Il y a un savoir de conscience, universel et identique chez tous les hommes et à toutes les époques ; d’un autre côté les consciences individuelles rendent des verdicts absolument divergents dans les cas concrets ; et les actes individuels issus de ces divergences d’opinion, toutes également consciencieuses, non seulement ne se ressemblent point les uns aux autres, mais se combattent mutuellement et sont incompatibles les uns avec les autres. On en a tiré la conclusion, déjà condamnée d’ailleurs par nos précédentes considérations, que la conscience n’est pas une donnée innée, mais un résultat.a
a – Voir Isnard, Spiritualisme et matérialisme, p. 42.
L’erreur qui fait le fond de cette manière de voir est une confusion de langage entre la conscience, au sens rigoureux du mot, qui est le témoignage fondamental de l’ordre moral et qui donne la prémisse initiale de toute opinion et de toute activité morale, et le jugement moral, qui est le résultat de la mise en œuvre de cette prémisse par l’intelligence et la volonté du sujet, et qui tire la conclusion du motif moral que l’individu s’est formé à lui-même.
En effet, les actes individuels, que l’expérience nous montre conformes au témoignage de la conscience, ne peuvent procéder directement de l’élément universel et identique du savoir moral, puisque ces actes sont infiniment divers et divergents ; et d’un autre côté il n’est pas admissible que cet élément n’y ait aucune part, puisqu’ils sont appréciés au point de vue moral par le sujet. Il ne reste donc plus qu’à admettre que ces actes sont issus de jugements moraux dont l’élément universel et identique du savoir de conscience ne formait qu’une des prémisses, dont les motifs individuels du sujet ont formé l’autre, et dont la volonté du sujet a tiré la conclusion, conclusion que cette même volonté pourra du reste mettre ou non à exécution. Car le jugement moral, formé chez le sujet par le concours de son intelligence et de sa volonté, peut toujours demeurer à l’état d’opinion, sans se réaliser dans le fait, en sorte que la formation de l’opinion est un premier acte, et la réalisation de cette opinion dans le fait en est un second. Nous disons donc que, comme le savoir pur et simple, qui se trouve en moi, est immobile et constant de sa nature et ne dépend de ma volonté qu’à son origine, mais non point dans sa durée, les motifs des actions humaines, qui varient au contraire d’un individu à l’autre et d’un moment à l’autre chez le même individu, se révèlent par là même comme les applications concrètes et particulières du savoir par la volonté ; c’est la volonté individuelle qui s’empare des données du savoir pour les interpréter à son gré ; elle se crée à elle-même des motifs, des principes directeurs de son activité ; ces motifs seront à la fois son œuvre à elle et les initiateurs de ses œuvres futures. Les jugements moraux sont donc les conclusions des motifs que l’individu s’est formés en matière morale, et qu’il attribue par abus à la conscience elle-même, tandis qu’ils ne sont que les résultats des combinaisons du témoignage de la conscience et des opinions ou des volitions individuelles.
Ici en effet nous entrons dans un des domaines les plus mystérieux du monde moral ; nous abordons une des questions les plus délicates à traiter dans la science, et qui donnent lieu dans la pratique de la vie aux débats les plus nombreux et les plus pénibles ; c’est celle des conflits entre les différentes consciences individuelles dans le prononcé des jugements moraux. A la question si souvent posée : La conscience peut-elle errer ? La conscience est-elle faillible ? nous répondons : Oui et non. Non, si le mot conscience est pris dans le sens strict et littéral où nous l’avons pris dans le chapitre précédent ; elle ne pourrait errer qu’en se détruisant elle-même, en cessant de proclamer la vérité fondamentale de l’ordre moral, l’opposition du bien et du mal. Sur ce principe, la conscience humaine n’erre pas, à moins que toutes les consciences n’errent, puisqu’elles sont toutes d’accord, à moins que l’humanité tout entière ne vive sur une base caduque, ne se repaisse depuis des siècles d’une gigantesque illusion. La conscience n’erre pas non plus lorsqu’elle reconnaît le bien absolu ou le mal absolu ; elle n’a pas erré en présence de Jésus-Christ, l’incarnation du bien absolu ; elle n’errait pas même chez ses ennemis, qui, tout en détestant en lui le Saint et le Juste, étaient cependant contraints de lui rendre hommage par cette haine même et pour leur propre condamnation ; c’est ce schisme entre le témoignage intérieur de la conscience et les résolutions du sujet que Jésus-Christ appelle le péché contre le Saint-Esprit.
Jusque-là la conscience est infaillible ; c’est jusque-là aussi que s’étend la conscience.
S’agit-il au contraire d’appliquer cette donnée fondamentale de l’opposition du bien et du mal dans le cas concret qui est presque toujours ici-bas un composé de bien relatif et de mal relatif, de réalités et d’apparences bonnes ou mauvaises, c’est ici que les divergences commencent ; mais c’est ici aussi que commence le domaine de ce que nous appelons le jugement moral, qui n’est plus la donnée pure et simple du savoir de conscience, mais le résultat d’une application de ce savoir par l’intelligence et la volonté du sujet ; et c’est à ce jugement moral ainsi formé que doivent être rapportées les épithètes de fausse, égarée, étroite, que l’on joint ordinairement au terme même de conscience.
« Ce qu’il y a de faux ou de litigieux dans le jugement moral, dit Beck, n’est pas directement imputable à la conscience, mais à l’activité intellectuelle, qui, contrairement au témoignage intérieur rendu au droit de Dieu et de la vérité, s’égare dans la vanité (Romains 1.21 ; comp. Romains 1.19, 25, 32). ou qui, par défaut d’une élaboration suffisante, interprète sans justesse les cas concrets. La conscience ne traduit pas la loi de Dieu en commandements isolés, comme faisait la loi des Juifs ; la conscience provoque seulement, et cela de concert avec le νοῦς, une activité de l’intelligence qui apprécie et juge le bien et le mal dans chaque cas particulierb. »
b – Biblische Seelenlehre, p. 74.
Beck va jusqu’à affirmer que jamais l’Ecriture ne parle d’une conscience égarée ou incertaine ; que l’erreur prétendue de la conscience est une erreur du jugement moral.
Nous ne saurions souscrire à cette opinion : nous sommes obligés d’accorder au contraire que la terminologie scripturaire s’accorde avec la terminologie vulgaire, et que les attributs propres au jugement moral y sont rapportés, comme dans le langage ordinaire, à la conscience elle-même ; ainsi par exemple 1 Corinthiens 8.12, où la conscience du chrétien faible (v. 10) est elle-même qualifiée de faible ; Hébreux 10.22, où le qualificatif de mauvaise, rapporté directement à la conscience, devrait être attribué plus exactement à l’état du sujet lui-même ; il en est de même Tite 1.15, où la conscience est dite souillée. Nous faisons la même confusion quand nous parlons de conscience cautérisée, expression qui ne traduit pas d’ailleurs l’original 1 Timothée 4.2, où la qualité est rapportée au sujet, plutôt qu’à la conscience elle-même. Quoi qu’il en soit, cette extension du sens du mot conscience ne saurait avoir de valeur dogmatique, ni infirmer notre thèse que la conscience au sens propre plane au-dessus des doutes et des indécisions que peut susciter la connaissance et l’appréciation du cas concret.
La distinction du fait immédiat de conscience et des jugements moraux étant admise, trois points restent à discuter :
- Des diversités du fait de conscience dans la nature humaine ;
- De la part de l’individualité dans la formation des jugements moraux ;
- De l’autorité des jugements moraux pour le sujet.
La division la plus extérieure des faits de conscience est celle que nous pourrions appeler chronologique, celle qui distingue la conscience en antecedens, concomitans et subsequens, suivant que l’appréciation du fait concret dont il s’agit a lieu avant, pendant ou après l’action.
Ces désignations correspondent à celles également connues et usuelles de conscience législative et de conscience judiciaire ; la première, qui commande et qui défend, correspond naturellement à la conscientia antecedens ; la seconde, qui juge, c’est-à-dire qui absout ou condamne, correspond à la conscientia concomitans et subsequens.
Le jugement de la conscience n’est donc pas nécessairement négatif, prohibitif ou comminatoire, comme on le pense généralement ; il peut être positif, affirma-tif et normatif. Un exemple de ce dernier cas nous est fourni Romains 13.5, où le motif de conscience est opposé au motif de la crainte. Ce passage nous donne en même temps un exemple de la conscientia antecedens, et Romains 2.15, de la conscientia concomitans, décrite au moment même du débat intérieur d’où résultera le jugement moral ; dans 1 Corinthiens 8.12, nous avons l’exemple de la conscientia subsequens sous sa forme improbative, et dans Actes 23.1 ; 24.16, sous sa forme approbative.
Les faits de conscience peuvent être appréciés également à un point de vue moral, d’après le rapport normal ou anormal du sujet avec la loi ; et de là naissent de nouvelles appellations : la conscience est dite mauvaise (πονηρά, Hébreux 10.22), ou souillée (μεμιασμένη, Tite 1.15), lorsque le sujet laisse s’accumuler sur son cœur le souvenir de fautes non expiées, et y en ajoute toujours de nouvelles. Dans Hébreux 10.2, nous trouvons l’expression de συνείδησις ἁμαρτιῶν où la cause même de la perturbation fait la fonction de complément du mot conscience ; la conscience des péchés est la conscience de la loi violée.
La conscience est dite pure, au contraire, lorsqu’elle témoigne de l’accord entre la conduite du sujet et la loi, lorsqu’elle proclame au-dedans du moi que la loi est accomplie ou satisfaite. La conscience est dite fausse et égarée, lorsqu’en face du témoignage initial qui proclame l’opposition du bien et du mal, l’organe subjectif fausse l’interprétation de ces deux termes et l’application de ces deux principes au cas concret, ou que, sans annuler encore la différence qui les sépare, il s’efforce de les confondre l’un avec l’autre. La mauvaise conscience prononce juste, mais en condamnant le sujet ; la conscience faussée le justifie peut-être, mais à faux.
Dans le cas où la donnée morale de la conscience n’a pas été perçue avec justesse par l’organe subjectif, les jugements moraux qui résultent de cette opération incomplète ou falsifiée, faux en tout cas, peuvent l’être de deux manières : ils sont entachés ou de légalisme, de rigorisme et d’étroitesse, ou de latitudinarisme, d’un faux libéralisme méritant plutôt le nom de libertinisme. Dans le premier cas, le sujet a introduit dans le contenu immédiat et universel du savoir de conscience des éléments individuels et particuliers ; dans le second, il a amoindri au contraire à l’excès l’autorité et les droits de cet élément immédiat et universel.
Si d’ailleurs les consciences étroites sont qualifiées de faibles dans le langage de Paul, nous ne devons pas confondre les consciences larges ou lâches avec les fortes ; les forts du chap. 15 des Romains sont ceux qui savent maintenir la mesure exacte entre l’élément universel et l’élément individuel, et conserver la liberté chrétienne sans tomber dans la licence.
La conscience qui n’est pas consultée ou qui est trop souvent offensée finit par se taire, au moins pour un temps ; elle est muette, endurcie, cautérisée (1 Timothée 4.2), et la suite de cet état, c’est l’aveuglement moral qui est le premier jugement de l’infidélité.
Nous avons affirmé que les divergences qui se manifestent dans les opinions morales au sein de l’humanité sont le fait non de la conscience proprement dite, mais du jugement moral qui s’y rattache. Il se livre dans le for intérieur de l’homme, à propos de chaque cas particulier intéressant la volonté, une lutte d’influences et d’arguments ; il se passe un drame dont le dénouement est l’absolution ou la condamnation de l’agent, et qui nous est décrit dans le passage Romains 2.15. Ce passage est en effet le locus classicus sur la conscience, celui où nous voyons le mieux et le plus nettement distingués et séparés ces deux éléments, l’un universel et identique, l’autre particulier et individuel, qui se trouvent généralement confondus dans le terme de conscience.
L’expression τὸ ἔργον τοῦ νόμου peut être entendue dans deux sens fort différents, ou bien : l’œuvre que la loi ordonne ; ce sens exigerait, nous semble-t-il, le pluriel, et l’on ne saurait d’ailleurs comment l’accorder avec le contexte, où il créerait une tautologie choquante : en faisant les œuvres de la loi (que la loi ordonne), ils montrent que l’œuvre que la loi ordonne est écrite, etc. Selon l’opinion de Beck, à laquelle nous souscrivons, il faut entendre, τὸ ἔργον τοῦ νόμου, l’œuvre que la loi fait en eux, le rôle, l’opération même de la loi qui est de commander et d’interdire, d’excuser et de défendre : et c’est ainsi qu’ils sont loi à eux-mêmes : ἑαυτοῖς εἰσὶ νόμος. Ce rôle rempli dans l’institution mosaïque par la loi écrite, la thora qui est le privilège exclusif d’Israël, est rempli dans le monde païen par la loi intérieure qui supplée, quoique bien imparfaitement sans doute, à la loi écrite, et, sous une forme qui lui est propre, rend témoignage à la sainteté de l’ordre moral. La loi mosaïque d’ailleurs, dans sa partie impérative et prohibitive, dans ses éléments et caractères essentiels, ne fut que la traduction détaillée et étendue jusqu’aux cas les plus particuliers, de la loi morale universelle gravée sur les tables du cœur de l’humanité.
Cette fonction législative et rétributive de la loi mosaïque était remplie chez les païens par la conscience. Il y avait d’abord chez le païen un témoignage rendu au bien par voie de révélation immédiate dans leur intérieur, dans leur cœur (συμμαρτυρούσης αὐτῶν τῆς συνειδήσεως), car un témoignage s’oppose précisément à la conclusion déduite d’un raisonnement ou de l’expérience ; l’objet du témoignage est un fait ou une vérité qui m’est communiqué par révélation, et auquel j’adhère de confiance et sans le contrôle de ma raison et de mon expérience. Tel est aussi le premier élément que nous avons signalé dans le fait de conscience, et que nous avons caractérisé comme inné, immédiat, identique, universel ; qui fait le fonds commun et le point de départ obligé de tout développement moral individuel.
Notre texte décrit ensuite le second élément du fait de conscience, l’élément subjectif et individuel, sujet dès lors aux vicissitudes, à l’incertitude et à l’erreur qui sont le fait de l’individualité de l’agent (μεταξὺ ἀλλήλων τῶν λογισμῶν κατηγορούντων ἢ καὶ ἀπολογουμένων). Les raisonnements individuels et subjectifs sont ainsi la contre-partie du témoignage objectif et immédiat de la conscience, mais l’incertitude de ces raisonnements et leurs contradictions ne doivent pas être mises sur le compte de celle-ci. Le débat qui est ici décrit ne se passe pas dans la conscience, mais dans le cœur. A chaque cas nouveau qui se présente, la conscience consultée ou non prononce un témoignage moral qui doit mettre tout d’abord le sujet en garde, avertir l’homme de la responsabilité qu’il encourt et de l’importance du parti qu’il va prendre. Mais dans les deux alternatives qui se présentent et dont une seule est la vraie, la part du bien et du mal n’est point facile à discerner à première vue. Parmi les éléments qui sont renfermés dans le cas concret, et qui, modifiés les uns par les autres, veulent être démêlés et distingués pour qu’un jugement moral sûr puisse être porté sur l’ensemble, il en est sans doute d’universels, partout identiques à eux-mêmes, qui frapperont au premier abord ; mais il en est aussi de particuliers à un moment, à un lieu et à un individu donnés, si individuels et si particuliers en effet qu’ils échapperaient par leur nature même à l’appréciation de tout autre individu que de celui qui en est cause ; — c’est là que commence la lâche du jugement moral ; c’est là l’occasion du débat contradictoire dont il s’agit ; c’est au jugement moral du sujet de discerner comme universel ce qui est universel, comme individuel ce qui est individuel ; d’apprécier dans leurs rapports tous les éléments du cas, leur valeur respective, l’influence qu’ils peuvent avoir les uns sur les autres ; de rechercher les modifications qu’ils se prêtent mutuellement pour en recueillir une résultante qui sera la conclusion la seule vraie et la seule juste du syllogisme moral. Ce syllogisme sera formé comme tout syllogisme d’une majeure qui sera fournie par le savoir de conscience, le témoignage ; c’est l’élément universel du cas ; — d’une mineure posée par l’organe moral subjectif, avant ou après l’action, et qui exprimera sous une forme quelconque le rapport du cas donné au principe général, — d’où se tirera la conclusion du jugement moral. C’est dans ces deux dernières opérations que se trouveront les chances d’erreur, soit que le sujet n’ait pas réussi à démêler avec justesse et sûreté les éléments divers qui constituent le cas concret, à décomposer celui-ci dans ses facteurs essentiels et dans l’ordre de leur valeur respective, soit que des préventions qui lui sont particulières ou des vues intéressées l’aient empêché de tirer des prémisses posées une conclusion correcte. De là cette plaidoirie qui se passe dans le cœur de tout homme, soit avant l’action, pour la permettre ou pour la défendre, soit après, pour l’approuver ou la blâmer, et dans laquelle le moi, se dédoublant en accusateur et en prévenu, se décerne tour à tour le blâme ou l’éloge, et le fait avec plus ou moins de sincérité et de vérité, selon que son jugement moral est plus sain et plus pur, ou que sa volonté intéressée d’avance dans le jugement rendu est intervenue pour consulter fidèlement le témoin intérieur ou pour le suborner.
Dans Romains 14.1, les διαλογισμοί sont également mentionnés, mais cette fois-ci considérés comme coupables, parce qu’ils ont pour objet non plus la conduite propre où tout individu est compétent, mais celle d’autrui où il ne l’est pas et où dès lors le dit λογισμός dégénère en jugement téméraire.
La première chance d’erreur du jugement moral réside donc dans les conditions extérieures et objectives où il s’opère ; elle est inhérente à l’état des choses dans ce monde. Dans un monde pécheur, mais encore susceptible de rédemption, le bien et le mal ne se présentent point sous la forme simple, absolue, immédiatement reconnaissable qu’ils revêtiraient dans un ordre de choses absolument bon ou absolument mauvais ; ils sont mêlés, impliqués l’un dans l’autre, susceptibles dès lors d’être pris l’un pour l’autre dans une première et superficielle appréciation.
Une seconde cause d’erreur est inhérente au sujet lui-même, et elle est certainement plus dangereuse encore que la première.
L’homme, dans l’état normal, n’a pas deux natures, deux volontés contraires ; le moi est constamment d’accord avec la loi ; il n’y a pas de moi inférieur engagé à tromper et à suborner le moi supérieur, une volonté intéressée à entraîner l’intelligence à sa suite, un cœur porté à justifier de mauvaises affections par de mauvais principes, à élaborer des pensées et des jugements conformes à ses inclinations.
Mais il en est tout autrement chez l’homme déchu ; et aux chances d’erreur dans la formation des jugements moraux, qui naissent du désordre qui règne dans le monde extérieur, s’ajoutent celles que crée la désorganisation de la nature humaine dans le fonctionnement de ses organes constitutifs.
Ceci nous amène à examiner quelle est la part de responsabilité du sujet dans la formation des jugements moraux, et nous pouvons dire d’une manière générale que cette responsabilité se proportionne à la part que l’individu a prise dans l’action dont il s’agit ; il en résulte que, dans un très grand nombre de cas, cette responsabilité individuelle sera fort réduite. Ce sont ceux où l’éducation reçue, les opinions et les mœurs courantes semblent avoir façonné d’avance les opinions et les mœurs individuelles à leur image ; où l’individualité est à peu près absorbée par les influences du milieu où elle était appelée à agir. Nous affirmons cependant que ces influences externes ne sont jamais absolument fatales, et que l’individu conservant toujours, même dans les circonstances les plus défavorables, un reste de sa spontanéité propre, encourt par là même une certaine part de responsabilité personnelle quant aux conséquences des principes ambiants admis par lui. Il est possible qu’il ne soit plus capable aujourd’hui de résister à ces influences externes ou internes ; il peut être actuellement parfaitement sincère dans son erreur, et agir en conséquence en bonne conscience ; il mettra à mort, par exemple, les disciples de Christ en croyant servir Dieu (Jean 16.2). Son jugement moral est faussé ; le sujet est parfaitement sincère ; est-il irresponsable pour cela ? Nous disons : non, car ce jugement moral faussé est déjà la punition de son infidélité morale passée, et l’homme qui se trompe subit actuellement les justes conséquences d’une première faute, d’une première détermination consciente, volontaire et coupable. Le vicieux aussi demeure, au sein même de son esclavage, responsable d’actes libres commis antérieurement, mais qui ont pris dès lors le caractère de la fatalité naturelle. Soutenir le contraire, ce serait consentir à ce qu’il n’y eût plus ni vérité ni erreur, ni bien ni mal en soi. Tous les crimes accomplis fatalement seraient jugés indifférents à la morale ; tous ceux accomplis sincèrement se transformeraient en vertus : l’erreur d’une part, le vice de l’autre, finiraient par s’innocenter eux-mêmes, en se portant à cet excès où ils ne sont plus reprochés par la conscience. Un des phénomènes les mieux attestés et les plus mystérieux de la nature humaine, c’est celui d’opinions faites et façonnées par le sujet dans un intérêt personnel manifeste et qui finissent par devenir des convictions sincères ; l’homme devient ainsi la dupe de ses propres calculs. Il y a eu dans la vie de tout homme, même du fanatique le plus passionné, un moment où il était encore maître de soi et de ses opinions ; où la vérité, ou du moins une vérité, s’est présentée à lui ; et alors, ou bien il l’a repoussée violemment par une résolution de sa volonté gagnée d’avance à l’erreur ; ou bien, sans repousser violemment la vérité, il l’a accueillie avec paresse et indifférence ; ou enfin, il ne s’est pas donné la peine suffisante pour la découvrir. Il était retenu et arrêté dans cette recherche de la vérité par une frayeur secrète de la trouver, de la trouver tout entière ou autre qu’il ne lui convenait de la connaître, par un parti-pris latent et inconscient peut-être en faveur de l’erreur et du mal ; il nous dira qu’il n’a pas repoussé la vérité ; mais il ne l’a pas cherchée et désirée avec toutes ses forces disponibles et par toutes les voies qui lui étaient ouvertes ; si même il l’a cherchée effectivement, encore l’a-t-il fait par une voie de son choix, en se refusant à prendre celle qui lui était moralement indiquée, et sur cette voie de son choix, il a rencontré une vérité de son choix et non pas la vérité. Et c’est ainsi que par sa faute, soit rejet qualifié de la vérité, soit infidélité morale, langueur, indifférence, paresse ou secrète prévention, l’homme en est venu à tirer des conséquences fatalement fausses du témoignage moral écrit dans sa conscience, et à faire consciencieusement le mal qu’il approuve consciencieusement.
Dans la mesure au contraire où, dès le début de la carrière morale, cette recherche subjective de la vérité encore inconnue ou lointaine, a été fidèle, sérieuse et continue, le discernement moral et pratique devient plus facile et plus prompt ; le jugement moral acquiert de plus en plus, même dans les cas les plus concrets, les caractères d’absoluité et d’autorité qui reviennent de droit au témoignage immédiat de la conscience.
Les principes que nous venons d’exposer sur le degré et la part de la responsabilité de l’individu dans la formation des jugements moraux nous paraissent d’accord avec les enseignements scripturaires. Partout dans l’Écriture, et dans le Nouveau Testament en particulier, nous voyons la sincérité considérée sans doute comme la condition subjective sine qua non de la moralité de l’action, mais elle n’est nulle part confondue avec la vérité elle-même ; les erreurs les plus sincères n’en restent pas moins imputables à l’homme, qui, une fois ou l’autre tout au moins, eût pu les éviter ou les prévenir. C’est ainsi que Paul déclare les païens inexcusables, malgré la fatalité qui semblait reposer sur eux, parce qu’ayant connu Dieu dans la nature, ils n’avaient pas pris garde à ces éléments de vérité qui y étaient révélés, et avaient au contraire retenu la vérité dans l’injustice (Romains 1.18-20).
Les Juifs ne sont point non plus excusés de leur crime à raison de leur sincérité dans l’erreur, puisque Jésus demande le pardon pour ses bourreaux qui ne savent pas ce qu’ils font (Luc 23.34). Paul l’apôtre n’a pas absous Saul le persécuteur ; et il a tiré de son ignorance passée, non pas un motif d’excuse pour ses fautes, mais la raison pour laquelle il a encore pu être pardonné (1 Timothée 1.13). Enfin les ennemis de l’Évangile, en tuant les disciples de Christ, sont bien loin d’être justifiés par lui, parce qu’il prédit aux douze la haine dont le monde les poursuivra à cause de lui (Jean 16.2).
De même les nombreux passages où l’apôtre recommande aux chrétiens de croître en connaissance et en intelligence spirituelle nous enseignent que le chrétien a toujours des progrès à réaliser, non pas dans sa conscience proprement dite, mais dans son discernement en matière morale : Philippiens 1.9 ; 1 Corinthiens 14.20 ; Colossiens 1.9 ; 2.2 ; Éphésiens 5.17 ; 2 Timothée 1.7.
Les révélations objectives de Dieu à l’homme, et tout spécialement les révélations historiques, l’Écriture sainte, l’expérience personnelle et le jugement des personnes auxquelles leur piété et leur expérience donnent une autorité incontestable en matière religieuse et morale, tous ces différents moyens sont mis à notre portée pour contrôler les jugements moraux que nous formons à notre usage. Saint Paul lui-même, sans donner jamais son avis personnel pour infaillible, et au moment même où il se refuse à donner des commandements plutôt que de simples conseils, ne dissimule pas qu’ils méritent, à ses yeux, d’être suivis, et que sa personne prête à ses paroles une autorité morale qui ne serait pas impunément méconnue (1 Corinthiens 2.16 ; 7.40).
L’expérience de tous les jours prouve que l’homme possède le redoutable privilège de faire taire la voix de sa conscience, et de lui faire cesser ses fonctions. On pourrait en conclure que la conscience n’est pas ce que nous avons dit : le témoin de Dieu dans l’homme, si ce silence causé par des offenses réitérées devait être perpétuel. Mais il n’en est rien. Tout le monde sait que la conscience, même longtemps étouffée, se réveille soudain chez le sujet et contre son gré, et ce réveil de la conscience se nomme le remords.
Ce fait, si mystérieux qu’il soit, n’est pas sans analogie dans la série des phénomènes psychologiques, et en particulier dans l’ordre du savoir. L’expérience nous montre souvent un savoir longtemps endormi, latent et inconscient, se réveillant tout à coup, émergeant, surgissant du fond de l’âme, sous l’influence de causes indéfinissables et peut-être inconscientes elles-mêmes ou par l’effet d’associations d’idées fortuites, et acquérant en un instant une clarté, une précision, une intensité que l’on pourrait appeler fatales, en ce qu’elles s’imposent au sujet et le dominent pour un temps plus ou moins long.
Si le fait de conscience est, comme nous l’avons démontré, un fait de savoir, le remords sera de même nature. Le remords est un savoir absolu, immédiat, infaillible, de la commission d’un mal irréparable, d’une négligence irréparable du bien. Ce n’est donc pas sur le fait matériel seulement que porte le remords ; le souvenir de ce fait peut s’être conservé intact chez le sujet ; le remords proprement dit ne commence que lorsqu’à ce souvenir pur et simple s’ajoute la révélation du caractère absolument immoral et odieux de l’acte commis et la certitude des conséquences de cet acte, la conviction, accompagnée de douleur et de terreur, que ces conséquences sont aussi irréparables qu’inévitables. Le remords est donc le savoir soudain et précis du mal qui a été fait, accompagné de l’imputation inexorable de ce mal au sujet par lui-même et de la prévision certaine d’une punition finale et extérieure qui consommera la punition morale et intérieure. Le remords est un savoir affectant immédiatement le sentiment, en face de la volonté impuissante, et ayant pour objet non pas le fait d’avoir manqué son but, mais d’avoir commis le crime. Il est donc bien, comme le savoir immédiat et primordial de la conscience, un témoignage supérieur à l’homme, quoique rendu dans le for de l’homme ; seulement, tandis qu’à ce témoignage primordial de la conscience se rattachait un débat contradictoire entre les voix accusatrices et les voix justificatrices, dont l’issue était une sentence qui n’avait qu’une valeur individuelle, le remords est une conclusion morale sans débat, aussi immédiate, absolue et indiscutable que la donnée primordiale de la conscience ; c’est un syllogisme immédiat et instantané, dont la conclusion est donnée avec la majeure et la mineure, et cette conclusion n’est plus un principe, mais une sentence. C’est la suprême manifestation de la conscience que nous avons appelée judiciaire. Tel fut le remords de Judas : J’ai trahi le sang innocent !
Le remords est donc, dans cette économie et en attendant le jugement final, la suprême punition du coupable et l’avant-coureur direct de ce jugement même. C’est la dernière protestation de l’ordre moral outragé se faisant valoir chez l’auteur même de l’outrage. C’est la consommation du schisme intérieur entre la connaissance qui approuve le bien et condamne le mal, et la volonté déterminée pour le mal et condamnée à le faire sans retour. Le remords n’est pas le fait du sujet, puisqu’il s’impose à lui, disons mieux : qu’il s’oppose à lui ; c’est le jugement du coupable prononcé par lui-même et sanctionnant d’avance le jugement de Dieu à son égard. Et cela est juste. Si l’aveuglement dans l’endurcissement devait être et rester le dernier état du coupable, si le coupable pouvait disposer à ce point de sa conscience, que par l’excès même des offenses qu’il lui fait il pût détruire en lui la douleur morale du repentir, en même temps que son savoir moral, le mal ne recevrait pas d’autre rétribution que celle de la privation du bien, et le méchant pourrait retrouver dans cet état anormal l’accord et l’harmonie de l’existence, qu’il n’a pas voulu chercher dans le bien. Le dernier mot resterait au mal satisfait. Il ne faut pas qu’il en soit ainsi, et le remords survient, à la suite de l’aveuglement ; il survient tôt ou tard, soit dans ce monde, soit dans l’autre, comme la manifestation de l’anomalie absolue du mal et de la relation nécessaire qui existe entre ces deux termes : mal et malheur.
Le remords apparaît seulement sporadiquement dans cette économie ; mais ce sera l’état moral permanent de tous les réprouvés. La peine éternelle en effet ne sera pas autre chose que le remords absolu dans l’impénitence finale, le savoir absolu du bien dans le pervertissement irrémédiable de l’être, le schisme irréparable entre l’intelligence et la volonté, la mort seconde, comme la première mort avait été la séparation de l’âme et du corps.
Du fait que le jugement moral encourt de nombreuses chances d’erreurs, on pourrait être tenté de conclure qu’il ne peut avoir aucune autorité ni pour le sujet, ni pour autrui. Pour autrui, il est évident que le jugement de l’homme le plus autorisé ne peut avoir qu’une valeur relative. Jamais les apôtres, si grands qu’ils fussent, n’ont revendiqué un crédit absolu auprès des consciences, si ce n’est pour les paroles et les commandements mêmes de Jésus-Christ dont ils se savaient les organes. Partout où ils n’ont pas cette autorité absolue, infaillible et souveraine à invoquer, ils raisonnent, ils discutent, ils en appellent à l’intelligence, au sens moral de leurs lecteurs, et leur remettent en dernière analyse la solution de la question sous leur responsabilité. L’autorité que saint Paul revendiquait pour lui-même et sa personne était donc toute morale ; elle se fondait sur la présomption favorable qui devait être assurée aux avis et aux jugements d’un homme qui avait tant travaillé et tant souffert pour Jésus-Christ.
Mais une question plus spéciale se pose ici : c’est celle de savoir jusqu’à quel point et dans quel cas le jugement moral, correct ou non, lie le sujet. Le principe biblique à cet égard est énoncé Romains 14.23 : « Tout ce qui ne se fait pas avec foi est un péché. »
Il s’agit ici des interprétations individuelles, nécessairement diverses et contradictoires dans tel cas donné, d’une norme morale universelle et reconnue comme telle par toute conscience chrétienne : c’est qu’il faut glorifier le Seigneur. Mais l’apôtre conclut qu’en tout cas et à supposer même que l’acte dont il s’agit soit permis en soi, il est défendu à celui à qui sa conscience le défend, c’est-à-dire que le jugement moral, même mal dirigé et dominé par un point de vue trop étroit ou trop sévère, ne laisse pas de faire règle pour l’individu ; et la conscience, qui ne décide que du droit absolu et abstrait et non pas du fait concret, condamne à coup sûr celui qui n’agit pas avec conviction ; elle juge le sujet, quand elle n’est pas en état de juger l’objet.
Du fait cependant que le jugement moral fait règle pour l’individu, dans les cas d’étroitesse et de rigorisme, et que l’individu est coupable, s’il offense sa conscience même timorée, il ne s’en suit point que le jugement moral fasse également règle pour l’individu dans le cas de latitudinarisme, et que l’individu soit innocent si, sans offenser sa conscience individuelle, il offense l’ordre moral, il viole, la loi.
C’est le principe que Paul pose formellement 1 Corinthiens 3.4 : « Je ne me sens coupable de rien, mais je ne suis pas justifié pour cela. »
En d’autres termes la sincérité ne donne pas la mesure de la légitimité des actions et des opinions en matière morale. Car s’il en était ainsi, et le courant du jour nous emporte de plus en plus de ce côté, si l’individu n’était engagé moralement que par ce qu’il appelle sa conscience, et qui n’est en réalité, comme nous venons de le voir, que son jugement individuel, nous avons déjà montré précédemment qu’il n’y aurait plus aucune responsabilité ni culpabilité attachée à l’erreur et au mensonge ; nous allons plus loin maintenant, et nous disons qu’il n’y aurait plus que des volontés individuelles ; le fait et le fait subjectif serait devenu la loi ; il n’y aurait plus de loi.
Ce n’est pas le lieu ici de traiter des égards que nous devons avoir pour la conscience d’autrui. Nous renvoyons cette discussion à notre troisième partie, dans le chapitre des devoirs envers le prochain.