« Dans le cours ordinaire de la vie et dans les leçons de littérature, a écrit M. de Rougemont, on parle souvent de l’inspiration du poète et de l’orateur, de leur verve. La verve est une ferveur, un bouillonnement de l’âme, a hot of imagination, qui vous saisit soit à l’improviste, soit après de longues méditations, lorsque de grandes et belles idées ou de nobles et généreux sentiments vous montent au cœur. D’où montent-ils ? Des dernières profondeurs de votre âme où sont renfermés vos plus précieux trésors, et qui ne s’entr’ouvrent que de loin en loin pendant les meilleures années de votre vie. Mais pourquoi ces abîmes, d’ordinaire immobiles et silencieux comme la mort, se mettent-ils ainsi à s’ébranler et à parler ? Pourquoi les sources de l’inspiration, dont on ignorait l’existence, jaillissent-elles jusqu’à la surface de notre âme pour s’épancher de là sur le monde ? Qui le dira ?… Pour les Grecs, la verve était de l’enthousiasme ; elle indiquait la présence d’un dieu dans l’âme. »
Et cette opinion des Grecs était vraie en ceci que toute inspiration humaine atteste l’origine divine de l’homme, la similitude de l’homme avec Dieu. Dans toute inspiration purement humaine, il y a un élément qui tient la place de la révélation divine : c’est le fait ou le verbe supérieur à l’homme qui devient en lui la cause permanente ou subite de l’ébranlement ; et il y a la présence en l’homme du génie s’emparant de cette cause externe pour en faire sa chose et produire par son moyen de nouvelles paroles ou de nouveaux faits.
Toute inspiration, qu’elle soit de l’ordre religieux ou de l’ordre purement esthétique, renferme elle-même deux éléments ou degrés qui se conditionnent l’un l’autre, dont l’un est celui de la réceptivité, et l’autre, qui constitue le fait même de l’inspiration, celui de la productivité.
Nous disons que le premier degré est la condition préalable de la réalisation du second ; c’est-à-dire que l’intelligence lucide et aussi complète que possible de l’objet, est nécessaire pour que l’esprit soit capable de lui faire produire de nouvelles pensées et de nouvelles paroles ; et, d’un autre côté, cette intelligence n’est pas donnée avec l’apparition externe de l’objet lui-même.
Pas plus, en effet, la manifestation éclatante de la puissance et de la bonté divines dans les œuvres de la nature n’a suffi pour faire percevoir cette puissance et cette bonté au cœur et à l’intelligence de tous les hommes, pas plus les révélations successives et surnaturelles, tant actuelles que verbales, de l’œuvre du salut dans l’humanité ne suffisaient pour convertir, régénérer et éclairer tous les hommes, non pas même ceux qui avaient été les témoins et en partie les acteurs de ce grand événement. Dans le domaine historique, comme nous l’avons vu précédemment dans le domaine naturel, la φανέρωσις doit succéder à l’ἀποκάλυψις à la manifestation extérieure et phénoménale qui peut ne causer encore qu’une vision ou perception physique, ὅραμα, doit tout d’abord répondre, nous l’avons dit, l’aperception, l’appropriation intérieure par le νοῦς, le νόημα. En vain Dieu agit ; en vain même il parle ; si le cœur de l’homme reste fermé, son entendement, νοῦς, obscurci, son sens moral oblitéré, l’homme a ouï de ses oreilles, et n’a pas entendu ; il a vu de ses yeux et n’a ni reconnu ni discerné (Ésaïe 6.9-10).
Mais que le sens intime s’éveille, s’ouvre aux choses spirituelles, aussitôt l’homme aperçoit, discerne et reconnaît le vrai, le bon, l’invisible, le divin, et peut-être déjà, il le désire, il l’aime. C’est le premier degré désigné tout à l’heure, le plus élémentaire, le plus indispensable aussi. Mais tout en approuvant le divin, il ne le possède pas encore ; et ne le possédant pas encore en lui-même, il n’est pas non plus capable de le reproduire et de le communiquer sous une forme vivante et personnelle, à autrui. Peut-être même va-t-il s’élever un conflit au-dedans de lui entre cette vérité nouvellement reconnue et l’impuissance persistante ou les penchants toujours vivaces de son ancienne nature (Romains 7.22-23).
C’est qu’à lui seul, le νοῦς, l’entendement est infécond, ἄκαρπος 1 Corinthiens 14.14 ; aperceptif, mais non actif ni reproductif, à l’égard de l’objet surnaturel. Il y a jusqu’ici intuition, mais non communication du divin au sujet ; appropriation intellectuelle, mais non encore possession morale ; réceptivité et non encore productivité, capacité de création ; intussusception, mais non encore exaltation ; φανέρωσις, mais non encore ἔμπνευσις.
C’est alors seulement que la révélation, actuelle ou verbale, cesse d’être pur et simple objet d’intuition ou d’aperception, donnée intellectuelle inerte, pour devenir chez lui puissance et vie, principe d’impulsion créatrice, dont l’effet est non seulement la répétition intelligente et animée de la donnée première, mais la déduction de tous les éléments, la fécondation de tous les germes qui y étaient enclos ; l’évocation sympathique, au contact et sous l’excitation de cette donnée première, de nouvelles séries d’actes et de pensées.
C’est lorsque le souffle supérieur que, dans le domaine qui nous occupe, nous appelons πνεῦμα θεῖον, a pris possession du πνεῦμα ἀνθρώπινον, ou plutôt que l’esprit de l’homme a pris possession de l’esprit divin, que se produit le fait qui est le sujet de ce chapitre.
Il ne faut donc pas s’attendre à rencontrer nulle part, et pas plus dans le domaine religieux que dans les domaines esthétique et scientifique, les facteurs révélateurs et les produits de l’inspiration juxtaposés les uns aux autres ; il ne faut pas nous demander de trancher mécaniquement, pas plus dans l’Ecriture que dans tout autre produit du génie de l’homme, entre la cause supérieure et l’effet de l’élaboration personnelle ; de marquer du bout de l’ongle l’endroit où l’une cesse et où l’autre commence.
« Les révélations, écrit M. Godet dans son dernier article précité, où il traite la question des rapports de l’inspiration à la révélation, nous ne les trouvons pas dans le texte des écrits apostoliques sous la forme de pièces diplomatiques formant un dossier particulier. La révélation « du plan éternel de Dieu », comme dit saint Paul, avait pénétré le cœur, l’intelligence, la vie tout entière des apôtres, de même qu’un fait nouveau et important qui nous est communiqué par un autre homme, imprime à notre pensée et à notre activité une nouvelle direction et assigne à notre vie tout entière un nouveau but. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
On doit plutôt comparer les éléments dus positivement à une révélation et appartenant au plan divin du salut, à ces roches éruptives qui forment le fond de la croûte du globe, et les développements et applications donnés par les auteurs sacrés, aux couches sédimentaires qui se sont déposées sur les roches ignées primitivese. »
e – Chrétien évangélique, 1891, no de septembre. Explications en réponse aux questions d’un « laïque curieux ». pages 388 et 391.
Pour nous renfermer tout de suite dans le domaine religieux et spécialement dans le domaine chrétien, et faisant abstraction, pour le moment, de toutes manifestations de l’inspiration dans les domaines intellectuel ou esthétique, plusieurs exemples nous attestent la réalité du fait dans le milieu où sont apparues les révélations divines.
Dans l’Evangile déjà, Jésus félicite Pierre, après la belle confession qu’il avait faite de sa messianité et de sa divinité, d’avoir reçu cette révélation non pas de la chair et du sang, c’est-à-dire des analogies de faits et d’idées créées par le cours de la vie terrestre, mais du Père et du ciel, Matthieu 16.17.
Il y eût donc eu une manière de proclamer Jésus le Christ et le Fils de Dieu, et une manière aussi de le reconnaître comme tel, qui n’eût été que le produit naturel d’un travail de pensée.
Jésus mentionne également des communications surnaturelles et immédiates de vérités divines faites à toute cette fraction de l’humanité qu’il appelle les simples et les enfants, et refusées à ceux qu’il appelle les sages et les intelligents, Luc 10.21. Il y a révélation chez les uns, occultation chez les autres, et précisément chez ceux qui devaient sembler de prime abord le mieux placés pour être éclairés et instruits.
L’agent de cette communication surnaturelle faite à certains hommes, et de pensées divines et même de la forme exprimant ces pensées, est nommé par J.-C. dans les promesses qu’il fait à ses disciples, non seulement dans saint Jean, mais même dans les synoptiques, d’une illumination supérieure survenant en eux au moment nécessaire :οὐ γὰρ ὑμεῖς ἐστὲ οἱ λαλοῦντες, ἀλλὰ τὸ πνεῦμα τοῦ πατρὸς ὑμῶν τὸ λαλοῦν ἐν ὑμῖν, Matthieu 10.20. Les deux derniers mots ἐν ὑμῖν. nous enseignent qu’il y aura dans ces moments suprêmes, dont tout chrétien et en particulier tout fidèle ministre de la parole retrouvera des analogues dans ses propres souvenirs, exaltation et non suppression de l’individualité. Comp. Jean 14.20,27 ; 15.26-27 (rem. dans ce dernier verset ὑμεῖς opposé à πνεῦμα, v. 26.)
C’est sous la plume de Paul, où nous rencontrons à diverses reprises mentionnées les révélations qu’il avait reçues et l’appropriation de ces révélations en lui-même et par lui-même, qu’il est le plus utile d’étudier cet ordre de faits. Or les révélations dont Paul s’est déclaré à diverses reprises un des organes, portaient soit sur la donnée générale de l’Evangile (Romains 16.25-26 ; Galates 1.11-12 ; Éphésiens 3.5), soit sur des points de doctrine particuliers renfermés dans cette donnée générale (2 Corinthiens 12.7 ; comp. 1 Corinthiens 15.51), soit même sur des questions et des intérêts qui lui étaient personnels (Galates 2.2) ; et à ces révélations externes et surnaturelles, répondait chez lui une faculté supérieure et unique aussi d’élaboration et d’appropriation intellectuelle et morale, Éphésiens 3.4 ; 1 Corinthiens 2.16.
Le passage le plus caractéristique et que l’on pourrait appeler classique sur ce fait mystérieux de l’inspiration chrétienne, et d’autant plus instructif qu’il nous en donne l’analyse faite par l’homme chez lequel cet effet s’est certainement produit avec le plus d’intensité, est 1 Corinthiens 2.9-15.
Les v. 9-11 traitent des éléments objectifs de l’inspiration, savoir la donnée révélée présentée aux organes de l’homme : ἃ ὀφθαλμὸς οὐκ εἶδεν, καὶ οὖς οὐκ ἤκουσεν (v. 9), et l’agent de la communication qui va se faire : διὰ τοῦ πνεύματος αὐτοῦ (v 10). Ce rôle révélateur de l’Esprit de Dieu en l’homme est précédé d’une sorte d’enquête faite dans le sein de Dieu sur les mystères divins (v. 11). Puis s’opère le contact de l’esprit de l’homme avec l’Esprit de Dieu, dont le double résultat est la connaissance intime communiquée à l’homme des faits rédempteurs : ἵνα εἰδῶμεν τὰ ὑπὸ τοῦ θεοῦ χαρισθέντα ἡμῖν (1 Corinthiens 2.12), et la faculté de les rendre en paroles adaptées à leur objet : Ἃ καὶ λαλοῦμεν, οὐκ ἐν διδακτοῖς ἀνθρωπίνης σοφίας λόγοις, ἀλλ’ ἐν διδακτοῖς πνεύματος ἁγίου, πνευματικοῖς πνευματικὰ συγκρίνοντες. ; (v. 13).
Sans ce contact immédiat et personnel de la donnée révélée avec l’esprit de l’homme par l’organe du πνεῦμα divin, sans cette prise de possession mutuelle de l’Esprit de Dieu et de l’esprit de l’homme, la vérité, même révélée dans l’espace et dans le temps, reste devant l’homme et au-dessus de l’homme ; et non seulement l’homme ψυχικὸς ne saurait recevoir les vérités spirituelles, non seulement il les ignore, mais il les méprise : μωρία γὰρ αὐτῷ ἐστιν (v. 14).
Or nous disons sur la foi de l’apôtre que cette inspiration supérieure, surnaturelle et divine est nécessaire encore aujourd’hui à tout homme pour qu’il puisse non seulement percevoir, mais recevoir dans son intelligence en même temps que dans son cœur la vérité qui sauve, l’exprimer en paroles et la communiquer à d’autres, et que la séparation, faite par l’apôtre, de l’humanité en pneumatiques et en psychiques subsiste jusqu’à cette heure.