Synonymes du Nouveau Testament

47.
Χάρις, ἔλεος
Grâce, miséricorde

Χάρις offre, à plus d’un égard, un grand intérêt ; il serait difficile de trouver un mot qui révélât plus clairement, dans son emploi, l’esprit grec lui-même. Mais nous devons nous borner ici à le considérer dans ses relations avec ἔλεος et comme signifiant la faveur divine, la grâce, et voir jusqu’où et sous quels rapports, la χάρις Θεοῦ (Romains 6.14-15 ; 11.6 ; Galates 2.21 ; Hébreux 13.9) diffère de l’ἔλεος (Luc 1.50 ; Éphésiens 2.4 ; 1 Pierre 1.3), la grâce divine, de la miséricorde.

La liberté des manifestations de l’amour de Dieu est le point central de sa χάρις. Quand Aristote définit la χάρις, quoiqu’il ne parle que de celle des hommes, il s’appuie tout entier sur ce fait, que c’est un bienfait conféré sans espoir ou attente de retour et qui n’a d’autre mobile que la libéralité et le cœur généreux du donateur (Rhet. 2.7) : ἔστω δὴ χάρις καθ᾽ ἣν ὁ ἔχων λέγεται χάριν ὑπουργεῖν τῷ δεομένῳ μὴ ἀντὶ τινὸς μηδ᾽ ἵνα τι αὐτῷ τῷ ὑπουργοῦντι ἀλλ᾽ ἵνα ἐκείνῳ τι. Cela étant, nous rencontrons χάρις καὶ δωρεά, Polyb. 1.31, 6 (cf Romains 3.24, δωρεὰν τῇ αὐτοῦ χάριτι) ; Romains 5.15,17 ; 12.3,6 ; 15.15 ; χάρις καὶ εὔνοια, Plato, Leg. 11.931.a ; χάρις opposé à μισθός, Plutarch., Lyc 15. Comparez Romains 11.6, où St. Paul oppose, dans une antithèse des plus tranchantes, χάρις à ἔργα, et montre qu’ils s’excluent mutuellement, car il est de l’essence de tout don découlant de la χάρις de n’être ni gagné ni mérité, comme le déclare si souvent St. Augustin, « Gratia, nisi gratia sit, non est gratia » ; — ou, d’être accordé à celui qui a démérité, comme le fidèle le reconnaîtra sans le moindre embarras.

Mais, tandis que la χάρις se rapporte ainsi aux péchés des hommes, et qu’elle est ce glorieux attribut de Dieu que ces péchés provoquent et qu’elles manifestent ; tandis qu’elle est son libre don en vue du pardon, l’ἔλεος a trait spécialement et directement à la misère, conséquence de ces péchés ; c’est le sentiment délicat de cette misère, sentiment qui se déploie dans l’effort que la perversité continue de l’homme peut seule empêcher ou vaincre, et qui cherche à soulager cette misère et à l’ôter tout à fait. Aussi Bengel dit fort bien : « Gratia tollit culpara, misericordia miseriam ». Mais ici, comme dans d’autres cas, il vaut la peine de considérer l’usage antérieur de ce mot, son emploi avant qu’il fût élevé à ce rang où il désigne la miséricorde de Celui dont la grâce pénètre toutes les œuvres. Aristote (Rhet. 2.8) nous donne la définition d’ἔλεος : ἔστω δὴ ἔλεος λύπη τις ἐπὶ φαινομένῳ κακῷ φθαρτικῷ καὶ λυπηρῷ τοῦ ἀναξίου τυγχάνειν ὃ κἂν αὐτὸς προσδοκήσειεν ἂν παθεῖν ἢ τῶν αὐτοῦ τινά. On s’apercevra d’abord qu’il nous faudra beaucoup modifier cette définition et en retrancher quelque chose, quand nous aurons à parler de l’ἔλεος divin. La douleur ne touche point Dieu, elle ne peut pas toucher Celui en la présence duquel il y a plénitude de joie. Il n’exige point de souffrances injustes (λύπη ὡς ἐπὶ ἀναξίως κακοπαθοῦντι, est la définition stoïcienne d’ἔλεος, Diogène de Laërte, 7.1, 63i) pour le toucher, puisque dans un monde de pécheurs, il n’y « a point de souffrances absolument injustes, et Celui qui est au-dessus de tout ce qu’on appelle hasard et changement ne peut craindre, en voyant la misère, la possibilité de s’y voir lui-même entraîné. Il ne faut pas s’étonner que les Manichéens et autres qui voulaient un Dieu aussi peu semblable à l’homme que possible, se soient récriés contre l’idée de lui attribuer l’ἔλεος et qu’ils s’en soient fait une arme contre cet A. T. dont le Dieu n’avait pas honte de se proclamer Lui-même un Dieu de pitié et de compassion (Psaumes 78.38 ; 86.15 ; et ailleurs). Ils avaient ici l’avantage du mot latin, « misericordia », et ils ne manquèrent pas d’en appeler à l’étymologie, et de demander, si le « miserum cor » pouvait trouver place en Dieu ? Augustin répondit avec raison que ce mot et tous les autres termes employés pour exprimer les affections humaines exigeaient certaines modifications, un dépouillement de toutes les infirmités qui s’attachent aux passions humaines, avant qu’on pût les attribuer au Très Haut, mais que pour tout cela, ces infirmités n’étaient que les accidents de ces affections, celles-ci demeurant immuables dans leur essence. Ainsi De Div. Quæst. 2.2 : « Item de misericordia, si auferas compassionem cum eo, quem miseraris, participatæ miseriæ, ut remaneat tranquilla bonitas subveniendi et a miseria liberandi, insinuatur divinæ misericordiæ qualiscunque cognitio » : cf. De Civ. Dei, 9.5 ; et Suicer, Thes. s. 5. Nous pouvons dire que la χάρις de Dieu, c’est sa libre grâce et son don, manifestés dans le pardon des péchés des hommes, en tant qu’ils sont coupables ; son ἔλεος, en tant qu’ils sont malheureux. La création inférieure peut être, et elle est, l’objet de l’ἔλεος de Dieu, en tant que la malédiction de l’homme a rejailli sur elle (Job 38.41 ; Psaumes 147.9 ; Jonas 4.11 ; Romains 8.20-23), mais l’homme seul est l’objet de sa χάρις ; lui seul en a besoin, lui seul est capable de la recevoir.

i – Ainsi Cicéron (Tuscul. 4.8, 18) : « Misericordia est ægritudo ex miseria alterius injuria laborantis. Nemo enira parricidæ aut proditoris supplicio misericordia commovetur. »

Dans la pensée divine, et dans l’ordre de notre salut tel que Dieu l’a conçu, l’ἔλεος précède la χάρις. Dieu a tant aimé le monde d’un amour de compassion (voilà l’ἔλεος) qu’il a donné son Fils unique (voilà la χάρις), afin que le monde fût sauvé par lui (cf. Éphésiens 2.4 ; Luc 1.78-79). Mais, dans l’ordre de la manifestation des desseins de Dieu à l’endroit du salut, la grâce doit précéder la miséricorde, la χάρις doit rendre possible l’ἔλεος. Il est vrai que les mêmes hommes sont les objets de ces deux faveurs, étant à la fois coupables et malheureux ; cependant la justice de Dieu, qui doit être maintenue tout aussi nécessairement que son amour, exige que la coulpe soit ôtée avant que la misère puisse être soulagée ; ceux qui sont pardonnés peuvent seuls être bénis.

Dieu doit pardonner avant qu’il puisse guérir ; les hommes doivent être justifiés avant qu’ils puissent être sanctifiés : et comme la justice divine en elle-même réclame absolument cela, elle le réclame aussi de la même manière qu’elle s’exprime dans la constitution morale de l’homme, unissant comme elle l’y fait la misère au péché et faisant de celle-là l’inséparable compagne de celui-ci. D’où il suit que dans chacune des salutations apostoliques où ces vocables se présentent, χάρις précède ἔλεος (1 Timothée 1.2 ; 2 Timothée 1.2 ; Tite 1.4 ; 2 Jean 1.3 ; cf. Sagesse 3.9). Cet ordre ne pouvait être renversé.

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