C’est en quelque sorte une reprise de la morale indépendante, mais une reprise qui en atténue l’inconséquence du côté religieux, car, se fondant sur la distinction des deux phénomènes : conscience morale et conscience religieuse, on statue leur suffisance respective, leur indépendance réciproque, sans nier cependant leur conformité, leur convergence mutuelle et la possibilité d’une union, d’une interpénétration de chacune par l’autre.
I) L’indépendance respective du phénomène religieux et du phénomène moral, se fonde sur l’observation de certains faits historiques et sur l’hétérogénéité apparente de la psychologie des deux phénomènes.
Cette conception, qui est à bien des égards aussi populaire et courante que la précédente, a été défendue, avec des nuances, par des théologiens tels que Jalaguiera, Gretillatb, P. Chapuisc, M. Raded. Elle vient d’être reprise avec éclat par M. H. Bois dans son Discours sur le sentiment religieuxe. Il affirme que « le sentiment moral et le sentiment religieux sont deux espèces distinctes de sentiments, quoique dans l’état normal ils soient si étroitement mêlés que l’observation superficielle soit portée à les confondre ». — Il déclare plus loin que « ce sont deux phénomènes irréductibles », — que « dans aucun cas le sentiment moral n’est source du sentiment religieux » (pas plus d’ailleurs que le religieux n’est source du moral), — que « la loi morale régit nos rapports supra-sociaux avec Dieu, comme elle régit nos rapports sociaux avec nos semblables », etc.
a – Introduction à la dogmatique, p. 10-12.
b – Exposé de théol. syst., T. V, p. 269-273.
c – Revue de théol. et de phil., de Lausanne, 1897, p. 420-421.
d – Christliche Welt, 1er oct. 1896.
e – Revue de théol. et des quest. relig., de Montauban, déc. 1901, p. 476-479.
M. Bois fonde sa thèse sur une double base : une base historique, une base psychologique. — En histoire, dit-il, « il paraît établi que si le sentiment moral et le sentiment religieux sont intimement unis dans le christianisme, ils n’ont nullement été identiques et confondus à l’origine ». Et il cite à l’appui de son dire des auteurs comme Guyau, Ribot, Marillier, de la Grasserie. Il faut ajouter à ces recherches, les faits encore actuels et très nombreux où un maximum religieux existe avec un minimum moral, et inversement, un maximum moral avec un minimum religieux. Et il conclut avec Bayle que « de deux choses qui n’en sont réellement qu’une seule et la même, l’une ne peut disparaître pendant que l’autre reste ». En second lieu, M. Bois fonde la distinction, l’hétérogénéité de la morale et de la religion, sur l’hétérogénéité du sentiment moral et du sentiment religieux, hétérogénéité qu’il exprime ainsi : « Le sentiment moral est un sentiment rattaché à une loi, à une idée qui fait partie intégrante et profonde de notre nature » ; tandis que le sentiment religieux « est un sentiment rattaché à un être qui est distinct de nous, que nous situons comme un moi spécifique hors de notre moi ».
II) La thèse de l’indépendance de la religion et de la morale est passible des objections suivantes : fausse définition de l’un des deux termes, fausse interprétation des faits historiques, contradiction logique.
La conception de M. Bois nous paraît dominée toute entière par la définition psychologique du sentiment moral et du sentiment religieux. Or cette définition ne nous paraît pas acceptable et voici rapidement les objections dont l’ensemble du point de vue nous paraît passible :
1° L’obligation dite morale ne peut s’expliquer, à notre sens, (car elle ne peut se produire) ni par une idée, ni par une loi. Nous avons dit tout à l’heure pourquoi. Nous n’y revenons pas. Pour nous, l’obligation suppose toujours un rapport de personne à personne, de volonté à volonté. Dans ce cas, l’obligation serait dite morale lorsqu’elle s’applique à nos rapports sociaux avec nos semblables ; elle serait dite religieuse, lorsqu’elle s’appliquerait à nos rapports sociaux avec Dieuf. — En soi, une seule et même obligation avec des points d’application différents, — une seule et même obligation en deux fonctions différentes, — et donc unité profonde (bien que distinction relative) du phénomène religieux et du phénomène moral, dans la conscience religieuse et dans la conscience morale.
f – Nous justifierons plus tard, par l’analyse des faits, cette définition qui nous est provisoirement imposée par l’impossibilité qu’un fait ou une idée oblige la volonté.
2° L’argument historique, sur lequel s’appuie en second lieu M. Bois, nous paraît être un de ces nombreux préjugés, une de ces nombreuses illusions que traîne actuellement après elle l’histoire comparée des morales et des religions. Elles reposent sur des définitions trop étroites du phénomène moral et du phénomène religieuxg. Reprenons, pour nous en convaincre, la définition tout empirique, sans préjugés d’aucune sorte sur la nature de la religion et de la morale, que nous avions empruntée (au paragraphe précédent) à M. Class : « Il y a religion partout où il y a croyance à un ou à plusieurs êtres supra-naturels et où cette croyance vit dans les hommes de telle façon qu’ils se reconnaissent à l’égard de cet être (ou de ces êtres) des obligations pratiques quelconques, auxquelles ils donnent une expression quelconque. » Il devient évident, dès lors, que toute religion (constituée, positive) enveloppe de la morale, est de la morale. Une « obligation pratique », même cultuelle, même rituelle, est une obligation morale, un devoir religieux. De sorte que, si à toute rigueur une morale peut être conçue comme areligieuse, indépendante de la religion, la religion, une religion quelconque, ne saurait être amorale, indépendante de la morale. Elle produit, elle dégage de la morale, tout aussitôt qu’elle est religion. — Ainsi se trouve infirmée d’emblée la soi-disant indépendance, et la suffisance respective des deux phénomènes dans le champ de l’observation historique.
g – Je regrette que M. Bois ne nous ait pas donné celle des auteurs sur lesquels il s’appuie. (M. Marillier voit dans la religion : « un sentiment spécifique qui produit une croyance, tous deux conditionnant des actes ».)
3° Quant aux faits constatés, et encore actuels, de conscience religieuse avec minimum (ou même absence) de conscience morale, et inversement ; — l’argument de Bayle : « De deux choses qui n’en sont réellement qu’une seule et la même, l’une ne peut disparaître pendant que l’autre reste » — l’argument ne vaudrait que s’il y avait identité, non seulement d’essence, mais de fonction (c’est-à-dire 2 = 1), confusion totale de la religion et de la morale. C’est une hypothèse, imaginable sans doute, mais gratuite et arbitraire, car je ne vois personne qui la soutienne. Pas nous en tout cas. — Nous disons simplement que la morale indépendante de la religion étant reconnue inconséquente, que la religion en fonction de la morale étant reconnue insuffisante, nous sommes incliné par ces résultats négatifs, à mettre la morale en fonction de la religion. Cela ne veut pas dire que la religion et la morale soient deux phénomènes identiques, mais que ce sont deux phénomènes corrélatifs l’un à l’autre, impliqués l’un dans l’autre. Cela veut dire que le second dépend du premier, et plus nettement encore, que la prise de conscience de l’obligation morale et la prise de conscience de l’obligation religieuse sont deux fonctions différentes de la même conscience, deux traductions ou expressions distinctes du même absolu (deux unis par un).
Dès lors aussi le phénomène de disjonction précédemment invoqué s’explique très naturellement. Il s’explique, soit par les nécessités du développement (dans la race et dans l’individu), développement qui ne se fait pas toujours d’une manière rectiligne et égale dans toutes ses parties ; soit par la pathologie psychologique (de la race et de l’individu) attribuable au péché. La pathologie, en effet, opère, en d’autres domaines, des dissociations bien plus complètes de phénomènes bien plus uns. Par exemple qu’y a-t-il de plus un que la fonction intellectuelle, la fonction de penser ? La maladie cependant la dissocie lorsqu’elle enlève à l’un la mémoire (des mots ou des idées) sans lui enlever la faculté dialectique (groupement et mise en ordre des pensées), et qu’elle enlève à l’autre la faculté dialectique sans lui enlever la mémoire des idées. Ce qui s’opère par la maladie physique en physiologie, ne pourrait-il s’opérer en psychologie morale par la maladie morale ? — D’une manière plus générale, les idiosyncrasies sociales ou individuelles, souvent si accentuées, ne sont pas autre chose que la prévalence d’une fonction sur une autre, la dissociation d’une faculté d’avec les autres, — facultés et fonctions équilibrées et harmonieusement unies dans la nature normale de l’homme.
4° Il nous semble qu’il y a une contradiction logique à déclarer que le sentiment religieux et le sentiment moral sont, non seulement distincts (ce que nous accordons, au moins par leur point d’application), mais irréductibles l’un à l’autre, — quand d’autre part on confesse que « lorsque la foi en la divinité s’est précisée et approfondie jusqu’à devenir la foi en un Dieu unique et créateur, on ne peut pas ne pas aboutir à relier, d’une façon ou de l’autre, la loi morale à Dieu », et qu’on va jusqu’à dire que « l’émotion morale, chez un homme religieux, tend à se combiner, à s’unir étroitement, à s’identifier même avec l’émotion religieuse ». — Comment ce qui est irréductible peut-il s’identifier ? — La contradiction logique est palpable.
[Une première contradiction consisterait en ceci que d’une part l’obligation résulterait d’un fait (idée, loi), et de l’autre d’une relation personnelle (Dieu et l’homme). Comment deux obligations de nature si différente conserveraient-elles le caractère commun d’obliger ? Comment, hétérogènes par leur origine, seraient-elles homogènes par leur essence ? La contradiction serait flagrante et insoluble. — Seulement il est possible que M. Bois s’en tire en niant l’existence d’une obligation proprement religieuse, aussi réservons-nous l’objection pour le moment où il se sera expliqué sur ce point.]
Pourquoi la fait-on ? Ah voilà ! C’est qu’on ne peut pas ne pas la faire. Un exemple historique, un exemple unique sans doute dans les annales de l’humanité, mais un exemple avéré, irréfragable : celui de Jésus-Christ, y contraint. Je mets au défi quiconque a lu les Évangiles, quiconque a contemplé la conscience de Jésus-Christ à travers les Évangiles, de distinguer dans l’unité simple et candide de cette conscience, entre ce qui est morale et ce qui est religion, entre ce qui est sentiment ou émotion morale et ce qui est sentiment ou émotion religieuse. L’irréductibilité théorique vaincue, s’atteste dans le fait par l’unité réalisée. — Qu’est-ce à dire ? sinon que l’irréductibilité théorique n’était qu’apparente, que donc la théorie est fausse ; et que si la distinction subsiste en cours de développement (et même la dissociation), elle reste toute relative ; l’unité finale garantit l’unité primitive. Car il n’y a rien dans le résultat qui n’ait dû être dans la cause ; rien dans l’épanouissement qui ne soit dans le germe ; rien dans la fin réalisée qui ne soit en puissance dans le commencement.
Nous concluons donc que l’homme n’est pas un être moral d’une part, religieux de l’autre, perpétuellement vacillant entre l’un et l’autre et destiné tout au plus à conjoindre un jour et du mieux qu’il pourra sa religion avec sa morale, sa morale avec sa religion ; mais qu’il est à la fois et du même coup moral et religieux et que ces deux fonctions de son être, trouvant leur unité dernière dans la conscience de l’homme normal, supposent une unité première dans la conscience de tout homme.