(Octobre 1536)
Les tenants des deux partis – Les préparatifs des deux partis – Les dix thèses de Farel – Discours de Farel – Ouverture de la dispute – Protestation des chanoines – Réponse de Farel – Le docteur Blancherose – Le vicaire Drogy – La justification par la foi – L’Église et l’Écriture – Caroli – La présence réelle – Le témoignage des Pères – Calvin – Il expose la doctrine des Pères – Le corps mortel et le corps glorifié de Christ – Le corps et le sang – La présence spirituelle de Christ – Conversion de Jean Tandy – Il dépose son habit de moine – Les dernières thèses – La trinité du docteur Blancherose – Le carême – L’ignorance des prêtres – Calvin et Hildebrand – Farel prononce le discours de clôture – Jésus-Christ et non le pape – Le salut n’est pas dans les choses extérieures – Appel aux prêtres – Adresse aux seigneurs de Berne
La dispute de Lausanne inaugure avec une certaine grandeur la réformation du peuple vaudois. Quelques-uns ne la considèrent que comme une mesure bernoise ; mais cette imposante assemblée où parlèrent tous ou presque tous les réformateurs de la Suisse occidentale, où furent traitées les grandes questions évangéliques et par laquelle quelques-uns de ceux qui y assistèrent furent convertis, montre que cette réforme fut bien l’œuvre de Dieu. La Réformation avait commencé dans ce pays obscurément, modestement, dans quelques localités des bords du Rhône, des rives du lac de Neuchâtel et d’autres encore ; elle se manifeste maintenant avec puissance, et l’ensemble du peuple va l’embrasser. On parle beaucoup du beau dans les écrits des hommes ; nous trouvons le vrai beau, le beau chrétien, évangélique, intérieur, peut-être plus voilé que celui du monde, mais plus pur et plus solide, dans la doctrine proclamée alors à Lausanne, et souvent dans la manière dont elle est proposée, quoiqu’il faille faire la part du temps. Nous le trouvons dans les Farel, les Calvin, les Viret, et d’autres hommes héroïques de cette époque qui vivaient avec Dieu, étaient infatigables dans leur œuvre et toujours prêts à donner leur vie pour la vérité qu’ils proclamaient. Ce synode est un beau portique élevé pour conduire les hommes à un temple d’une divine beauté.
Farel se préparait pour la dispute, et l’on s’agitait fort du côté catholique-romain pour trouver de vaillants champions. Il n’y avait à Lausanne ni un chanoine, ni un prêtre, ni un moine qui s’avançât pour défendre la doctrine dont ils avaient vécu jusqu’alors. Il fallait battre ailleurs le rappel : On le fit et, à la fin de septembre, on vit arriver le dominicain Monbouson, le doyen de Vevey Michod, les vicaires Drogy et Berrilly, d’autres encore ; deux laïques seuls représentèrent Lausanne : le capitaine de la jeunesse de Loys et le médecin français Blancherose. Ce dernier était « un homme « tenant de la lune (lunatique), dit le catholique Pierrefleur, mêlant en ses disputes la médecine et la théologie et faisant incontinent rire. » Pour les réformés se présentèrent Viret, Marcourt, Lecomte. De Genève étaient venus Chapuis, ancien dominicain, pasteur à Compésières, Jacques Bernard, ancien gardien des Cordeliers ; mais celui qui attirait le plus l’attention était Farel, accompagné d’un jeune homme pâle et modeste, inconnu de visage à la plupart et qui semblait son second : c’était Jean Calvin. Farel l’avait pressé de venir à Lausanne, mais Calvin répugnait à l’idée de parler dans cette grande assemblée ; toutefois il s’y intéressait vivement. « Le Sénat de Berne, disait-il, a déclaré que chacun pourrait y exposer librement toutes ses objections, sans avoir à craindre d’être inquiété. C’est le moyen le plus propre à exposer l’ignorance de ceux qui s’opposent à l’Évangilea. » Ces deux hommes étaient donc partis accompagnés du syndic Ami Porral, et ils arrivèrent avec beaucoup d’autres à la cathédrale, où la dispute devait avoir lieu. Un amphithéâtre y avait été élevé. Les autels, les tableaux, les statues et les riches ornements du culte romain y étalaient encore leur magnificence, et même les chanoines, décidés à se taire, mais voulant pourtant faire quelque chose, avaient sorti du lieu où elles se trouvaient l’image de la sainte Vierge et toutes celles des saints, se fiant plus, à ce qu’il paraît, à l’éloquence de ces images muettes qu’à la leur propre.
a – Lettre de Calvin à F. Daniel. Lausanne, 13 octobre 1536. (Bibliothèque de Berne. Calvin, Opp., X, p. 63.)
Du côté réformé, il n’y avait d’autre appareil que de simples thèses évangéliques composées par Farel, affichées aux portes de toutes les églises et intitulées : Conclusions qui doivent être disputées à Lausanne, nouvelle province de Berne. Ou y exposait en dix articles que la sainte Écriture — n’enseigne d’autre justification que celle qui est par la foi en Jésus-Christ, offert une fois en sacrifice, — qu’elle ne reconnaît d’autre chef, sacrificateur, sauveur et médiateur de l’Église que Jésus-Christ, assis à la droite de Dieu ; — qu’elle n’appelle Église de Dieu que l’assemblée de ceux qui croient à leur rédemption par Jésus-Christ seul. Les sept autres articles établissaient les sacrements du baptême et de la cène, — le ministère de la Parole de Dieu, — la confession faite à Dieu, — l’absolution venant de Dieu, — le service spirituel rendu à Dieu, tel qu’il est ordonné par la Parole, et sans les moqueries infinies qui pervertissent la religion, — le magistrat civil ordonné de Dieu pour maintenir la paix de la République, — le mariage institué divinement pour quelque état que ce soit, — et l’usage libre, mais fait avec charité, des choses indifférentesb.
b – Actes de la dispute de Lausanne. Mémoire de Pierrefleur, p. 161. Ruchat, IV, p. 179, 505.
Le dimanche 1er octobre, toutes les cloches furent mises en branle et une grande foule remplit la cathédrale ; mais les seigneurs de Berne, en la présence desquels la dispute devait avoir lieu, n’étaient pas encore arrivés ; c’était un grand désappointement. Toutefois, l’ouverture se fit le dimanche, mais la dispute ne commença que le lundi. Ce fut Farel, le doyen des réformateurs français, le grand champion de l’Évangile dans les contrées de Genève, Vaud et Neuchâtel, ce chrétien si savant et à la fois si pieux, si dévoué, si actif, qui prit la parole dans le dessein de préparer les esprits à une discussion convenable et chrétiennec : « Tandis que Satan fait errer çà et là les brebis pour les détruire, dit-il, notre Seigneur cherche à les ramener en son saint troupeau pour les sauver. Nous ne serons jamais unis si ce n’est en la vérité. Un sauf-conduit a donc été donné à tous, pour aller, venir, parler, entendre, comme bon leur semblera, car la vérité ne veut pas être cachée. Que ce soit elle qui remporte ici la victoire ! Si j’étais moi totalement vaincu et confondu mais que la vérité triomphât, je l’estimerais le plus grand gain et la plus belle victoire. Tous, tant prêtres que prêcheurs, ayons donc égard au grand pasteur Jésus-Christ, qui a donné son corps et son sang pour le pauvre peuple. Préférons n’être rien, pourvu que les pauvres brebis, tant égarées, trouvent le bon chemin, viennent à Jésus et se donnent à Dieu. Cela vaut mieux que si nous gagnions tout le monde et perdions ceux pour qui Jésus est mort. Qui contre Jésus s’élèvera, qui contre la foi bataillera, serait plus heureux s’il n’était jamais venu sur la terre ! Ne méprisons pas notre prochain. Ne le moquons pas. Ne fermons pas la porte du royaume des cieux et n’ôtons pas la clef de la science. N’ayons ni haine ni rancune, aimons tous les hommes ; prions pour tous ; faisons du bien à tous. Visitons les pauvres et les affligés ; ce sont là les bons pèlerinages. Ces petits sont les images de Dieu, et ce sont ces images qu’il faut visiter et auxquelles il faut porter pain et chandelle… Mes chers frères, quand vous entendrez sonner la cloche, trouvez-vous ici au nom de Dieu, en bonne paix et union, sans motion ni murmure. » C’était là certes une belle et chrétienne allocution, et après l’avoir entendue l’assemblée se sépara.
c – Les actes de cette dispute forment un beau volume manuscrit in-folio, que possède la bibliothèque de Berne. L’auteur y ayant travaillé en 1859 prit connaissance entre autres de ce volume. Plus tard, M. le professeur Gaussen, qui l’avait fait copier en grande partie quelques années auparavant, lui fit don de ces feuilles. C’est donc d’après le texte original qu’il a rédigé ce récit.
Le lundi, 2 octobre, à sept heures du matin, la cathédrale fut de nouveau remplie, et « le son perçant de la cloche ayant fini, on vit paraître sur « les échaffauds (l’estrade), Messieurs les ambassadeurs de Berne, » J.-J. de Watteville, ancien avoyer, J. de Diesbach, et les baillis d’Yverdon et de Lausanne. On les reconnaissait facilement à leurs pourpoints, basques et chausses de couleur rouge et noire. Le Conseil de Genève avait envoyé comme son représentant le syndic A. Porral, grand ami de la Réforme. Des présidents appartenant à Berne et à Lausanne furent nommés, et Farel se levant, lut sa première thèse qui traitait de la justification de l’homme devant Dieu, la développa et la prouva.
Son discours terminé, le vice-baillif de Lausanne dit à haute voix : « Si quelqu’un a quelque chose à dire contre les premières conclusions, qu’il vienne en avant et on l’ouïra volontiers ! » Alors se levèrent les chanoines de la cathédrale, qui étaient décidés, non à soutenir, mais à empêcher la dispute, et l’un d’eux, le chanoine Perrini, dit : « Quand il survient doutes en la foi, la sentence a doit se donner selon le sens parfait de l’Écriture ; or cela n’est licite qu’à l’Église universelle, qui n’est sujette à aucune erreur. C’est pourquoi nous, prévôt et chanoines de cette Église, nous protestons solennellement contre cette controverse et la remettons au prochain conciled. »
d – Actes de la dispute. Msc. de Berne, feuillet 18.
Cette fin de non-procéder ne pouvait être admise. Ce fut le courageux Farel qui s’y opposa. « On ne trouve point dans l’Écriture, dit-il, que l’Église particulière soit sujette à l’erreur, et que l’universelle en soit exempte. Au contraire, c’est à l’Église particulière que Jésus-Christ adresse cette parole : Là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je serai au milieu d’eux. Cette promesse ne peut faillir. Messieurs les chanoines n’ont pas pris garde qu’ils accusaient par leur protestation tous les anciens docteurs et les saints Pères, auxquels ils font semblant de porter si grande révérence. Nous ne voyons en effet dans les écrits de ces anciens que disputes particulières destinées à examiner les articles alors controversés. Il y a dix de ces articles dans Cyprien, vingt ou environ dans Augustin. S’ils nous accusent, nous qui sommes ici réunis, comment défendront-ils leurs conciles provinciaux, leurs chapitres de moines, toutes leurs écoles et sorbonnes, où ils ont des conférences pour s’enquérir de la vérité ? La plupart de ceux qu’ils ont condamnés comme hérétiques, ne l’ont pas été en concile général, mais dans des assemblées particulières. Paul parlant des Églises telles qu’elles sont par villes ou villages dit : que deux ou trois prophètes parlent et que les autres en jugent. (1 Corinthiens 14.29-30)
Et comment ces révérends Messieurs prouvent-ils que l’Église générale ne peut faillir ? Voici leur belle allégation, inventée par eux, ainsi qu’ils en ont bonne coutume. Ils disent que notre Seigneur a prié pour saint Pierre afin que sa foi ne défaille point. Qui donc leur a révélé, ou en songe on en veille, que Pierre est l’Église universelle ? Si c’était saint Pierre qui la représentât, il en résulterait que l’Église universelle peut, en un seul jour, renier trois fois Jésus-Christ, comme Pierre le fit après que cette parole lui eût été adressée. Si une assemblée de l’Église universelle peut seule supprimer les doutes, tous les martyrs de Jésus-Christ qui dans les trois premiers siècles, ont scellé de leur sang la vérité de l’Évangile, auraient souffert la mort pour choses douteuses, vu que l’Église universelle n’avait pas encore été assemblée en concile général.
Et s’il y a maintenant un concile universel qui prétende ne pouvoir faillir, qu’il nous montre donc que c’est au nom de Jésus qu’il s’assemble ! Quelle sainte compagnie que celle du pape et de ses cardinaux ! Quelles bonnes colonnes de l’Église que les évêques et prélats ! quels bons zélateurs de la foi que les moines ! Quand on aura bien épluché toute cette multitude, il y a grand doute qu’on en trouve un dont on pût dire qu’il est un vrai membre de l’Église de Christ ! Ce sont gens qui tâchent tous de parvenir à bénéfices et dignités d’Église, qui forment le concile général appelé par eux Église universelle. Ah ! pour garder leur bien, leur honneur, leur profit, ils seraient prêts non seulement à fouler aux pieds la parole de Jésus-Christ, mais encore à le mettre lui-même à mort s’il était là en présence. Voilà la bonne bande au milieu de laquelle selon eux le Saint-Esprit demeure. Si quelqu’un veut les combattre par bonnes raisons, procès lui sera fait pour le punir de son audace et, comme au concile de Constance, il sera condamné et brûlée. »
e – Actes de la dispute de Lausanne, feuillets 21 et 25.
Ainsi parla Farel. On peut trouver sévères quelques-unes de ses paroles, mais si l’on tient compte du temps, la forme certes n’est pas mauvaise et le fond est irréfutable. Après ce discours, le dominicain Monbouson et le réformateur Viret discutèrent sur le même sujet jusqu’à onze heures ; puis le cri se fit entendre : « Qu’on se retire pour dîner ! » et l’assemblée se sépara. L’après-midi, les vieux prêtres et religieux de Thonon, qui s’étaient vantés de confondre les ministres, étaient dans l’assemblée. Fabry, qui connaissait bien Thonon et son clergé, les invita à tenir leur parole. Aucun d’eux ne le fit. Deux d’entre eux déclarèrent qu’ils croyaient les thèses véritables, et la plupart des autres se contentèrent d’adhérer à la protestation des chanoines.
Le mardi 3 octobre, le Dr Blancherose (celui qui tenait de la lune) prit la parole ; si le clergé se taisait, il se croyait assez fort pour soutenir sa cause : « Magnifiques et redoutables seigneurs, dit-il, je suis médecin ; ma profession est de médecine et non de théologie. » A quoi Farel répondit poliment : « Être médecin ne répugne point à la vraie théologie ; saint Luc l’était aussi. — J’ai enseigné, dit Blancherose, en plusieurs villes et universités de France ; même j’ai été médecin du roi, puis de la princesse d’Orange. » Il se mit ensuite à exposer de singulières théories sur ce qu’il appelait les monarchies du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Caroli était présent. On sait que cet homme inconséquent et bizarre était tantôt papiste et tantôt protestant. Pour l’heure il était protestant ; aussi s’écria-t-il, comme s’il était dans une partie de chasse : « Lièvre sorti de la garenne des Donatistes ! » Les prêtres eux-mêmes n’étaient pas fort contents de leur compagnon d’armes laïque. Aussi Mimard, maître d’école à Vevey, et Jacques Drogy, vicaire de Morges, vinrent-ils à la rescousse, voulant reprendre sur l’ennemi ce qu’il avait enlevé, mais ils le firent sans grand succès.
Le mercredi 4 octobre, Drogy recommença. Il devait savoir fort bien quelle était la vie de beaucoup de prêtres, moines et laïques qui, tout en faisant pour se sauver des œuvres légales, y trouvaient un appui et comme une indulgence pour se livrer sans scrupule à une vie impure ; toutefois il se montra fort alarmé, sans doute sincèrement, des dangers que la doctrine de la justification par la foi seule ferait courir à l’œuvre de la sanctification et s’écria : « Si l’on dit que l’homme est justifié par la foi et non par les œuvres, les gens ne se soucieront plus de bien faire ! » Drogy cherchait la lumière ; les paroles des réformateurs l’avaient ébranlé ; il ne demandait qu’à voir clairement la vérité. Ce docteur ci-devant romain, maintenant protestant, Caroli, dont nous avons vu et verrons les inconséquences, parla en cette occasion avec justesse. Docteur de la Sorbonne, homme d’intelligence, il comprenait bien la doctrine ; seulement il ne marchait pas d’accord avec ses enseignements. Il se leva et dit : « Prétendre que les œuvres doivent être les compagnes de la justification, c’est énerver Jésus-Christ, c’est dire qu’il n’est pas suffisant, seul, pour nous justifier. Si l’homme est absous par la foi, ce n’est pas certes pour recommencer à mal faire ; de même que quand un roi fait grâce à un homme, ce n’est pas pour qu’il récidive ; Dieu ne me pardonne toutes mes fautes qu’afin que je fasse de bonnes œuvres. Ne dites vous pas vous-mêmes à un homme qui va mourir : Dieu est plus grand pardonneur que l’homme n’est grand offenseur. La mort de Jésus est plus puissante pour punir le péché que si tous étaient mortsf. »
f – Actes de la dispute da Lausanne, feuillet 69.
Les laïques étaient honteux de voir leur cause si peu défendue par leurs prêtres. Aussi le capitaine de la jeunesse de Lausanne, Fernand de Loys, entra en lice. Il avait un esprit net, avait appris avec exactitude quelques thèses de la théologie romaine, et avait un peu de cette présomption qu’a souvent la jeunesse dont il était l’un des chefs. Il s’avança le bâton haut, parlant crûment et sans correctif : « L’Église est avant l’Écriture, dit-il, plus digne qu’elle et revêtue d’une plus grande autorité. Or, l’Église enseigne la justification par les œuvres. » Farel, fort ému en entendant de telles choses, s’écria : « Qui est le premier ? l’Église où l’Écriture ?… Certes, l’Écriture est avant l’Église ; l’Église a son être par la Parole de Dieu, et Jésus lui-même prouvait ce qu’il disait en renvoyant aux Écritures. » Alors le médecin Blancherose crut devoir venir au secours du capitaine de la jeunesse, et dit à Farel : « En parlant tant de la foi, en la faisant la cause de tout bien, vous ressemblez fort aux sorciers et enchanteurs qui, par la foi qu’ils ont à certaines paroles, prétendent faire tant de choses grosses et grandes. » Farel, se souciant peu de ces plaisanteries, s’écria : « Jésus a été battu, frappé, il a porté pour nous la discipline ; pour nous il est mort ! » Le maître de l’école catholique de Vevey, qui était présent, semble avoir eu un sentiment chrétien plus vrai que ses collègues, et profitant des paroles de Farel : « Justement, s’écria-t-il, c’est Jésus qui nous justifie et non la foi. » Ceci était plus sérieux ; aussi Farel appuya-t-il la première partie de l’assertion ; mais en combattant la seconde : « Oui, dit-il, c’est Jésus seul qui justifie, mais il justifie seulement ceux qui le reçoivent par la foi, et il habite en ceux qui croient ; mais quant à ceux qui ne croient pas en lui, il n’est pour eux qu’une pierre d’achoppement et de ruine. »
La vérité commençait à être serrée de plus près. Le révérend Jean Michod, de Vevey, qui avait étudié à paris et connaissait les interprétations de la théologie romaine, se leva et dit : « Saint Pierre nous enseigne qu’il y a des ignorants qui dépravent la sainte Écriture à leur propre perdition. J’ai entendu beaucoup de bons docteurs à Paris, et ils déclaraient tous que ce passage de l’épître aux Romains : L’homme est justifié par la foi, sans les œuvres de la loi, regardait seulement les cérémonies judaïques, comme la circoncision. » Puis se tournant vers Caroli : « Vous-même, Monsieur notre maître, dit-il, je vous ai ouï à Paris, au collège de Cambrai exposer comme eux ce passage. » Ceci était un argument ad hominem et Michod croyait que les circonstances propres à la personne même à qui il l’adressait, le rendaient irréfutable ; mais Caroli qui ne manquait pas de présence d’esprit, répondit : « C’est que j’étais alors un de ces ignorants dont parle saint Pierre dans le passage que vous venez de citer, qui dépravent la sainte Ecriture. Mais Dieu m’en a donné maintenant la vraie intelligence. J’ai changé et vous ferez bien de faire de mêmeg. »
g – Ibid., feuillets 75 et 92.
Le troisième jour après midi on passa à la seconde thèse portant que Jésus est le seul pontife. Nul ne faisant d’objection, même en faveur du pape, ce qui signifiait bien quelque chose, on en vint à la troisième proposition sur la véritable Église, laquelle, était-il dit, Christ qui nous a été ôté, quant à sa présence corporelle, remplit, gouverne et vivifie par son Saint-Esprit. Les catholiques-romains en profitèrent pour porter la discussion sur la présence corporelle. Blancherose, qui croyait avoir toujours de quoi répondre à tout, s’avança le premier et se mit à parler du soleil et de toutes sortes de choses. Il entreprit de prouver la doctrine de la transsubstantiation, par l’exemple d’un œuf, qui est converti en poussin, lequel poussin est ensuite mangé par un homme ! Viret ne crut pas que cet étrange argument méritât une réponse bien sérieuse. « Cette preuve, dit-il, renverse l’ordre des créatures ; pour qu’elle fût acceptable, il faudrait que les prêtres couvassent l’objet transmué, comme les poules couvent leurs œufs. » Blancherose ayant donné d’autres exemples de la même espèce fut invité à discuter par l’Écriture et non par des preuves tirées du soleil, qui est partout à la fois, des poules, de leurs œufs changés en poussins et des poulets que l’on mange, ainsi que d’autres transformations naturelles.
Le jeudi 5 octobre, au matin, les présidents choqués des extravagances des docteurs et voyant que le mode suivi jusqu’alors entraînerait à des digressions et des longueurs interminables, annoncèrent qu’au lieu de reprendre les débats et dans le désir d’abréger l’action, l’alternative suivante serait présentée à tous les chanoines, abbés, prieurs, religieux, curés et vicaires de tout le pays, ainsi qu’aux ministres : « Disputez, faites disputer pour vous, ou souscrivez aux thèses. » En effet tous furent appelés nominalement, on fit passer dans le chœur ceux qui se déclaraient prêts à souscrire. Puis, après que Mégander, ministre de Berne, les eût exhortés à ne prêcher que la pure Parole de Dieu, on leur permit de se retirer, s’ils le voulaient ; mais il fut ordonné à ceux qui se refusaient à adhérer aux thèses de rester jusqu’à la fin de la dispute.
L’après-midi, Mimard parut avec un grand écrit composé par lui, destiné à soutenir la messe, et où il traitait la matière en treize points, ce qui ne semblait pas devoir fort abréger l’affaire. Il était tout au moins un interlocuteur sérieux, quoiqu’un peu pesant et un peu long : « Prétendez-vous être plus savants, dit-il, et mieux éclairés du Saint-Esprit, que les saints docteurs, saint Augustin, saint Jérôme, saint Ambroise, saint Grégoire, qui tous ont cru à la présence réelle ? Si vous les rejetez comme des ignorants, c’est seulement parce qu’ils vous sont contraires. » Farel répondit aux treize points, sans en omettre un seul. On comprend facilement ce que dirent ces deux champions ; le sujet s’est déjà présenté trop souvent pour que nous nous y arrêtions. Mais il se trouvait dans l’assemblée un plus jeune docteur, heureux de voir ses amis bien défendre la bonne doctrine, et que sa jeunesse et sa modestie avaient retenu jusqu’alors. C’était Calvin. Il était resté muet pendant quatre jours, se bornant au rôle d’auditeur. Mais il avait un cœur vaillant ; cet Ambroise, cet Augustin, ces autres docteurs, il les connaissait ; il savait par cœur leurs paroles, c’étaient ses amis, il ne pouvait permettre qu’on les outrageât en les rangeant dans l’armée du pape. Il ne pouvait plus se taire, son cœur brûlait au dedans de lui, il se sentait pressé de défendre des principes que la Réformation remettait en lumière. Mais aussi il voulait rendre à ces grands hommes de l’antiquité chrétienne et surtout à son cher Augustin, la gloire qui leur appartenait. C’est la première fois que Calvin prend la parole dans une des grandes disputes du temps, il convient de l’entendre.
« Je me suis abstenu de parler jusqu’à cette heure, dit-il, et j’avais délibéré de m’abstenir jusqu’à la fin, voyant que ma parole n’était pas fort requise, mes frères Farel et Viret donnant de si suffisantes réponses. Mais le reproche que vous nous avez fait touchant les anciens docteurs me contraint à remontrer brièvement que bien à tott vous nous accusez en cet endroit.
Nous les contemnons et les rejetons entièrement, dites-vous, et cela parce que nous les sentons contraires à notre cause. Certes, tout le monde, nous le reconnaissons, devrait nous estimer non seulement téméraires, mais arrogants outre mesure, si nous avions eu moquerie de tels serviteurs de Dieu, jusqu’à les réputer ânes, comme vous le dites. Ceux qui font semblant de leur porter grande révérence, ne les ont souvent pas en si grand honneur que nous, et ne daigneraient pas employer à lire leurs écrits le temps que nous y mettons volontiers. Mais nous n’exaltons pas tellement leur autorité, qu’elle puisse amoindrir la dignité de la Parole du Seigneur, à laquelle seule une entière obéissance doit être donnée dans l’Église de Christ. Nous craindrions d’être trouvés rebelles à cette parole du Seigneur qui demande si son peuple ne doit pas se contenter de sa voix, et qui ajoute : sans écouter ni les vivants ni les morts. Oui, nous nous reposons en sa sainte Parole, et nous y arrêtons nos cœurs, nos entendements, nos yeux, nos oreilles, sans nous détourner ni deçà, ni delà. Puisque, si quelqu’un parle, dit Pierre, que ce soit comme les oracles de Dieu, nous enseignons donc an peuple de Jésus, non des doctrines humaines, mais la sapience. céleste. Nous cherchons avec les anciens docteurs la vérité de Dieu, nous l’écoutons avec eux et nous l’observons en toute révérence, réservant au Seigneur cette gloire, que sa bouche seule soit ouverte en l’Eglise, pour parler avec autorité. Que toute oreille l’écoute donc, et à que toute âme soit prête à lui obéir !
Quant à ce que vous dites que nous contemnons les Pères parce qu’ils nous sont contraires, il me serait aisé de montrer que quelles que soient les matières controversées entre nous, cette assertion n’est pas plus vraie que votre reproche ; mais me bornant au sujet qui nous occupe, je produirai seulement un petit nombre de passages tels qu’il ne vous restera rien à répliquer. »
Calvin n’avait pas avec lui les œuvres volumineuses des Pères ; mais sa mémoire était une bibliothèque en abrégé. Tertullien, Chrysostôme et les écrivains de son temps, Augustin surtout viennent aussitôt à son aide. « Tertullien, dit-il, réfutant Marcion, parle ainsi : Christ, en la Cène, nous a laissé la figure de son corps. L’auteur du Commentaire de saint Matthieu contenu dans les œuvres de Chrysostôme, dit : C’est une beaucoup plus grande offense de nous souiller nous-mêmes qui sommes les vrais vases où Dieu habite, que de profaner les vases dans lesquels la cène est administrée, puisqu’en eux n’est pas contenu le vrai corps de Jésus-Christ, mais seulement le mystère de son corps. » Saint Augustin, en sa 23e épîtreh, dit : Le pain et le vin, qui sont sacrements du corps et du sang de Christ, nous les appelons en quelque façon (quodammodo) le corps et le sang ; et dans son livre contre Adimantus, il ajoute : Le Seigneur n’a pas fait difficulté de dire : Ceci est mon corps, quand il donnait le signe de son corps. » Pesez tous les mots, toutes les syllabes, si bon vous semble, et voyez si ces déclarations favorisent aucunement votre erreur. Quand vous nous reprochez que les anciens nous sont contraires, tout le monde voit votre témérité. Certes, si vous en eussiez lu quelques feuillets, vous n’eussiez pas été si hardis ; mais vous n’en avez pas même vu la couverture ; les témoignages précédents qui se peuvent toucher au doigt le montrent. »
h – Édition d’Érasme de 1528.
Ici Calvin, voulant faire voir tout ce qu’a de chimérique l’opinion de Rome, présenta une ou deux considérations qui, tout en indiquant sa fine intelligence, ne manquent pas de solidité. « Ce n’est pas sans cause, dit-il, que nous rejetons la folle opinion que l’astuce de Satan a introduite sur la terre ! Nous mangeons certes dans la cène le même corps de Christ que les apôtres ont mangé lors de son institution et il faut que ce soit ou son corps mortel, ou son corps glorifié. Si c’est son corps mortel, Jésus est donc encore à cette heure mortel et passible, tandis que l’Écriture nous déclare qu’il a déposé toute infirmité. Si c’est son corps immortel et glorieux, Jésus, dans la première Cène, était en un certain lieu (assis à la table) en son corps mortel et passible ; et il était en un autre lieu (dans la main et la bouche des disciples) en son corps immortel et glorifié. Les rêveries de Marcion ne furent jamais si fantastiques !… »
Calvin alla pourtant plus loin et, sachant l’importance que Rome attachait à la lettre, il crut devoir montrer à quoi cette méthode mène. Il a expliqué ailleurs sa doctrine d’une manière plus complète, mais nous ne croyons pas devoir supprimer ce qu’il dit en cette occasion solennelle. « Si vous vous tenez aux mots, dit-il, si vous pressez tant rigoureusement ces paroles : Hoc est corpus meum, vous êtes contraints alors par cette rigueur des mots de séparer le corps du Seigneur de son sang. Car il a dit : C’est mon corps, en montrant le pain, et en montrant le vin : C’est mon sang. Or, s’imaginer que le corps de Christ fût séparé de son sang, est une chose abominable. Je sais que vous vous évadez par ce que vous appelez la concomitance ; mais ne l’alléguez pas, car c’est une moquerie. Si le corps réel est dans le calice, comme vous le dites, le Seigneur de vérité a donc parlé faussement en disant : Ceci est mon sang. »
« Non, ce n’est ni le corps naturel, ni le sang naturel de notre Seigneur Jésus, qui nous sont donnés en la sainte cène ; mais il y a une communication spirituelle, en vertu de laquelle il nous donne tout ce que nous pouvons recevoir de grâce de son corps et de son sang. Christ nous en fait vraiment participants, mais le tout spirituellement par le lien de son Saint-Esprit. Saint Luc et saint Paul écrivent que Jésus a dit : C’est le Nouveau Testament en mon sang, c’est-à-dire la nouvelle alliance que le Père a faite avec nous, effaçant nos iniquités par sa miséricorde, nous recevant en grâce pour être ses enfants et écrivant sa loi dans nos cœurs par son Esprit, — alliance vraiment nouvelle que ratifient et confirment le corps et le sang de Jésus-Christ.
Contraints par de si vives raisons, nous interprétons l’Écriture selon la vraie analogie de la foi, nous ne la glosons pas de notre tête et ne lui donnons aucune explication qui ne soit en elle-même exprimée : »
Calvin se tut. On avait écouté avec étonnement ce jeune homme au visage inconnu mais expressif, et l’on avait trouvé en lui un maître. Chacun sentait la force de ses paroles ; aussi nul ne fit d’objections. « En cet endroit, disent les Actes de la dispute, tant les Mimard que les Blancherose, demeurèrent sans réplique. » Les esprits des auditeurs étaient comme éclairés d’une lumière nouvelle. On le vit bientôt.
Un religieux de l’ordre des Cordeliers, le franciscain Jean Tandyi, qui avait, dès le commencement, assisté à la dispute, écoutait avec avidité la parole de Calvin et se sentait atteint par elle. Son cœur était touché, son intelligence satisfaite ; il embrassait par la foi le sacrifice du Sauveur ; et selon l’expression de l’Évangile, il mangeait sa chair et buvait son sang ; Quelque temps il resta silencieux, attendant les objections qui pourraient être présentées. Mais « voyant que ceux qui avaient disputé jusqu’alors avaient la bouché fermée, » il prit courage, se leva et dit, l’assemblée lui prêtant une oreille attentive : « L’Écriture sainte enseigne qu’il n’y à pas de rémission pour le péché contre le Saint-Esprit. Or, ce péché est celui d’hommes qui, par incrédulité, voulant batailler contre la vérité toute claire, aiment mieux s’élever contre Dieu et sa Parole que de s’humilier et de lui obéir. Voulant, non résister à la vérité, mais la recevoir et la confesser ouvertement, je reconnais devant tous avoir été longtemps abusé, et tandis que je croyais vivre en état de perfection, comme on me le donnait à entendre ; n’avoir été au contraire que le serviteur des hommes, me soumettant à leurs traditions et à leurs commandements. Rien n’est bon que ce que Dieu commande. J’ai entendu la vérité. Je vois qu’il faut se tenir au seul Jésus, s’arrêter à sa Parole, n’avoir autre chef, conducteur, ni Sauveur, que Celui qui, par son sacrifice, nous a rendus agréables au Père. Je veux vivre et mourir selon son Evangile. Je demande pardon à Dieu de tout ce que j’ai fait et dit contre son honneur. Je demande pardon à vous et à tout le peuple, en tant que par ma prédication ou par ma vie, je vous ai mal enseignés ou vous ai donné un mauvais exemple. Et puisque, en suivant la règle des Cordeliers, en prenant cet habit de dissimulation, j’ai été mis hors du bon chemin, dans ce moment où je renonce à toute superstition, j’abandonne aussi cet habit plein de toute hypocrisie et tromperie. » En disant ces mots, Jean Tandy déposa son habit de moine, puis il ajouta :
i – Quelques auteurs l’appellent aussi Jean Caudy ou Candy, Ruchat écrit Tandi.
« Que personne ne se scandalise, mais que chacun s’examine et reconnaisse que l’état dans lequel il a vécu étant contre la volonté de Dieu, il ne doit pas y persévérer, ni le reprendre quand il le laisse Je veux vivre en chrétien et non en cordelier, — selon l’Évangile de Jésus et non selon la règle des moines, en la foi vraie et vivante en Christ, uni avec les vrais chrétiens. Dieu nous y appelle tous, afin qu’au lieu d’être divisés en tant de règles, nous soyons tous un en Jésus-Christ. »
Cette franche, noble et touchante conversion causa une grande joie à ceux qui aimaient l’Évangile, et Farel, organe de tous, dit : « Que Dieu est grand, qu’il est bon, qu’il est sage ! Comme il frappe et guérit, comme il fait descendre aux enfers et en fait remonter… nous le voyons de nos yeux. Quelle superstition aussi grande que celle de l’ordre des Cordeliers, où l’ennemi a si bien su colorer son œuvre que les élus mêmes s’y trompent ! Esjouissons-nous donc, de ce que la pauvre brebis qui était errante dans les montagnes et les déserts, au milieu des loups et bêtes sauvages, abandonnant, par la grâce du Seigneur, les déserts infructueux, les fâcheuses épines des traditions humaines, entre dans sa bergerie et prend maintenant sa pâture en la sainte Parole de Dieu. »
« Ce fait, ajoutent les Actes, parce qu’il était tard, chacun s’est retiréj. »
j – Actes de la dispute de Lausanne, feuillets 92 à 169.
Les dernières thèses furent débattues dans les deux ou trois derniers jours, à peu près par les mêmes combattants, chacun de ces champions s’exprimant bien ou mal, selon son caractère et l’esprit qui l’animait. « Le Seigneur, dit l’intelligent et spirituel Viret, commande à Pierre de paître ses brebis ; mais selon le dicton bien connu : la cour romaine ne veut pas d’une brebis sans lainek. La vraie clef du royaume des cieux, c’est l’Évangile du Seigneur ; mais le pape et ses prêtres en ont fabriqué d’autres, qui ferment la porte au lieu de l’ouvrir. Si le pape veut imiter Jésus et Pierre, qu’il aille donc toujours çà et là en tout lieu pour chercher et sauver les âmes. Les apôtres n’avaient pas de saint-siège comme le pontife romain ; ils n’étaient même pas souvent assis, à moins… à moins que ce ne fût dans une prison ; et au lieu de trois couronnes et d’une chaîne d’or, ils avaient des chaînes de fer aux pieds et aux mainsl. »
k – « Curia romana non quærit ovem sine lana. »
l – Actes. Feuillets 189, 190.
Le docteur Blancherose, qui se regardait sans hésiter comme le plus vaillant des défenseurs de Rome, commençait lui-même à perdre courage. Seulement il se consolait en pensant que s’il était vaincu, ce n’était pas faute de talent, mais c’était parce qu’il était seul, et citant une parole des anciens, il dit : Les opposants (les réformateurs) sont trop forts, et comme on l’a dit : Hercule lui-même ne pourrait rien contre deuxm. » Les deux étaient sans doute Farel et Calvin ; il eût pu y joindre Viret ; mais alors il eût dit sans doute comme un moderne plus moderne que lui :
m – Ne Hercules quidem contra duos.
Que vouliez-vous qu’il fit contre trois ?
Il continua ses plaintes sur ses compagnons de combat. « Au lieu de m’aider, les prêtres m’ont prié de m’en aller, » dit-il. (Cela se comprend.) « Nous sommes bien six-vingts, ont-ils ajouté, qui devions, si la dispute dure plus longtemps encore, vendre robes et chaperons pour payer notre hôte. » Puis, après ces bagatelles, revenant à ses hautes thèses, le fantasque médecin dit : « La sainte Trinité représente trois monarchies. Le Père représente l’Empereur ; le Fils représente le pape ; et la troisième monarchie qui ne fait que commencer, est celle du Saint-Esprit, et appartient aux médecins. » On voit qu’il se faisait une bonne part. Le pape, l’empereur et la faculté, telle était sa trinité. Ceci lui rappela son office et il se mit à ce qui était de sa compétence. Le temps du carême, où l’on fait maigre, dit-il, a été bien réglé, parce qu’au printemps la nature se réveille, le sang s’échauffe et porte aux plaisirs, et que de plus on a beaucoup mangé pendant l’hiver. » L’énergique Farel, qui savait aussi être populaire et sarcastique, entrant sur le terrain du docteur, lui répondit, en son langage médical, que c’était bien au contraire prendre le temps le moins propre au carême, puisqu’au printemps les pauvres gens travaillent dans les champs et dans les vignes, et qu’après s’être crevés à manger de la viande en hiver, on leur donne alors poissons bien salés, épices chaudes, etc., d’où sortent légions de maladies, en sorte que les prêtres ont avec eux leurs moissons et les médecins leur vendange. Les maladies font arriver l’argent dans la bourse de ces deux classes d’hommes, surtout dans celle des prêtres romains, selon l’anagramme de Roma. Si l’on prend chaque lettre de ce mot pour en faire l’initiale d’un autre, voici la sentence qu’on obtient : Radix omnium malorum avaritia, Rome est l’avarice, racine de tous les maux. Elle le montre de toutes manières, mais surtout en accordant pour de l’argent, la liberté de manger de la viande, ce qu’elle défend d’ailleurs et qui est, selon elle, un péchén. On voit que Farel savait profiter de ce précepte : Réponds au fou selon sa folie.
n – Actes de la dispute. Feuillets 219 à 221, 261 à 263.
Le vicaire de Morges, Drogy, plus éclairé que d’autres et qui reconnaissait bien la faiblesse de l’enseignement romain, fit aussi bien qu’il le put l’apologie de ses confrères et les excusa de leur défaite. Les pauvres prêtres sont ignorants, dit-il, il faut avoir pitié d’eux. Ce n’est certes pas une grande gloire pour les ministres de les avoir vaincus. Il fallait leur donner du temps pour étudier, même un longtemps ; mais au lieu de cela on les a impitoyablement daubés. » — Ne prenez pas pour des injures, dit l’aimable Viret, les charitables admonitions que nous leur avons faites. Bien loin de leur vouloir du mal, nous sommes prêts à répandre notre sang pour leur salut. — Sans doute, » ajouta le réformateur Marcourt qui n’avait pas encore parlé, homme plein de bon sens mais un peu plus sévère que Viret, « sans doute on doit avoir pitié des pauvres prêtres ; mais il faut avoir encore plus pitié, du pauvre peuple. On ne confierait pas un troupeau de brebis à un berger aveugle et muet, pourquoi donc donne t-on aux Églises des conducteurs aveugles et incapables d’exposer la parole de Dieuo ! »
o – Actes de la dispute. Feuillets 273, 274, 279.
Calvin prit encore une fois la parole, et sans s’arrêter à disputer avec les faibles apologistes de Rome qui étaient suffisamment réfutés, il se choisit pour adversaire le plus illustre et le plus vaillant des champions de la papauté, celui qui en est le principal fondateur, Hildebrand, pape sous le nom de Grégoire VII. Ces deux hommes étaient bien faits pour combattre à forces égales en champ clos ; il est dommage que cinq siècles les aient empêchés de se mesurer corps à corps. C’est Hildebrand qui avait lancé dans la chrétienté ces assertions énormes que le nom du pape est unique dans le monde, — que l’Église romaine n’a jamais erré ni n’errera jamais ; — que le pape peut déposer les empereurs et que tous les princes doivent lui baiser les piedsp. » Calvin a souvent combattu ces présomptueux mensongesq et il l’avait même déjà fait, en partie du moins. Dans cette occasion, il fit usage de l’écrit d’un cardinal contemporain d’Hildebrand, lequel rapporte, entre autres, que ce pape voulant une fois faire ses enchantements, prit le pain qu’il disait être Dieu et le jeta au feur. Occasion naturelle de s’écrier : Dites maintenant que ce pain est votre Dieu ! » Cette histoire rapportée par un cardinal à la charge d’un pape nous semble apocryphe. Mais il est très vrai, comme on le sait par les rapports que Grégoire VII eut avec Béranger, que ce pontife fameux avait des doutes sur la doctrine de la transsubstantiation et qu’il ne se prononça en sa faveur que quand il s’aperçut que ses ennemis voulaient profiter de ses doutes à cet égard, pour porter atteinte à ses droits hiérarchiques et à sa suprême autorité.
p – « Quod solius papas pedes, omnes principes deosculentur, etc. » (Dictatus Papæ, Ep. II, p. 55.)
q – Institution chrétienne. Liv. IV, ch. 6, 7, 8.
r – Actes de la dispute. Feuillets 238.
Les dix thèses ayant été débattues, Farel monta en chaire le dimanche 8 octobre, après midi, et prononça le discours de clôture. Nous laisserons l’orateur parler son langage quoiqu’il ne soit pas toujours celui de notre siècle, car il est essentiel que la Réformation soit présentée telle qu’elle se présenta elle-même. Farel était frappé de ce que quelques ministres faibles et peu nombreux avaient suffi pendant cette lutte de huit jours pour effrayer la puissante catholicité, et pour la vaincre ; et il se rappelait comment lui-même arrivant seul à Aigle, à Neuchâtel, à Genève, pauvre, faible, méprisable aux yeux de plusieurs, avait vu la papauté chanceler et s’écrouler devant la Parole de Dieu. « Qu’est-ce donc, dit-il, qui vous fait trembler, vous qui êtes en si grand nombre et couvrez toute la terre ? Quoi ! un pauvre prophète se présente, seul contre tant de riches ; il est inconnu et sans amis contre tant de peuples qui ont de puissants alliés ; il ne sait où il doit aller, à qui il doit parler, tandis que vous êtes tous bien logés, vous vous connaissez tous et remplissez d’effroi tout le monde ? De quoi donc avez-vous peur ? Le prophète ne vous frappera pas, car il n’est point armé. Quand, pour d’autres causes, toute une ville et même tout un peuple s’élève contre vous, vous ne craignez rien, et faites même pis qu’à l’ordinaire… D’où vient cette différence ? Un est-il donc plus qu’une multitude ? Voici le fait : Avec ce pauvre prophète, arrive la vérité, la vérité admirable de Dieu, qui est plus puissante que tous les hommes et qui, quand elle rencontre des adversaires, les chasse, les confond, et les met en fuite sans qu’ils aient rien à lui opposers. »
s – Actes de la dispute. Feuillet 237.
Farel ne se borna pas à donner le mot de l’énigme : il voulait avant tout atteindre les consciences et amener les âmes à Jésus-Christ, en les arrachant au pape ; tel fut le grand but de sa longue vie. C’est pourquoi s’adressant au vaste auditoire qui l’écoutait, il s’écria : « Venez donc à Jésus, à Jésus qui a porté nos langueurs, et vous fiez entièrement en lui, pour être sauvés. Délaissez les perverses doctrines que le pape et les siens enseignent, messes, confessions, absolutions, indulgences, pardons viagers. Ne courez plus, çà et là, aux citernes toutes rompues ; ne vous fiez plus à personnages tant impuissants et si cruels ; ne recevez ni le pape, ni Mahomet, ni personne qui prétende vous gouverner par ses ordonnances. Tenez au seul chef, Jésus, qui entrant au grand sanctuaire, a présenté au Père son propre sang, faisant ainsi la paix entre Dieu et nous, en sorte que les chrétiens sont faits immortels. Si vous vous confiez au pape, vous serez tous confondus, quand vous entendrez de la part de Dieu ces paroles : Qui vous a commandé ce que vous avez fait ? Vous avez eu les papes pour vos dieux… Allez, donc et qu’ils vous sauvent s’ils le peuvent. Alors la grande désolation viendra sur vous. C’est grandement s’abuser que de chercher Jésus Christ dans les oublies des prêtres, dans le pain, dans le vin, dans la chair, dans les larmes, épines, clous, bois, os, linceuls, nappes et toutes moqueries que Rome propose, qui mettent bas tout ce qui est de Dieu. C’est ailleurs, c’est dans son Esprit, c’est par la foi qu’il faut chercher le Sauveur. Une Église de Jésus, gouvernée par son époux, ne reçoit pas toutes ces mauvaisetés papales : elle adresse les pauvres pécheurs à Dieu, pour qu’il ouvre leur cœur et qu’ils implorent sa miséricorde.
N’envoyez donc ni vos femmes ni vos filles à tels que vous connaissez bien ; ne mettez pas vos âmes sous la conduite de ceux auxquels vous donneriez à peine à garder vos moutons. Que tous aillent vers Dieu, qu’ils y aillent de cœur, car c’est notre cœur qu’il demande et non notre argent. Chanter une messe ; barbotter des prières et des Ave Maria devant une pièce de bois ; faire tant de voyages deçà et delà ; ce n’est pas ce qu’il veut. Il veut que nous nous attachions entièrement à lui seul ; et il nous sauvera. »
Alors Farel se tournant vers les prêtres fort nombreux qui étaient dans l’assemblée, leur dit : « Cessez donc, pauvres prêtres, qui jusqu’à présent avez été abusés, et avez abusé les autres, cessez d’enseigner que sans vos confessions, pénitences, satisfactions et absolutions faites soit ici soit en l’autre monde, on ne peut aller en paradis. Conduisez vos brebis au pasteur qui a donné sa vie pour elles. L’Église de Jésus ne reçoit rien de tous vos fatras, Dieu ne regarde pas comment vous êtes embéguinés, quelles chemises vous portez sous vos robes, si vos manteaux sont bordés comme il faut et si vous tenez bien dans l’état voulu vos parements et accoutrements de chapelles et d’autels. Placer le salut dans les choses extérieures, c’est renverser la doctrine de Jésus, car le royaume de Dieu est au dedans de nous. »
Farel en terminant entonne le chant de triomphe et montre que la Réformation n’emploie pas les armes de ses adversaires et que sa méthode forme au contraire avec la leur le contraste le plus frappant. Plusieurs, dit-il, ont tâché d’oppugner mes propositions, mais la vérité a été la plus forte. On n’a pourtant point interrogé secrètement les prêtres et les moines, on ne leur a point défendu de parler ; on ne les a menacés ni de la prison, ni de la mort ; les bourreaux ne se sont pas présentés pour résoudre les questions proposées par l’épée ou par le feu. Tous ont été appelés bénignement ; tous ceux qui ont voulu disputer ont été ouïs ; et, même en leurs fréquentes réitérations, on n’a fait déplaisir à personne. Recevez donc la sainte doctrine de Jésus qui vous a été proposée, et que lui-même il vous suffise. Un meilleur, un plus sage, un plus puissant, ne pouvons trouver. Soyons chrétiens ; ne soyons plus papistes.
O prêtres, chanoines et moines, si, dès maintenant, vous n’avez plus tels honneurs dont vous avez joui auparavant, si vous n’êtes pas si bien traités et nourris, ne vous perdez pas pour cela vous et le pauvre peuple. Mieux vaut aller à la vie éternelle avec le pauvre Lazare, qu’avec le mauvais riche en enfer. Laissez donc vos chansons et vos messes, et suivez Jésus. Au lieu de chanter en latin devant le peuple, annoncez-lui le saint Évangile. Quand quelques-uns sont venus, comme des brigands, pour nous tuer, nous n’avons pas demandé vengeance, mais grâce et pardon pour eux. Et maintenant, nous demandons qu’on vous reçoive avec joie et douceur, comme des brebis errantes qui reviennent au bercail.
Et vous, Messeigneurs, dit Farel en s’adressant aux délégués de Berne, puisque Dieu vous a conduits dans la conquête de ce pays et vous a remis ce peuple, comme on remet l’enfant à son père, faites que Dieu soit purement honoré dans les terres qu’il vous a commises. Que Jésus ne vous soit pas de moindre estime que le plus pauvre homme qui soit sur la terre. Que Dieu touche le cœur de, tous les rois et seigneurs, afin que le pauvre peuple vive selon Dieu, sans guerre et dans la paix, que le sang humain ne soit pas répandu, que l’homme qui est fait à l’image de Dieu ne tue pas celui qui est fait aussi à la même image, mais que chacun aime et aide son prochain comme il voudrait qu’on l’aidât lui-même. Et que tous ceux qui ont à souffrir pour la foi en Jésus soient fortifiés et persévèrent jusqu’à la fin, et déclarent les vertus et la puissance de Dieu, tellement que toute la terre l’adoret. »
t – Le discours de Fare dont nous avons donné quelques traits commence au feuillet 235 du msc. de Berne et finit au 301. Ruchat, IV, p. 361.