitacles heureux que les justes étaient censés occuper, d’après la théorie qui ne faisait immédiatement entrer au ciel que les apôtres et les martyrs. Comparez une vision analogue dans S. Boniface, Epist. XX.]
Mais ces âmes, comme Bède vient de l’assurer, peuvent être soulagées et délivrées plus tôt de leur peine par les prières, aumônes, bonnes œuvres accomplies en leur faveur, et par l’offrande du saint sacrifice de la messe. En retour, saint Julien avance, bien qu’avec une certaine timidité, et en s’appuyant sur l’autorité des anciens et sur la pratique des fidèles, que les âmes du purgatoire peuvent prier pour les vivants et leur être secourables.
Le purgatoire, quelle que doive être sa durée, ne constitue cependant pour l’homme, après la mort, qu’un état transitoire. C’est dans le ciel ou dans l’enfer que sa vie trouve sa sanction définitive.
L’enfer est le lieu où sont châtiés ceux qui meurent sans avoir fait pénitence de leurs peccata capitalia. L’erreur des miséricordieux est nettement repoussée. Ni la foi, ni le baptême ne suffisent au salut : il y faut la fuite du péché et les bonnes œuvres. Les pécheurs obstinés sont donc, immédiatement après leur mort, précipités en enfer, pour y endurer des tourments inouïs. Nos auteurs ne tarissent pas sur la rigueur de ces tourments : « Mentem urit tristitia et corpus flamma. » Les damnés endurent la faim, la soif ; ils ne sont l’objet d’aucune pitié de la part des élus ; mais surtout ils sont dévorés par le feu, feu matériel qui n’a pas besoin d’aliment pour brûler toujours, et qui torture les âmes spirituelles aussi bien que les démons. Leurs supplices sont gradués sans doute et proportionnés à la culpabilité de chacun : « Impios dispar poena constringit » ; ils offrent toutefois ce caractère commun d’être éternels. C’est une vérité qui rencontrait encore des contradicteurs, même après le plaidoyer de saint Augustin, mais que l’Église, par ses docteurs, ne se lassait pas d’inculquer en termes saisissants. Saint Fulgence : « In retributione, (reprobi) nec immortales nec incorruptibiles erunt ; sed corrumpentur, nec consumentur ; morientur, non exstinguentur… Ibi mors animae corporisque non moritur, quia cruciatus corporis et animae non finitur. » Cassiodore : « Dolor sine fine, poena sine requie, afflictio sine spe, malum incommutabile ». « Iste tamen ignis sic absumit ut servet ; sic servat ut cruciet ; dabiturque miseris vita mortalis et poena servatrix. » S. Grégoire : « (Reprobus) cruciatur et non exstinguitur, moritur et vivit, deficit et subsistit, finitur semper et sine fine est. »
En face du malheur des réprouvés se place la félicité des élus. C’est aussi immédiatement après leur mort que les âmes des justes, qui n’ont point de fautes à expier, entrent au ciel. Salvien et Cassiodore ont décrit leur béatitude. Le principal élément de cette béatitude est la vue de Jésus-Christ, de sa sainte humanité, la vision intuitive de Dieu même. Les élus ne voient pas Dieu « in eius claritate » mais « in eius natura » ; ils voient les mystères de la Trinité, de la génération du Fils, de la procession du Saint-Esprit, la consubstantialité et l’unité des trois personnes divines ; et cette vue, en excitant leur amour, les établit dans une joie sans mélange et sans fin : « Remuneratio sanctorum visio Dei est, quae nobis ineffabile gaudium exhibebit ». « Ibi vacabimus et videbimus, videbimus et amabimus, amabimus et laudabimus. Ecce quod erit in fine sine fine. Nunquid alius est noster finis, nisi pervenire ad regnum cuius nullus est finis ? »
Cependant la vision de Dieu, tout en étant substantiellement la même pour tous les élus, sera en chacun d’eux plus ou moins parfaite suivant son mérite, et lui procurera un degré de béatitude proportionné à ce qui lui est dû. Cette béatitude essentielle sera accompagnée de joies et de privilèges secondaires qui l’étendront sans précisément l’augmenter. Au ciel, on se reconnaît.
La félicité des justes aussi bien que le supplice des méchants ne seront toutefois complets qu’après la résurrection de la chair et le jugement dernier, lorsque le corps partagera la récompense ou le châtiment de l’âme qui l’a possédé. Quand auront lieu cette résurrection et ce jugement ? Cassiodore pense qu’il est inutile de le rechercher ; mais, malgré une attente depuis longtemps déçue, saint Léon et saint Grégoire estiment bien que la fin du monde et la venue du juge suprême sont proches.
Le premier acte de la suprême tragédie sera donc la résurrection des morts. Les auteurs chrétiens ont toujours aimé à rappeler cette croyance, soit pour en montrer le côté consolant, soit pour résoudre les objections qu’elle soulève. Aux ve-viiie siècles, ils n’y ont pas manqué. La résurrection se produira au même moment pour tous, bons et méchants, dans le corps même que chacun aura eu pendant sa vie : « Eadem caro corruptibilis quae cadit, tam iustorum quam iniustorum incorruptibilis resurget » ; le sexe sera conservé ; mais, dans les justes du moins, il se fera une commutatio qui, sans changer la nature de leur corps, les rendra jeunes, immortels, glorieux, exempts d’infirmités et de défauts : « non naturam aut sexum mutantes, sed tantum fragilitatem et vitia deponentes ».
Le jugement général sera le second acte du drame final. Sauf pour les hommes vivant encore à la fin du monde, Dieu ne fera qu’y promulguer solennellement la sentence déjà portée sur chacun au jugement particulier. Saint Grégoire donne une description de ces dernières assises dans ses Morales, xvii, 54 et xxxiii, 37 ; mais au livre xxvi, 50, 51, il divise, par rapport au jugement, les hommes en quatre catégories. Parmi les élus, les uns règnent et sont jugés : ce sont les chrétiens ordinaires qui ont péché, puis qui ont fait pénitence ; les autres règnent, jugent et ne sont pas jugés : ce sont les parfaits qui ont vécu d’après les conseils évangéliques. Parmi les réprouvés, les uns périssent et ne sont pas jugés : ce sont les impies et les idolâtres qui n’ont point connu Dieu ; les autres périssent et sont jugés : ce sont les mauvais chrétiens.
La sentence de chacun étant irrévocablement prononcée et son sort fixé, alors aura lieu la consommation. Le ciel et la terre paraîtront s’anéantir ; mais ils ne périront pas : ils seront seulement renouvelés, transformés en mieux, afin de se trouver en harmonie avec l’état des bienheureux : « non ut non sint, sed ut aliter sint, novatione scilicet substantiae, non defectione naturae » : « in melius commutanda ».
La doctrine et l’esprit de saint Augustin ont pénétré, on peut le dire, tout l’enseignement des siècles latins qui l’ont suivi ; mais nulle part peut-être, leur influence ne paraît plus sensible que dans la partie eschatologique de cet enseignement.