Cette nature du Christ qui est bien au-dessus de la nature humaine, n’est donc pas sujette à l’angoisse qui nous fait trembler. Son corps ne connaît pas non plus les maux qui accablent nos corps terrestres tirés de la poussière, lui qui n’a pas pris son origine dans les éléments de la terre, lors même que le Saint-Esprit a fait jaillir la source du Fils de l’homme, dans le mystère de sa conception. C’est en effet la Vertu du Très-Haut qui a uni sa puissance au corps engendré de la Vierge par la conception de l’Esprit.
Quant au corps de tout vivant, il est maintenu en vie par l’âme mêlée au corps, et donc capable de souffrir, puisque sa sensibilité vibre du fait du compagnonnage de l’âme répandue dans le corps. Mais lorsqu’une âme, par suite de la bienheureuse chaleur que lui transmet sa foi et son espérance du ciel, méprise ce qui a été au début de son origine terrestre dans son corps, celui-ci, par ses sens et son esprit, est dans un état tel que lorsqu’il souffre, il cesse de ressentir la souffrance.
Dès lors, pourquoi parler encore de la nature du corps du Seigneur et du Fils de l’homme descendu du ciel ? Il arrive parfois à nos corps de terre de ne plus savoir ce que veut dire craindre et souffrir, alors qu’ils sont soumis à la loi de la douleur et de la crainte !
Je te pose en effet, cette question : Les enfants hébreux, dans la fournaise ardente de Babylone, craignaient-ils les flammes nourries d’un bois bien sec, et leur corps, conçu comme le nôtre, avait-il peur d’un tel feu ? Je te demande aussi : Eprouvaient-ils de la douleur quand ils marchaient au milieu des flammes ? Mais peut-être n’ont-ils pas souffert parce qu’ils n’ont pas été brûlés ? Et l’on pourrait alors penser que les flammes avaient perdu leur puissance naturelle de brûler. Mais non, la nature de leur corps était telle qu’il craignait de brûler et qu’il pouvait être brûlé. Voici que par l’Esprit qui sous-tendait leur foi, des corps terrestres, c’est-à-dire des corps engendrés selon les tout premiers éléments qui sont à la source de toute naissance, ne pouvaient ni brûler, ni craindre le feu ; dès lors, ce qui chez un homme est dû à sa foi en Dieu et va contre sa nature, n’est pas regardé comme naturel chez le Seigneur, alors que pour lui cela tient à l’origine de sa nature, en raison de la force de l’Esprit. Voici les enfants ligotés au milieu des flammes : ils marchent et ne craignent pas ; ils prient et ne ressentent aucune brûlure ; ils sont dans le feu et ne peuvent brûler ! Chez eux, leur corps et le feu perdent leur nature : ceux-là ne sont pas brûlés, celui-ci ne brûle plus ; et pourtant, chez les autres hommes, la nature du corps et du feu, est bien d’être brûlé et de brûler : car le feu consume ceux qui sont autour du bûcher, et les voici qui reçoivent la peine même qu’ils infligeaient[67] !
[67] Cf. Daniel 3.19-23.
Et toi, hérétique impie, tu refuses d’admettre que le Christ n’a pas souffert des clous qui ont transpercé ses mains, et que cette blessure du fer qui le perça ne lui causa aucune peine ? Je te le demande, pourquoi les enfants n’ont-ils pas craint le feu, pourquoi n’en ont-ils pas souffert ? Que renfermait donc la nature de leur corps pour vaincre la nature du feu ? Si par le zèle de leur foi et la gloire de leur heureux martyre, ceux qui avaient tout lieu de craindre ne connaissaient plus la crainte, le Christ aurait-il été atterré par la crainte de la croix, lui qui, même s’il avait eu dans sa conception, une origine souillée comme la nôtre, devait pourtant rester Dieu sur la croix, juger le monde et régner dans les siècles sans fin ? Oublieux d’un tel avenir, aurait-il tremblé dans l’angoisse d’une crainte qui ne lui aurait guère fait honneur ?
Daniel mange le repas apporté par le prophète : on le voit sans crainte dans la fosse aux lions[68]. Les Apôtres se réjouissent d’être frappés de verges et de souffrir pour le nom du Christ[69]. Paul regarde son sacrifice comme lui méritant une couronne de justice[70]. Les martyrs entonnent des hymnes avant d’offrir leur cou à la hache du bourreau, ils montent en chantant des cantiques sur les monceaux de bois enflammés entassés pour eux. Ce que sent leur foi transforme à tel point leur corps, que, sans craindre la faiblesse de leur nature, ils ne sentent plus la douleur ; ainsi le but que l’âme se propose donne-t-il force au corps, et celui-ci, sous l’action de l’âme, ne ressent plus rien d’autre que ce qui donne de l’élan à l’ardeur de l’âme : vivifié par l’âme, le corps ne ressent pas une souffrance que l’âme oublie par suite du désir de la gloire qui accapare son attention.
[68] Cf. Daniel 14.30-36.
[69] Cf. Actes 5.41.
[70] Cf. 2 Timothée 4.6-8.
Il est donc courant que chez les hommes, l’enthousiasme de l’âme, assoiffée de gloire, la rende insensible aux souffrances, inattentive aux blessures et sereine devant la mort. Dès lors, tandis que l’Esprit qui soutient leur foi, préserve de toute faiblesse les glorieux et bienheureux martyrs, pourquoi attribuer à Jésus-Christ, le Seigneur de gloire[71], la faiblesse d’avoir un corps brisé de douleur, alors que la frange de son vêtement a la puissance de guérir[72], alors que la nature de son corps est telle que par sa salive et sa parole, voici l’homme à la main desséchée qui, sur l’ordre qu’on lui donne, étend sa main et se voit guéri[73] voici l’Homme ne aveugle qui se trouve débarrassé de cette infirmité, et voici l’oreille coupée qui revient à sa place.
[71] Cf. 1 Corinthiens 2.8.
[72] Cf. Luc 8.4.
[73] Cf. Matthieu 12.13 : Jean 9.1.
Dieu, le Fils Unique a donc enduré toutes les misères de nos souffrances qui s’abattaient sur lui. Mais il les a subies dans la puissance de sa nature, tout comme il est né dans la puissance de sa nature. Car lorsqu’il est né, il a conservé dans sa naissance sa nature toute-puissante. En effet, il est né à la manière des hommes, mais il n’a pas été conçu à la manière des hommes : son enfantement suivit le cours d’une naissance humaine ordinaire, mais à sa source, il n’y a pas une conception humaine ordinaire. C’est pourquoi s’il a souffert dans son corps par suite de l’infirmité de notre corps, c’était pour prendre les souffrances de notre corps dans la puissance de son corps. Et le prophète se porte garant de cette conviction qui est nôtre, par ces mots : « Il portait nos péchés, c’était pour nous qu’il souffrait, et nous autres, nous le regardions comme affligé, percé de coups et persécuté. Or il a été blessé par suite de nos fautes, réduit à rien en raison de nos péchés » (Ésaïe 53.4-5).
Cette pensée toute humaine qui nous porte à croire que le Christ a ressenti la douleur de ses souffrances, est donc une erreur. Oui, il porte nos péchés, c’est-à-dire qu’il prend sur lui notre corps de péché, mais il ne pèche pas. En effet, envoyé dans une chair oc semblable à la chair du péché » (Romains 8.3), il porte dans sa chair le péché, mais il s’agit de notre péché. Et c’est pour nous qu’il souffre, mais sans éprouver le sentiment de la douleur qui est nôtre, puisque : « sous son aspect, il fut reconnu comme un homme » (Philippiens 2.7) ; il a en lui notre corps de douleur, mais sans avoir ce qui lui permettrait de souffrir, étant donné que, bien qu’il soit sous l’aspect d’un homme, la source de son être ne vient pas de l’homme, car il est né de la conception de l’Esprit-Saint.
C’est pourquoi nous le considérons comme affligé, percé de coups et persécuté. Car lui, qui a pris la « forme d’esclave » et qui est né de la Vierge, il nous donne naturellement l’impression d’avoir souffert dans sa Passion. Oui, « il a été blessé », mais « par suite de nos fautes ». Car bien qu’il ait été blessé, cette blessure n’est pas celle de son péché. Et tout ce qu’il endure, il ne l’endure pas pour lui. Ce n’est pas en effet pour lui qu’il est né, pas plus qu’il n’est pécheur en lui-même. L’Apôtre souligne le motif de ce dessein divin par ces mots : « Nous vous en supplions par le Christ, laissez-vous réconcilier avec Dieu. Celui qui n’avait pas connu le péché, Dieu l’a fait péché pour nous » (2 Corinthiens 5.20-21). C’est donc pour condamner le péché dans la chair par le péché, que le Christ s’est fait lui-même péché[74], bien qu’il soit exempt du péché. En d’autres termes, pour condamner dans la chair le péché par la chair, bien qu’étranger à la chair, il s’est fait chair pour nous. Et voilà pourquoi il fut blessé par suite de nos fautes.
[74] Cf. Romains 8.3.
Au reste, l’Apôtre ne nous dit pas que le Christ ait tremblé devant la douleur. Car désirant nous parler de l’économie de sa Passion, il nous la présente au cœur du mystère de sa divinité : « Vous pardonnant tous vos péchés, assure-t-il, il a effacé le document accusateur que les commandements retournaient contre nous et l’a fait disparaître, le clouant à la croix, après s’être dépouillé de la chair ; il a livré en spectacle les Principautés et les Puissances, triomphant d’elles en son propre corps, par sa confiance » (Colossiens 2.13-15).
Te semble-t-il donc que cette force divine ait fléchi devant le clou qui blessait sa chair, et que, remplie d’épouvante devant la pointe qui perçait sa main, elle se serait changée en une nature capable de souffrir ? Pourtant l’Apôtre qui nous a précisé que le Christ s’exprime par sa bouche[75], et nous a rappelé l’œuvre de notre salut accomplie par le Seigneur, nous parle en ce texte du Christ : celui-ci s’est dépouillé de sa chair ; par sa confiance il couvre de confusion les Puissances, et il triomphe d’elles en lui-même.
[75] Cf. 2 Corinthiens 13.3.
Tu soulignes dans la souffrance du Christ une nécessité, et non un don en vue de ton salut ; tu supposes dans sa croix une douleur lancinante, et tu ne discernes pas, cloué sur elle, le décret de mort porté contre toi ; tu vois dans son trépas la violence qui lui est faite par la mort, et tu n’y reconnais pas l’acte de se dépouiller de sa chair sous l’action de la puissance de Dieu : tu veux enfin que sa mort soit autre chose que la confusion dont il couvre les Puissances, un geste de confiance et un triomphe. Eh bien, mets-la au compte de la faiblesse, si c’est pour lui une nécessité de mourir, conséquence de sa nature, si sa mort est pour lui une violence qui lui est faite, si elle lui fait perdre confiance et si elle revêt un caractère infamant ! Mais si le mystère de sa Passion, tel qu’on nous l’annonce, est tout le contraire, dis-moi donc par quel égarement de l’esprit changerait-on le sens de ce qu’il nous faut croire, après avoir rejeté la foi que nous transmet l’Apôtre ; par quelle folie s’emparerait-on de ce qui est un libre vouloir et une réalité mystérieuse, et se servirait-on de tout ce mystère pour outrager la nature divine que l’on qualifierait de débile !
Non, le triomphe du Christ est complet : il s’offre à ceux qui viennent pour le crucifier, et ceux-ci ne peuvent supporter sa présence[76]. Il se dent debout pour entendre sa sentence de mort, mais ensuite il s’assiéra à la droite du Tout-Puissant[77]. Le voici percé de clous, mais il prie pour ses bourreaux. Il boit le vinaigre, mais il consomme le mystère[78]. On le met au nombre des malfaiteurs[79], mais il donne le Paradis[80]. On l’élève sur le bois, mais la terre tremble. On le suspend à la croix, mais le soleil et la lumière du jour s’enfuient. Il sort de son corps, mais il rappelle les âmes dans leur corps[81]. Mort, on l’ensevelit, mais Dieu, il ressuscite. En tant qu’nomme, il endure pour nous toutes sortes de faiblesses, en tant que Dieu, il triomphe d’elles toutes.
[76] Cf. Jean 18.6-7.
[77] Cf. Matthieu 26.24.
[78] Cf. Luc 23.34 ; Jean 19.30.
[79] Cf. Marc 15.28.
[80] Cf. Luc 23.43.
[81] Cf. Matthieu 27.45-52.
Il nous reste encore, prétendent les hérétiques, un autre aveu de faiblesse, celui-là sérieux et accablant ! Et de plus, il vient de la bouche même du Seigneur qui s’écrie : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Matthieu 27.46). N’est-ce pas là une plainte déchirante ? Le voici abandonné et livré à sa faiblesse !
Vraiment, dans sa belle intelligence, l’impie n’a peur de rien ! Il trouve à se battre avec toutes les paroles du Seigneur, de quelque nature qu’elles soient ! Eh quoi ? Voilà le Seigneur qui se hâte vers la mort, et il doit être glorifié par une mort qui lui permettra de s’asseoir à la droite du Tout-Puissant ! Et il craindrait une mort qui renferme en elle tant de motifs d’être heureux ! Il se désolerait amèrement d’avoir été abandonné par Dieu à une mort qu’il ne pouvait éviter, alors que sa mort sera la porte ouverte à toutes ces joies !
Bien plus, par cette objection le savoir-faire des hérétiques s’efforce pour ainsi dire, de se frayer une route qui leur permettra d’avancer encore une impiété : ou bien Dieu le Verbe ne serait pas du tout dans l’âme du corps du Christ, en sorte que Jésus-Christ, fils de l’homme, ne serait pas le Fils de Dieu, ou bien Dieu le Verbe n’a plus de raison d’être, puisque c’est l’âme qui vivifie le corps du Christ ; ou encore, celui qui est né comme homme, n’est pas du tout le Christ, puisque le Verbe de Dieu habite en lui comme l’Esprit habite un prophète.
Et même, l’égarement de leur stupide perversité renchérit sur son impiété et se hausse à une audace plus grande encore : ils soutiennent que Jésus-Christ, avant de naître de Marie, n’était pas le Christ : celui qui est né d’elle, n’est pas le Dieu qui était, mais un être qui a eu un commencement puisqu’il est né. En conséquence, on ajoute encore cette énormité : Dieu le Verbe, considéré comme s’il était une partie des attributs de Dieu, se projetant au-dehors en une sorte d’émanation, d’extension, aurait habité en cet homme qui reçoit son être de Marie, il l’aurait fortifié par la puissance de son action divine, bien que pourtant cet homme vive par la nature et la motion de son âme.
Cette doctrine subtile et pernicieuse les conduit à ces déviations : ou Dieu le Verbe devient l’âme du corps du Christ, par une altération de sa nature qui se dégrade, et le Verbe cesse d’être Dieu ; ou bien au contraire, nous n’avons dans le Christ qu’un homme doté d’une nature qui n’a rien à voir avec celle de Dieu, une simple nature d’homme animé par la seule vie de l’âme qui le meut, en qui habiterait la Parole de Dieu, c’est-à-dire comme la puissance d’une voix qui se répand au loin[82].
[82] Le texte latin comporte l’idée d’extension, vue sabellienne de la procession du Fils : « In quo verbum Dei, id est quaedam quasi potestas extensae vocis habitaverit ». « Verbum » a été traduit par « Parole », puisque ce mot est explicité ensuite par « vocis ».
Et de toute façon, voici la porte ouverte à une interprétation impie : ou Dieu le Verbe déchoit dans une âme humaine, et il cesse d’être Dieu le Verbe ; ou le Christ n’existait pas avant son enfantement de Marie. Dans ce cas, Jésus-Christ qui ne serait qu’un homme ordinaire doté d’une âme et d’un corps, aurait eu son commencement comme tous les autres hommes ; la puissance de la parole divine qui se serait étendue jusqu’à lui, l’aurait fortifié de l’extérieur pour lui donner le courage d’accomplir ses œuvres ; mais à présent, sur la croix, cette extension s’étant retirée, le Christ qui se voit abandonné par Dieu le Verbe, s’écrie : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Matthieu 27.46). Ou bien, si sa nature qui était celle du Verbe de Dieu, s’est altérée pour devenir celle de l’âme du corps humain du Christ, voici maintenant celui-ci sans ressource et livré à la mort, alors qu’auparavant il s’était appuyé en toutes circonstances sur le secours de son Père ; aussi se plaint-il amèrement de sa solitude et d’avoir été abandonné.
Ici et là, on voit quel danger mortel c’est peur une foi tronquée, ou de croire que la plainte amère du Christ exprime une faiblesse de nature chez Dieu le Verbe, ou de s’imaginer que le Christ n’était pas du tout Dieu le Verbe, du fait que la naissance de Jésus-Christ du sein de Marie, marque le commencement de son être.