Le jour suivant, le Conseil de Genève fit publier à son de trompe des décrets pour satisfaire les deux partis. Mais les catholiques se sentaient mal à l'aise ; ils sortaient toujours armés, disant qu'ils craignaient une attaque. Quant aux Eidguenots, ils continuaient à se réunir pour prier Dieu et ils célébraient de nouveau la cène dans le jardin clos.
Deux magistrats catholiques se décidèrent à tenter une démarche à Berne contre les Eidguenots. Ils partirent dans le plus grand secret et allèrent prier les Bernois de ne plus rien faire pour soutenir les évangéliques de Genève. Mais quelle ne fut pas leur consternation. en arrivant à Berne, de s'y rencontrer avec Baudichon et Salomon ! Les catholiques pouvaient à peine en croire leurs yeux, et traversant la rue, l'un d'eux, nommé Du Crest, les apostropha rudement. « Qu'êtes-vous venus faire ici ? » leur demanda-t-il. « On nous a dit que vous veniez parler contre nous, répondit Baudichon, et nous sommes venus pour nous défendre. » Le lendemain, Du Crest et son compagnon se rendirent au Conseil bernois ; ils étaient à peine assis lorsque les deux Eidguenots entrèrent et prirent place à côté d'eux. Avant que Du Crest pût ouvrir la bouche, Baudichon se leva et fit un discours au Conseil. Il exposa comment des centaines de personnes à Genève avaient faim et soif de l'Évangile, auquel les magistrats s'opposaient sans cesse. Il les accusa de chercher à se défaire non seulement de ceux qui prêchaient la vérité mais encore de ceux qui l'écoutaient ; Baudichon raconta le complot tramé pour tuer tous les Eidguenots ; il signala en particulier Du Crest comme ayant tenu le parti des prêtres, et termina en suppliant les Bernois de défendre la cause évangélique et de leur aider à rentrer chez eux pour y vivre en paix. Le Conseil de Berne demanda à Du Crest ce qu'il avait à répondre à ces accusations. N'ayant aucune bonne raison à donner, les deux catholiques restèrent muets. Ils s'en retournèrent très mécontents à Genève.
Les deux Eidguenots y rentrèrent aussi ; ces choses se passaient en avril 1533.
Farel, pendant ce temps, était à Morat, très occupé à prêcher et à enseigner. « Si mon père était encore en vie, disait-il alors, je ne sais comment je trouverais le temps de lui écrire. » Cependant, lorsqu'il s'agissait d'exposer les vérités que le Seigneur lui avait fait comprendre, Farel trouvait moyen de prendre la plume. Nous avons une lettre de lui, écrite au mois de mars de cette même année à son ami Berthold Haller. Il y traite de cette fameuse question : Le chrétien est-il sous la loi ou non ?... « J'aurais tenu ma promesse plus tôt, mon bien cher Berthold, dit-il, si j'en avais eu le loisir, je ne dirai pas pour éclaircir quelques questions, mais pour vous exprimer ma pensée sur les sujets dont nous avons parlé ensemble. Soyez indulgent pour cette lettre écrite à la hâte, et reprenez-moi fraternellement et avec franchise si je m'écarte du terrain scripturaire.
— Premièrement, je crois que la loi et les prophètes sont des oracles divins ; les saints hommes poussés par le Saint-Esprit nous ont donné la Parole de Dieu, laquelle est si ferme et si immuable que le ciel et la terre se dissoudront et périront, plutôt qu'un iota de ce qui est dans cette Parole n'ait son accomplissement. Dieu, quand Il a parlé, ne change pas ses desseins ; il n'y a point de variation en Lui ; néanmoins nous convenons que tout le cortège des cérémonies, des ablations, des sacrifices qui justifiaient la chair ont disparu, que la sacrificature a été transférée et que nous ne sommes pas soumis à la loi gravée sur des tables de pierre, puisque nous les Gentils nous n'avons jamais été sous cette loi dont les circoncis sont seuls débiteurs.
Lorsque l'homme charnel entend ces choses, il lui semble y avoir une contradiction, tandis qu'en réalité elles s'accordent merveilleusement. Personne ne dit que l'épi détruise sa tige, ni le fruit la fleur à laquelle il succède. De même la circoncision du cœur a remplacé celle de la chair ; Christ, sacrificateur et prophète, prend la place de Moïse le prophète et d'Aaron le sacrificateur. Le sacrifice de Christ, purifiant le cœur et la conscience, prend la place des sacrifices de bêtes offertes pour les péchés commis par ignorance ou négligence. Et l'Église sainte, parfaite et complète en Christ et en ses membres, prend la place du tabernacle, de l'arche et de tout ce que Moïse avait fait. »
Farel ajoute que la mort éternelle remplace ce que la loi imposait aux blasphémateurs, et que les personnes qui refusent Christ doivent être punies par l'épée ici-bas. Nous savons que Dieu, avant la loi, avait commandé ceci : « Celui qui aura répandu le sang de l'homme dans l'homme, son sang sera répandu. » (Genèse 9.6) La Bible enseigne aussitôt que le magistrat ne porte pas l'épée en main. L'opinion de Farel est, semble-t-il, que l'Église a le devoir de faire punir non seulement les meurtriers, mais aussi ceux qui refusent Christ » De cette erreur devaient surgir beaucoup de difficultés et de douleurs. Ne nous étonnons point si toutes les ténèbres n'avaient pas encore été dissipées dans l'âme de Farel. Admirons plutôt la lumière qu'on voit briller au milieu de la confusion dans les paroles suivantes : « C'est au sujet des dix commandements, dit Farel, qu'on est surtout en désaccord ; quelques-uns pensent qu'ils sont abrogés, d'autres qu'ils sont au contraire confirmés. Cependant ; même ceux qui disent cela sont obligés de reconnaître que nous ne sommes pas tenus d'observer le sabbat. »
Farel ne veut pas dire que nous ne devions pas garder le jour du Seigneur. Mais si je garde le premier jour de la semaine en souvenir de la résurrection de Christ, il ne serait pas exact de dire que j'accomplis ainsi le commandement qui prescrivait de garder le dernier jour de la semaine en souvenir du repos que Dieu prit après avoir créé la terre.
Farel continue en rappelant que la loi fut donnée à Moïse avec « un feu brûlant, des ténèbres et un son de trompette », que Moïse descendit du Sinaï avec un voile sur sa face, apportant les dix commandements sur des tables de pierre qui furent placées dans l'arche. Tout est bien différent en Christ et pour les siens ; c'est une loi spirituelle qui nous est donnée, car nous n'avons pas reçu l'esprit de servitude pour être dans la crainte, mais l'esprit d'adoption par lequel nous crions Abba, Père, et nous avons accès à Lui par Jésus-Christ, lequel n'est pas voilé comme l'était Moïse, mais qui nous révèle à face découverte les trésors de la bonté de Dieu, Sa grâce, Sa miséricorde et l'amour du Père, cet amour parfait qui « bannit toute crainte ». Car nous ne sommes plus appelés serviteurs, mais frères et amis. La loi est écrite dans nos cœurs et non sur des tables de pierre dans l'arche de l'alliance, mais dans notre entendement et notre conscience que Dieu possède et habite. Nous ne sommes plus menacés par les terreurs du Sinaï, de peur que nous ne suivions d'autres dieux, mais l'amour du Père nous est donné à connaître. Nous l'entendons nous inviter avec un amour infini à venir à Lui, et nous apprenons que le Fils nous a tant aimés qu'Il est mort afin que nous vivions.
Lorsque nous comprenons ces choses, quels sont ceux d'entre nous qui ne diraient pas : « Seigneur, auprès de qui nous en irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle. » Lorsque nous avons appris à connaître Christ, Il rassasie tellement nos cœurs que toutes choses deviennent de la balayure, comparées à Lui ; pour Lui, le chrétien mettra joyeusement toutes choses de côté.
C'est ainsi qu'écrivant, prêchant et enseignant cet amour de Christ qui surpasse toute connaissance, Farel continuait son œuvre bénie, sans oublier Genève qu'il présentait sans cesse à Dieu dans ses prières. Retournons dans cette ville ; nous verrons que le combat entre la lumière et les ténèbres y durait encore.