- Existe-t-il une créature totalement spirituelle et absolument incorporelle ?
- À supposer que l'ange soit tel, est-il composé de matière et de forme ?
- Le nombre des anges.
- La distinction des anges entre eux.
- Leur immortalité ou incorruptibilité.
Objections
1. Ce qui est incorporel seulement par rapport à nous et non par rapport à Dieu n'est pas incorporel purement et simplement. Or, selon S. Jean Damascène l'ange « est dit incorporel et immatériel par rapport à nous ; mais, comparé à Dieu, il est corporel et matériel ». L'ange n'est donc pas absolument incorporel.
2. Seul le corps est mobile, d'après Aristote. Or, selon S. Jean Damascène, l'ange est une substance intellectuelle toujours en mouvement. L'ange est donc une substance corporelle.
3. S. Ambroise dit que « toute créature est circonscrite par les limites fixes de sa nature ». Or, être circonscrit est propre aux corps. Toute créature est donc corporelle, y compris les anges puisqu'ils sont créatures de Dieu, selon ces paroles du Psaume (Psaumes 148.2-4) : « Louez le Seigneur, vous tous ses anges... car il a parlé, ils ont été faits ; il a commandé et ils ont été créés. »
En sens contraire, le Psaume (Psaumes 104.4) parle de « celui qui a fait de ses anges des esprits ».
Réponse
Il est nécessaire d'admettre l'existence de créatures incorporelles. En effet, le but principal de Dieu dans la création est le bien, qui n'est autre que l'assimilation à Dieu. Or, un effet n'est parfaitement assimilé à sa cause que s'il l'imite en cela même qui, dans la cause, est son principe ; ainsi le chaud produit le chaud. Dieu produit la créature par son intelligence et sa volonté, nous l'avons expliqué plus haut.La perfection de l'univers exige donc qu'il existe des créatures intellectuelles. Et l'acte d'intellection ne pouvant être l'acte d'un corps ni d'une vertu corporelle, car tout corps est déterminé dans le temps et dans l'espace, nous devons nécessairement affirmer que la perfection de l'univers requiert l'existence de créatures incorporelles. Les philosophes anciens, qui ignoraient la nature de l'intelligence et ne la distinguaient pas du sens, estimaient que rien n'existe en dehors de ce qui peut être saisi par les sens et l'imagination. Et comme l'imagination n'atteint pas le corporel, ils pensaient, au dire d'Aristote, que rien n'existe en dehors du corporel. L'erreur des sadducéens, qui niaient l'existence de l'esprit (Actes 23.8), provenait des mêmes principes. Mais la supériorité de l'intelligence sur les sens fait raisonnablement conclure à l'existence d'êtres incorporels que l'intelligence seule peut appréhender.
Solutions
1. Les substances incorporelles sont intermédiaires entre Dieu et les créatures corporelles. Or, en regard de l'un des extrêmes l'intermédiaire fait figure de l'autre extrême ; ainsi le tiède, comparé au chaud, paraît froid. C'est pour cette raison que S. Jean Damascène dit que, comparés à Dieu, les anges sont matériels et corporels ; ce n'est pas parce qu'ils ont en eux quelque chose de la nature corporelle.
2. Dans ce texte, le mot « mouvement » est pris dans un sens large qui embrasse aussi les actes d'intelligence et de volonté. On peut donc dire que l'ange est une substance toujours en mouvement en tant qu'il est toujours en acte d'intellection, et non pas, comme nous, tantôt en acte et tantôt en puissance. L'objection provient donc d'une équivoque.
3. Être circonscrit par des limites locales est propre aux corps, mais être circonscrit par des limites essentielles est commun à toute créature, tant corporelle que spirituelle. Ce qui fait dire à S. Ambroise que certains êtres, non contenus dans des lieux corporels, n'en sont pas moins circonscrits par leur substance.
Objections
Tout ce qui est contenu dans un genre est composé du genre et d'une différence spécifique qui, en s'ajoutant au genre, constitue l'espèce. Or le genre est pris de la matière, et la différence est prise de la forme, selon les Métaphysiques. Tout ce qui est dans un genre est donc composé de matière et de forme. Si l'ange fait partie du genre substance, il est donc composé de matière et de forme.
2. Là où se trouvent les propriétés de la matière, la matière elle-même se trouve. Ces propriétés sont les facultés de recevoir et d'être sujet : d'où le mot de Boèce : « Une forme simple ne peut être sujet. » Or, l'ange possède les propriétés de la matière ; il est donc composé de matière et de forme.
3. La forme est acte. Ce qui n'est que forme est donc acte pur. Or, l'ange n'est pas acte pur, car c'est là le propre de Dieu seul. L'ange n'est donc pas uniquement forme ; il a une forme reçue dans une matière.
4. La matière est le principe propre qui limite et finit la forme. Une forme qui n'est pas dans une matière est donc infinie. Or, la forme de l'ange n'est pas infinie, puisque toute créature est finie. La forme de l'ange est donc dans une matière.
En sens contraire, Denys écrit que les premières créatures doivent être considérées aussi bien comme immatérielles que comme incorporelles.
Réponse
Certains pensent que les anges sont composés de matière et de forme. Avicebron s'est efforcé de prouver cette opinion dans son livre la Source de la vie. Il part de ce principe que tout ce que l'intelligence distingue doit être également distinct dans la réalité. Or l'intelligence appréhende séparément dans la substance incorporelle ce qui la distingue de la substance corporelle, et ce par quoi elle lui est semblable. Il prétend en conclure que ce qui distingue la substance incorporelle de la substance corporelle, est pour elle comme une forme, et que le sujet de cette forme distinctive, en tant que réalité commune, tient lieu de matière. Et pour cette raison il pose l'existence d'une seule et même matière universelle pour les êtres spirituels et pour les êtres corporels ; cela veut dire que la forme de la substance incorporelle s'imprime dans la matière des êtres spirituels comme la forme de la quantité s'imprime dans la matière des êtres corporels.
Mais on voit immédiatement qu'il ne peut y avoir une seule et même matière pour les êtres corporels et les êtres spirituels. En effet, une forme spirituelle et une forme corporelle ne peuvent être reçues dans la même partie de matière, car alors une seule et même chose serait à la fois corporelle et spirituelle. Il faut donc que la forme corporelle soit reçue dans une partie de la matière, et la forme spirituelle dans une autre. Or on ne peut concevoir que la matière soit divisée en parties sans présupposer en elle la quantité ; si celle-ci est écartée, dit Aristote, la substance demeure indivisible. Si bien que, dans cette hypothèse, la matière des êtres spirituels devrait être sujette à la quantité ; ce qui est impossible. Il ne peut donc y avoir une seule et même matière pour les êtres corporels et les êtres spirituels.
Qui plus est, si l'on considère la substance intellectuelle en elle-même, elle ne peut avoir aucune matière, quelle qu'elle soit. L'opération d'un être est en effet conforme au mode de sa substance. Or, l'acte d'intellection est une opération absolument immatérielle ; il suffit pour le comprendre de se rappeler quel est son objet, puisque c'est l'objet qui donne à un acte son espèce et sa nature. Une chose ne tombe sous l'acte d'intelligence que dans la mesure où elle est dégagée de la matière, car les formes qui sont dans la matière sont des formes individuelles, et l'intelligence ne les appréhende pas en tant que telles. Toute substance intellectuelle est donc absolument immatérielle.
D'autre part, il n'est nullement nécessaire que tout ce que l'intelligence distingue soit aussi distinct dans la réalité, car l'intelligence appréhende les choses non pas selon leur mode propre, mais selon son mode à elle. Si bien que les choses matérielles, qui sont inférieures à notre intelligence, sont dans notre intelligence d'une manière plus simple qu'elles ne sont en elles-mêmes. Au contraire, les substances angéliques lui étant supérieures, notre intelligence ne peut les appréhender selon ce qu'elles sont en elles-mêmes, mais à sa manière, c'est-à-dire à la manière dont elle saisit les choses composées. C'est ainsi également qu'elle appréhende Dieu.
Solutions
1. C'est la différence qui constitue l'espèce. Or, une chose est constituée dans une espèce en tant qu'elle est déterminée à tel degré dans l'échelle des êtres, car les espèces des choses sont comme les nombres qui diffèrent selon qu'on ajoute ou soustrait une unité selon Aristote. Dans les choses matérielles, autre est ce qui détermine à tel degré spécial (la forme), et autre ce qui est déterminé (la matière). Le genre se prend donc d'un autre principe que la différence. Mais, dans les choses immatérielles, le déterminant n'est pas autre que le déterminé ; c'est par lui-même que chaque être spirituel occupe un degré déterminé dans l'échelle des êtres. En lui, genre et différence ne se prennent pas de deux réalités, mais d'une seule. Toute la distinction vient donc de notre façon de les considérer ; en effet, quand nous considérons cette chose d'une manière indéterminée, nous l'envisageons comme partie du genre ; mais quand nous la considérons d'une manière déterminée, nous l'envisageons comme la différence.
2. L'argument cité est apporté par Avicebron dans sa Source de la vie. Il vaudrait si l'intelligence avait le même mode de réception que la matière, mais il n'en est rien. La matière reçoit la forme pour être constituée par elle comme être de telle espèce, air, feu, etc. L'intelligence, elle, ne reçoit pas la forme de cette manière, sans quoi l'opinion d'Empédocle serait vraie : que nous connaissons la terre par la terre et le feu par le feu. Mais la forme intelligible est dans l'intelligence selon la raison même de forme ; c'est ainsi, en effet, que l'intelligence la connaît. Ce mode de réception n'est donc pas celui de la matière, c'est celui de la substance immatérielle.
3. S'il n'y a pas, dans l'ange, composition de matière et de forme, il y a cependant composition d'acte et de puissance. Il suffit pour s'en rendre compte de considérer les choses matérielles où se trouvent les deux compositions. La première est celle de la forme et de la matière qui constituent une nature. Mais une nature, ainsi composée, n'est pas son être ; l'être est son acte. Par conséquent, même là où il n'y a pas de matière, où la forme subsiste indépendamment d'une matière, la forme est encore vis-à-vis de son être en rapport de puissance à acte. Et c'est une telle composition que l'on doit admettre pour les anges. Voilà ce que veulent exprimer ceux qui, empruntant les termes de Boèce, disent que l'ange est composé de « ce par quoi il est » et de « ce qu'il est », ou de l'être et de ce qui existe : car, « ce qu'il est », c'est la forme subsistante elle-même ; et l'être, c'est ce par quoi la substance existe, comme la course est ce par quoi court celui qui court. En Dieu, nous l'avons prouvé, l'être et ce qu'il est ne sont pas autres ; lui seul est donc acte pur.
4. Toute créature est finie, absolument parlant, parce que son être n'est pas purement et simplement subsistant ; il est limité à la nature qu'elle affecte. Mais rien n'empêche qu'une créature soit infinie sous un certain rapport. Ainsi, les créatures matérielles sont infinies du côté de la matière, et finies du côté de la forme, limitée par la matière où elle est reçue. Au contraire, les substances immatérielles créées sont finies quant à leur existence, mais infinies en tant que leurs formes ne sont pas reçues dans un autre. Ainsi, si la blancheur existait séparément, nous dirions qu'elle est infinie en tant que blancheur, n'étant pas contractée par un sujet ; pourtant son être serait fini, puisqu'il serait déterminé par une nature spéciale. Aussi est-il dit dans le Livre des Causes que l'intelligence est finie par en haut, parce qu'elle reçoit l'être d'un principe qui lui est supérieur, et infinie par en bas, parce qu'elle n'est pas reçue dans une matière.
Objections
1. Le nombre est une espèce de la quantité, et une conséquence de la division du continu. Cela ne peut se réaliser pour les anges, qui sont incorporels. Les anges ne peuvent donc pas être en grand nombre.
2. Plus une chose est proche de l'unité, moins elle est multiple ; le cas des nombres le montre bien. Or la nature angélique est, de toutes les natures créées, la plus proche de Dieu. Il semble donc, Dieu étant souverainement un, que c'est dans la nature angélique que se trouve la moins grande multitude.
3. L'effet propre des substances séparées semble être de mouvoir les corps célestes. Or les mouvements des corps célestes se réduisent à un petit nombre déterminé, que nous pouvons connaître. Les anges ne sont pas en plus grand nombre que les mouvements des corps célestes.
4. Denys écrit que « ce sont les rayons de la divine bonté qui font subsister toutes les substances intelligibles et intellectuelles ». Or le rayon ne se multiplie qu'en raison de la diversité des sujets qui le reçoivent. Mais on ne peut dire que la matière reçoive le rayon intelligible, puisque les substances intellectuelles sont immatérielles. Leur multiplicité semble donc être fonction des premiers corps, les corps célestes, auxquels la propagation des rayons divins doit, de quelque manière, se terminer. Et ainsi on aboutit à la même conclusion que dans l'argument précédent.
En sens contraire, il est écrit au livre de Daniel (Daniel 7.10) : « Mille milliers le servaient, et une myriade de myriades se tenaient debout devant lui. »
Réponse
La question qui nous occupe a été résolue de différentes façons.
Pour Platon, les substances séparées sont les espèces des choses sensibles en sorte que, d'après lui, il faudrait dire que la nature humaine comme telle est séparée. À s'en tenir à cette opinion, il y a autant de substances séparées que d'espèces sensibles.
Aristote réprouve cette position parce que la matière fait partie de l'essence des espèces sensibles. Les substances séparées ne peuvent donc pas être les exemplaires de ces espèces sensibles ; au contraire elles ont des natures plus élevées. Et cependant, Aristote pense que ces natures plus parfaites sont en relation avec ces choses sensibles, en tant qu'elles en sont les moteurs et les causes finales ; ce qui l'a conduit à fixer pour les substances séparées un nombre égal à celui des premiers mouvements.
Mais, comme cela semblait contraire aux enseignements de la Sainte Écriture, le juif Rabbi Moïse voulut concilier Aristote et l'Écriture. Aussi écrit-il dans son Guide des Égarés que si par ange, on désigne les substances immatérielles, ils sont aussi nombreux que les mouvements des corps célestes, suivant l'opinion d'Aristote. Mais pour sauvegarder l'Écriture, il ajoute que celle-ci appelle également anges les hommes qui annoncent les choses divines, et les forces des êtres naturels qui manifestent la toute-puissance de Dieu. Mais ce n'est pas l'usage des Écritures d'appeler anges les forces des êtres irrationnels.
Il faut donc dire que la multitude des anges, même en tant qu'ils sont des substances immatérielles, surpasse de beaucoup toute multitude matérielle. C'est ce que dit Denys : « Les armées bienheureuses des esprits célestes sont nombreuses, dépassant la limite faible et restreinte de nos nombres matériels. » En effet, Dieu ayant dans la création comme but principal la perfection de l'univers, plus des êtres sont parfaits, plus Dieu les a créés en abondance. Car, de même que dans le monde des corps, la surabondance se prend de la grandeur, dans les êtres incorporels elle se prend de la multitude. Or les corps incorruptibles, qui sont les plus parfaits parmi les corps, dépassent en grandeur, presque sans comparaison, les corps corruptibles ; car toute la sphère où se trouvent l'action et la passion est peu de chose en regard des corps célestes. Il est donc raisonnable d'affirmer que la multitude des substances immatérielles dépasse tellement celle des substances matérielles qu'il est presque impossible de les comparer.
Solutions
1. Dans les anges, le nombre, qui est une quantité discrète, n'est pas conséquence de la division du continu. Il résulte de la distinction des formes, en tant que la multitude est un transcendantal, comme on l'a dit précédemment.
2. La proximité de la nature angélique par rapport à Dieu ne la réduit pas à un petit rapport d'individus, mais entraîne seulement le minimum de multiplicité dans sa composition.
3. Ce raisonnement est celui d'Aristote. Sa conclusion serait nécessaire si les substances séparées étaient créées en vue des substances corporelles. Car, dans cette hypothèse, les substances immatérielles n'auraient aucune raison d'être, à moins qu'elles ne soient causes d'un mouvement quelconque dans les choses corporelles. Or, il est faux que les substances immatérielles soient ordonnées aux substances corporelles, puisque la fin doit être plus noble que ce qui lui est ordonné. Aussi Aristote dit-il lui-même que ce raisonnement n'a pas de valeur nécessaire, mais simplement probable. Il est cependant obligé de le tenir, du fait que nous ne pouvons parvenir à la connaissance des êtres intelligibles que par les sensibles.
4. Ce raisonnement a valeur probante pour ceux qui pensent que la matière est cause de la distinction des choses ; mais nous avons déjà réfuté cette opinion. La cause de la multiplicité des anges n'est donc ni la matière, ni les corps, mais la sagesse divine qui a établi les divers ordres des substances immatérielles.
Objections
1. La différence étant plus noble que le genre, les choses qui se ressemblent selon ce qu'il y a de plus noble en elles sont semblables dans leur différence constitutive ultime, et par conséquent sont de la même espèce. Or les anges se ressemblent tous par ce qu'il y a de plus noble en eux, par l'intellectualité. Ils rentrent donc tous dans une seule et même espèce.
2. Le plus et le moins ne diversifient pas l'espèce. Or, les anges ne semblent différer entre eux que selon le plus et le moins, en tant que l'un est plus simple et intellectuellement plus perspicace que l'autre. Les anges ne diffèrent donc pas d'espèce.
3. L'âme s'oppose à l'ange comme les termes d'un même genre. Or, toutes les âmes sont de la même espèce. Les anges aussi par conséquent.
4. Plus un être est parfait en matière, plus il doit être multiplié : ce qui ne se réaliserait pas s'il n'y avait qu'un individu par espèce. Il y a donc plusieurs anges dans chaque espèce.
En sens contraire, entre les choses qui sont de la même espèce il n'y a, au dire d'Aristote, ni antériorité ni postériorité. Or, Denys enseigne qu'un même ordre d'anges comprend des premiers, des intermédiaires et des derniers. Les anges ne sont donc pas tous de la même espèce.
Réponse
Pour certains, toutes les substances spirituelles, y compris les âmes, sont de la même espèce. Pour d'autres, les anges sont bien de la même espèce, mais non pas les âmes. Pour d'autres enfin, seuls les anges d'une même hiérarchie, ou d'un même ordre, rentrent dans la même espèce. Tout cela est impossible. Les choses qui, ayant la même espèce, diffèrent numériquement, sont semblables formellement mais se distinguent matériellement. Or les anges, on l'a dit, ne sont pas composés de matière et de forme ; il ne peut donc y avoir deux anges de la même espèce. De même, si la blancheur ou l'humanité étaient séparées de la matière, on ne pourrait dire qu'il y en a plusieurs, puisqu'elles ne sont multipliées qu'en raison de leurs sujets. Et quand bien même ils auraient une matière, les anges ne pourraient pas être plusieurs dans une même espèce. Car, dans cette hypothèse, le principe de leur distinction serait la matière, non pas en tant que divisée par la quantité, puisqu'ils sont incorporels, mais en raison d'une diversité qui comporte non seulement changement d'espèce mais de genre.
Solutions
1. La différence est plus noble que le genre, comme le déterminé est plus noble que l'indéterminé, ou le propre que le commun, et non pas comme constituant une nature différente de celle du genre. Autrement, ou bien les animaux privés de raison seraient tous de même espèce ; ou bien il y aurait en eux une autre forme plus parfaite que l'âme sensible. C'est donc selon les divers degrés déterminés de la nature sensible que les animaux non raisonnables diffèrent spécifiquement. De même chez les anges la différence spécifique se prend des différents degrés de la nature intellectuelle.
2. Le plus et le moins n'entraînent pas un changement d'espèce s'ils résultent de l'intensification ou du relâchement d'une même forme, mais seulement s'ils ont leur principe dans des formes d'inégal degré ; ainsi disons-nous que le feu est plus parfait que l'air. C'est de cette seconde manière qu'il y a entre les anges du plus ou du moins.
3. Le bien de l'espèce l'emporte sur le bien de l'individu. La multiplication des espèces est donc, chez les anges, bien meilleure que la multiplication des individus dans une même espèce.
4. Comme nous l'avons dit plus haut, l'agent se propose la multiplication des espèces, et non la multiplication numérique qui peut s'étendre à l'infini. La perfection de la nature angélique exige donc la multiplication des espèces, non la multiplication des individus dans une même espèce.
Objections
1. Il semble bien que les anges ne sont pas incorruptibles. Car, selon le Damascène, « l'ange est une substance intellectuelle qui reçoit l'immortalité par grâce et non par nature. »
2. Platon fait dire au Démiurge : « Ô dieux des dieux dont je suis l'auteur et le père, vous êtes mon œuvre, vous êtes dissolubles par nature, mais je vous rends indissolubles par ma volonté. » Or qu'est-ce que ces dieux, sinon les anges ? Les anges sont donc corruptibles par nature.
3. Nous lisons dans S. Grégoire : « Tous les êtres rentreraient dans le néant, si la main du Tout-puissant ne les conservait dans l'existence. » Ce qui peut être réduit à néant est corruptible. Les anges sont donc corruptibles par nature, puisqu'ils ont été créés par Dieu.
En sens contraire, Denys affirme : « Les substances intellectuelles ont une vie indéfectible, car elles sont exemptes de toute corruption, de la mort, de la matière et de la génération. »
Réponse
Il est nécessaire d'affirmer que les anges sont incorruptibles par nature. En effet, une chose est corrompue uniquement parce que sa forme est séparée de la matière.L'ange étant une pure forme subsistante, comme nous l'avons montré, sa substance ne peut donc être corruptible. Car une chose qui convient à un être en raison de lui-même, ne peut jamais être séparée ; mais elle peut être séparée de l'être auquel elle convient en raison d'un autre, si cet autre fait défaut lui-même. Le cercle ne peut perdre sa rotondité, puisqu'elle lui convient par lui-même essentiellement ; mais un cercle d'airain peut cesser d'être rond, puisque la forme ronde n'est pas essentielle à l'airain. Or l'être convient à la forme en raison d'elle-même, car une chose est être en acte par là même qu'elle a une forme. Le composé de matière et de forme cesse donc d'exister dès que la forme est séparée de la matière. Mais, si la forme subsiste par elle-même, comme chez les anges, nous l'avons dit, elle ne peut perdre l'être. C'est donc en raison de son immatérialité que l'ange est incorruptible par nature.
On trouve un signe de cette incorruptibilité dans l'opération intellectuelle : un être opère sous le rapport où il est en acte ; son opération manifeste donc le mode de son être. Or, c'est l'objet qui donne à l'opération son espèce et son essence intelligible. L'objet intelligible, lui, échappe au temps ; il est donc éternel. Par conséquent, toute substance intellectuelle est incorruptible par nature.
Solutions
1. S. Jean Damascène parle dans ce texte de l'immortalité parfaite qui inclut l'immutabilité complète, car, selon le mot de S. Augustin, « tout changement est une certaine mort ». Or, nous le prouverons plus loin, l'ange n'acquiert la parfaite immutabilité que par la grâce.
2. Par les « dieux », Platon désigne les corps célestes. Et comme il croyait que ces corps sont composés des éléments, il les disait corruptibles par nature, mais redevables à la volonté divine d'être conservés dans l'être.
3. Il y a des êtres nécessaires dont la nécessité a une cause. Il n'est donc pas contradictoire que l'être d'une chose nécessaire et incorruptible dépende d'une autre comme de sa cause. Lorsque S. Grégoire dit que tous les êtres, même les anges, retomberaient dans le néant si Dieu ne les soutenait dans l'être, il ne veut donc pas dire que les anges renferment un principe de corruption, mais que leur être dépend de Dieu comme de sa cause. Une chose est dite corruptible, non point parce que Dieu peut la réduire à néant en lui retirant son action conservatrice, mais parce qu'elle renferme en elle-même un principe de corruption, ou une contrariété, ou au moins la puissance de la matière.
Il faut maintenant considérer les rapports des anges avec les réalités corporelles : 1. Avec les corps (Q. 51). 2. Avec les lieux (Q. 52). 3. Avec le mouvement local (Q. 53).