Outre les luthériens et les réformés, les anglicans et les presbytériens, d’autres églises, dont le nombre s’accroissait de jour en jour, se partageaient alors la Pensylvanie. Spangenberg, qui avait visité ce pays-là fort peu d’années auparavant, nous en donne une énumération. Il y avait d’abord des quakers, puis des schwenkfeldiens et des inspirés arrivés d’Allemagne ; puis des mennonites, qui ne voulaient baptiser que des adultes ; des baptistes qui partageaient sur ce point la doctrine des mennonites, mais qui tenaient en outre à ce que le baptême fût fait par immersion ; des sabbatistes, petite église détachée de la précédente et qui, à la pratique du baptême par immersion, joignait la célébration du samedi et refusait de chômer le dimanche. Il y avait enfin des séparatistes, des régénérés et des anachorètes, sectes moins importantes et qui ne pouvaient ou ne voulaient pas se grouper en églises.
Tous ces divers partis, loin de tendre à se rapprocher, s’éloignaient toujours plus les uns des autres, et l’on pouvait aisément prévoir qu’ils iraient se fractionnant chaque jour davantage. Il se trouvait pourtant çà et là quelques hommes sages et pieux qu’affligeaient ces divisions, et qui, depuis plusieurs années déjà, s’étaient demandé quels seraient les moyens à employer pour opérer un rapprochement. Cette pensée de conciliation, préparée ainsi de longue main, paraissait arrivée à maturité ; car, au moment même où Zinzendorf arrivait en Pensylvanie, un certain Antès, appartenant à la communion réformée, adressait aux Allemands de toutes dénominations résidant dans la province une circulaire qui les invitait à se réunir en un synode général, pour y convenir de quelques articles de foi communs à tous et pour y poser les bases d’une alliance ou du moins d’un traité de paixd.
d – D’après Verbeek, la démarche d’Antès aurait été faite « d’après le conseil de Zinzendorf et à son instigation. » Spangenberg n’en dit rien, et son récit semble indiquer, au contraire, que cette démarche avait été spontanée.
Ce synode se réunit ; plusieurs églises, il est vrai, refusèrent de s’y faire représenter. Il s’assembla sept fois, du mois de janvier au mois de juin 1742. Chaque session dura trois jours. Zinzendorf y fut invité. Accueilli d’abord avec défiance, il devint bientôt l’âme de l’assemblée. « Contre mon attente, dit-il, je me vis obligé, dans le premier synode, de prendre le rôle de prévenu ; il me fallut répondre aux accusations graves que soulevait contre moi chaque secte en particulier ; puis tout à coup je fus en tel crédit, que déjà au second synode je fus élu syndic à l’unanimité. »
Ces fonctions de syndic, c’est-à-dire de président, n’étaient pas faciles à remplir au milieu d’une assemblée composée d’éléments si hétérogènes, et Spangenberg, qui connaissait tous ces « esprits baroques », s’étonne que le comte soit venu à bout de sa tâche. Il fallait avant tout trouver une méthode et convenir de certaines règles générales à suivre dans la discussion. La première règle qu’il fit adopter fut celle de se soumettre à l’Écriture sainte ; elle était conçue en ces termes : « Sur tous les passages qui ne sont évidemment ni prophétiques, ni mystiques, ni du style figuré, mais qui au contraire sont clairs et aisés à comprendre pour chacun, et qui présentent le même sens dans les textes originaux, dans toutes les éditions et dans les versions usitées, sur ces passages-là nous ne permettrons plus que l’on dispute ; mais nous nous servirons de cette épée de l’Esprit pour terrasser immédiatement toute doctrine qui y serait contraire. Que si, en pareil cas, l’un de nous n’est pas encore prêt à abandonner pour cela son opinion, il se souviendra du moins que, dans une assemblée solennelle de chrétiens, il n’est plus convenable de parler dès que l’on a contre soi un texte formel de l’Écriture sainte. »
Cette sage disposition ne pouvait cependant suffire pour mettre un frein aux disputes de mots et à la prolixité de certaines gens enivrés de leurs propres opinions. Zinzendorf le sentait et voulut mettre encore une autre limite à la longueur des discussions. Il proposa donc que, chaque fois que quelqu’un demanderait la parole, on consultât préalablement le sort, pour savoir si on devait ou non la lui accorder. La nécessité de cette mesure la fit adopter et l’on ne s’en écarta jamais.
Nous ne mentionnerons pas les diverses résolutions de ces synodes ; nous n’en citerons qu’une, inspirée évidemment par Zinzendorf. Elle est du second synode et se rapporte aux manières de parler paradoxales : « Satan se déguise en ange de lumière et prêche lui-même les vérités les plus importantes de manière à les affaiblir et à les émousser, quand il voit qu’il ne peut pas les combattre directement. C’est pourquoi la méthode du Sauveur (qui consiste à présenter la vérité crûment et durement, de telle sorte que l’on soit contraint ou de la rejeter ou de l’accepter dans toute sa force) est nécessaire et indispensable aux témoins de l’Évangile. Mais on ne doit jamais employer cette méthode que dans le but d’être utile et en ayant soin de supplier sérieusement le Sauveur de prendre sur lui les inconvénients secondaires qu’elle présente. Il s’ensuit que l’on ne doit jamais s’en servir par légèreté, ou par passion, ou par ce besoin d’absolu qu’ont les têtes philosophiques, ou dans un esprit d’usurpation. Bien moins encore faut-il se faire un jeu d’esprit ou un vain amusement de débiter des paradoxes ; car c’est un outrage fait à la vérité. »
Dans un sermon sur Galates 1.9, prononcé à l’ouverture de ce même synode, le comte avait exprimé avec une grande netteté le fait fondamental du christianisme, élevé au-dessus de toutes les divergences d’écoles et de sectes. Le résumé qu’en donne Spangenberg est le résumé de toute la théologie de Zinzendorf : « Il n’y a qu’un seul chemin que doivent indiquer tous les docteurs chrétiens, les uns comme les autres, sous peine de perdre le droit d’enseigner. Il n’y a qu’un seul fondement, c’est le mérite de Jésus. Il n’y a qu’un seul chemin qui conduise à la vie, et il ne consiste pas dans une connaissance plus profonde de la Divinité, mais dans la connaissance de Dieu manifesté en chair. C’est ce Dieu qu’il faut prêcher et il ne faut le prêcher que crucifié, car c’est ainsi qu’il a expié et racheté nos péchés. Cette doctrine renferme toute sagesse, toute justification, toute sanctification et tout salut. Celui qui possède ici-bas cette doctrine est élevé au-dessus de toute autre science ; celui qui la porte avec lui dans l’autre monde est propre à la vie éternelle. Il est difficile d’y croire, mais non pas impossible, car, par son sang, le Seigneur nous a acquis à tous la faculté de croire. »
Les espérances que ces synodes avaient fait concevoir à Zinzendorf ne se réalisèrent qu’imparfaitement. Il aurait voulu en voir résulter une grande association comprenant des chrétiens de toute dénomination et reposant sur le christianisme du cœur. Il pensait que les Frères établis à Bethléhem et à Nazareth pourraient être d’utiles ouvriers dans cette alliance évangélique. Cette société ne prit pas le développement qui eût été désirable ; toutefois, bien des âmes pieuses appartenant à diverses églises sentirent le besoin d’oublier dans l’amour de leur commun Sauveur les diversités d’opinions qui les divisaient et se groupèrent autour des communautés moraves.
Au mois de juin, après la clôture du septième synode, Zinzendorf se rendit à Bethléhem. Un nouveau renfort de cent vingt Frères venait d’y arriver d’Europe. Le comte donna alors à cette colonie une organisation régulière à peu près pareille à celle des communautés moraves d’Allemagne. Cette communauté américaine avait cependant quelques institutions qui lui étaient particulières ; par exemple, la célébration du septième jour de la semaine comme jour de repos. Zinzendorf avait toujours célébré autant que possible le sabbat, en s’abstenant ce jour-là de travaux pénibles et en le consacrant à la prière. C’est ce jour aussi qu’il choisissait de préférence pour les agapes. Ce qui donnait, à ses yeux, au samedi une valeur particulière n’était point le commandement mosaïque (car dans ce cas il aurait pu se croire tenu de se conformer également aux autres prescriptions de l’Ancien Testament) ; c’était la bénédiction prononcée sur ce jour par l’Éternel, après l’achèvement de la création ; c’était aussi et principalement la pensée que ce jour était celui pendant lequel le Seigneur Jésus avait reposé dans le tombeau. Au reste, à la différence des sabbatistes d’Angleterre et d’Amérique, il n’en célébrait pas moins avec toute l’église chrétienne le premier jour de la semaine, comme étant celui de la résurrection de Jésus-Christ. Enfin, il ne prétendait imposer à personne son opinion et sa manière de faire relativement au repos du septième jour ; voyant au contraire les inconvénients qu’entraînait le chômage de deux jours consécutifs pour des hommes obligés de vivre du travail de leurs mains, il ne tarda pas à s’expliquer là-dessus dans la communauté de Bethléhem, et déclara que chacun était libre d’agir sur ce point comme il lui convenait. Mais, pour lui, il continua toute sa vie à célébrer avec sa famille et le samedi et le dimanche.
Tout cela ne le mit pas à l’abri des rigueurs du puritanisme américain. Un dimanche soir, pendant qu’il était occupé, ainsi que sa fille, à composer des cantiques, le juge de paix entra et leur intima, au nom du roi, la défense de continuer à écrire. Le lendemain, ils durent paraître en justice pour ce délit et se virent, malgré leur défense, condamnés à une amende de six shellings chacun, comme profanateurs du sabbat.