Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 23
L’Évangile prêché au Louvre et dans les églises de la métropole

(Carême 1533)

2.23

Roussel invité à prêcher dans les églises – Craintes de Roussel, refus de la Sorbonne – Prédications au Louvre – Foule – - Effets de ces prédications – La reine veut de nouveau des églises – Courault et Berthaud y prêchent – Essence de la prédication évangélique – Ses effets – Agitation de la Sorbonne – On ne veut pas l’écouter – Le Picard, boute-feu – Sédition de Beda et des moines – Le peuple s’agite – Dieu a les tempêtes en sa main

L’alliance avec l’Angleterre, l’espérance de pouvoir dans un temps plus ou moins rapproché triompher de Charles-Quint, remplissait de joie le roi de France. Aussi le carnaval de l’an 1533 fut-il magnifique à Paris. Il n’y avait à la cour que fêtes, bals et banquets. Les jeunes dames et les jeunes seigneurs ne pensaient qu’à la danse et à l’intrigue, et les esprits plus graves se scandalisaient. « Ce sont de vraies Bacchanalesh, » disaient des évangéliques. Le carnaval fini, François Ier partit pour la Picardie, en laissant à Paris le roi et la reine de Navarre. Marguerite respira alors plus librement. Elle avait dû, bon gré, mal gré, assister à toutes les fêtes ; elle résolut de s’en dédommager en organisant, au lieu des bacchanales, auxquelles elle avait assisté parfois, de grandes prédications évangéliques. François Ier ne donnait-il pas la main au roi d’Angleterre et aux protestants d’Allemagne ? Il fallait en profiter pour faire prêcher courageusement la nouvelle doctrine. La reine de Navarre appela Roussel, et lui communiqua son intention. Elle ouvrira les grandes églises de la capitale, et du haut de ces chaires se feront entendre au peuple de Paris de puissantes voix d’appel. Le pauvre aumônier, dont le courage n’était pas la vertu la plus saillante, fut d’abord effrayé. Il pouvait s’abandonner, dans les beaux salons de Marguerite, à ses pieuses et un peu mystiques aspirations ; mais monter dans les chaires de Paris… cette pensée l’épouvantait ; il supplia la reine de Navarre d’en chercher un autre. Roussel ne niait pas qu’il fût bien de prêcher l’Évangile aussi publiquement, mais il s’en déclarait incapable. « Le ministre évangélique, disait-il, doit avoir à cette heure une foi invinciblei. L’ennemi contre lequel il combat, c’est le royaume de l’enfer avec toute sa puissancej … Il faut qu’il se défende de droite et de gauche… Que me demandez-vous ?… Quoi ! prêcher la paix mais sous la croix ! amener le règne de Dieu, mais au milieu des citadelles du diable Parler de repos, au milieu des plus furieuses tempêtes ; de vie, au milieu de la mort ; de béatitudes, au milieu de l’enfer ! Qui est propre à ces choses ?… Sans doute la tâche est belle ; mais nul ne doit s’en charger s’il n’y est appelé. Or je ne sens rien en moi de ce que doit avoir à cette heure un dispensateur de l’Évangile de Christk. »

h – « Bacchanalia factis mullis regiis conviviis. » (Siderander Bedroto. Msc. de Strasbourg, Schmidt edidit.)

i – « Exigit invictum fidei robur. » (Roussel à Œcolampade, Ep. Ref. helvet., p. 20.)

j – « Adversus totum Inferorum regnum, a dexteris et a sinistris. » (Ibid.)

k – « Nihil minus in me sentiam quam quod ad evangelicum dispensatorem et ministrum attinet. » (Roussel à Œcolampade. Ep. Ref. helvet., p. 20.)

Un homme tel que Calvin eût mieux valu sans doute, mais Marguerite n’eût ni osé, ni même voulu le mettre en avant. Ces prédications revenaient certes au chapelain ; aussi la reine de Navarre, pleine d’énergie et d’entrain, décidée à profiter de l’occasion pour donner à l’Évangile le droit de cité dans Paris, insista auprès de son aumônier, lui promit le secours de ses prières et de sa faveur, et enfin le décida à prêcher. Au fond, sa modestie l’honore : sans doute il faut de la hardiesse ; mais bien des âmes, humbles, candides, eussent hésité comme Roussel. Il était plus propre qu’il ne le pensait à l’œuvre qu’entreprenait la reine de Navarre.

Cet obstacle étant surmonté, Marguerite en rencontra un autre. L’usage voulait que les prédicateurs fussent appointés par la Sorbonne ; or il était impossible de lui faire accepter Roussel. Elle nommera des moines, disait Calvin, des furieux, des criards, dont la bouche fait retentir les temples d’insultes contre la véritél. » La lutte s’engagea ; et malgré l’absence de François Ier, malgré l’influence de la reine de Navarre, la Sorbonne eut le dessus, et les chaires de la capitale furent interdites à l’aumônier. Marguerite s’indigna contre ces clercs qui se regardaient comme les portiers du royaume des cieux, et empêchaient, par leur tyrannie, qu’on en ouvrît la porte ; mais Roussel ne fut pas fâché qu’on lui interdît une œuvre au-dessus de ses forces.

l – « Quisque erat clamosisimus et stolido furore præditus. » (Calvinus Danieli, Ep., p. 3. Genève, 1575.)

Rien ne pouvait arrêter la reine. Décidée à donner l’Évangile à la France, elle se disait qu’il fallait agir maintenant ou jamais ! Son zèle l’entraîna même à un acte extraordinaire. La Sorbonne ferme à Roussel la porte des églises, Marguerite lui ouvrira le palais des rois. Elle fit préparer une salle au Louvre, et ordonna d’y admettre tous ceux qui voudraient entrer. Le roi en fut-il prévenu ? Cela est possible, même probable. Il ne craignait pas de montrer au pape et à Charles-Quint, jusqu’où pourrait aller son alliance avec Henri VIII et les protestants. Il n’eût pas voulu faire lui-même le schismatique, l’hérétique ; mais il aimait parfois que sa sœur le fit ; il pourrait toujours se justifier en alléguant son absence. — Un prêche luthérien au Louvre ! Ceci était vraiment étrange ; aussi une grande foule accourut, et tout le monde ne put trouver place. Marguerite fit ouvrir une salle plus vaste ; mais bientôt tout fut comble de nouveaum, salle, antichambre, corridors. Il fallut changer une troisième fois de localn. En vain choisissait-elle la salle la plus vaste ; en vain les galeries et les chambres adjacentes se remplissaient-elles ; la place manquait toujours. Ces prédications évangéliques au Louvre excitaient dans tout Paris une vive curiosité. Rien n’était plus en vogue, et le bon Roussel, à son grand étonnement, devint célèbre. Il prêcha tous les jours pendant tout le carêmeo, et chaque jour la foule augmenta. C’étaient des nobles, des jurisconsultes, des lettrés, des marchands, des écoliers, toutes sortes de bourgeois qui arrivaient de toutes les parties de Paris, surtout des quartiers de l’Université et de l’abbaye Saint-Germain. A l’heure des prêches on se suivait à la file sur les ponts de la Seine ; on la traversait même en bateau. Les uns étaient attirés par la piété, les autres par la curiosité, d’autres par la vanité. Quatre ou cinq mille auditeurs se pressaient chaque jour autour de Rousselp.

m – « Vix enim locus inveniebatur qui satis capax esset. » (Lettre écrite de Paris, le 28 mai 1583, par Pierre Siderander. Msc. de Strasbourg. — Schmidt, G. Roussel, p. 201.)

n – « Adeo ut ter mutare locum coactus sit. » (Ibid.)

o – « Concionatus est autem quotidie per totam hanc quadragesimam. » (Siderander. Msc. de Strasbourg.)

p – « Ut nulla fere concio facta fuerit quin hominum quatuor vel quinquo millia adfuerint. » (Ibid.)

Quand les bons bourgeois, les étudiants, les professeurs avaient monté l’escalier du Louvre, traversé quelques pièces d’entrée, et étaient arrivés à la porte de la salle principale, ils s’arrêtaient, ouvraient de grands yeux, et considéraient avec admiration le spectacle qui s’offrait à eux dans le palais du monarque. Le roi et la reine de Navarre étaient aux premières places dans de somptueux fauteuils, d’où la vive Marguerite jetait un regard satisfait sur tous ces hommes de la cour, ces notables de la cité, ces Parisiens curieux, ces amis de la Réforme, qui se pressaient autour de la Parole divine. Il y avait des gens de toute espèce ; Jean Sturm, déjà si décidé pour l’Évangile, s’y rencontrait à côté de l’élégant Jean de Montluc, plus tard évêque de Valence. Enfin le ministre ouvrait la bouche, priait avec onction, lisait l’Écriture sainte avec gravité, puis adressait ses exhortations aux auditeurs. Ses paroles étaient simples, mais elles remuaient profondément les cœurs. Roussel annonçait le salut obtenu par une foi vivante, et faisait sentir la nécessité d’appartenir à l’Église invisible des saints. Au lieu d’attaquer la religion romaine, il adressait des appels à la conscience, et cette prédication d’un Évangile un peu mitigé sans doute, gagnait les esprits plutôt que de les irriter. Habitué qu’il était au babil des moines, l’auditoire écoutait avec sérieux la prédication pratique du ministre de Dieu. Ce n’étaient pas de scolastiques subtilités, d’absurdes légendes, des anecdotes plaisantes, des déclamations burlesques, ou même des tableaux obscènes.… C’était l’Évangileq. On s’entretenait en sortant du Louvre, soit des prédications, soit du prédicateur. Sturm, de Strasbourg, et Jean de Montluc en particulier, parlaient souvent ensembler. Le contentement était universel. Quel prédicateur ! s’écriait-on, jamais nous n’avons rien entendu de pareil ! Quelle liberté dans sa parole, quelle fermeté dans son enseignements ! » Quelques-uns des auditeurs en écrivirent dans leur ravissement à Mélanchthon, qui en informa Luther, Spalatin et d’autres de ses amist. L’Allemagne se réjouissait en voyant la France se mettre enfin en marche.

q – Schmidt, G. Roussel, p. 85.

r – Voir Sturm à Montluc, 17 juin 1562.

s – « Gerardus libere docet Evangelium in ipsa Lutetia… in aula Reginae Navarræ magna animi constantia… » (Melanchton, Corp. Ref., II, p. 658.)

t – « Haec certa sunt et mihi, ex Parisiis, ab optimis viris diligenter perscripta. » (Corp. Ref., II, p. 658.)

Marguerite, douée de l’imagination la plus vive et du cœur le plus chaud, était tout feu. Elle parlait aux gens du monde de « la paix du Seigneur qui surpasse toute volupté. » Elle disait aux amis de l’Évangile : « Le Tout-Puissant nous fera la grâce d’accomplir ce qu’il nous a fait la grâce de commencer. » Elle ajoutait : « Je m’y emploieraiu. » Elle excitait, surexcitait tous ses alentours, et c’était en grande partie à son incessante activité que l’on devait les auditoires nombreux du Louvre… Elle savait par une parole, par un message, amener des courtisans qui ne pensaient qu’à la débauche, des catholiques qui ne voulaient que le pape. Cloche retentissante, elle appelait Paris à entendre les voix de Dieu, et entraînait les foules. Douée au plus haut degré, tant que son frère ne l’arrêtait pas, de cette énergie que montrent souvent les femmes dans les choses religieuses, elle était résolue à poursuivre son œuvre, et à gagner le prix de la course.

uLettres de la reine de Navarre, passim.

Elle revint à sa première pensée. Elle se dit que pour opérer une réforme dans l’Église, sans occasionner un schisme, le mieux était que l’Évangile fût prêché dans les temples de Paris et de la France. On laisserait subsister les cérémonies du culte romain et la juridiction des évêques, mais on annoncerait Christ. Ce système, au fond celui de Mélanchthon et même alors de Lutherv, était celui dont elle poursuivait la réalisation. Le triomphe qu’elle venait de remporter au Louvre doublait son courage ; elle résolut d’avoir les églises qu’on lui avait d’abord refusées. Elle se mit donc à travailler le roi, et obtint de ce prince, qui ne pensait alors qu’à ses alliances avec Henri VIII et les protestants, un diplôme qui autorisait l’évêque de Paris à appointer lui-même ceux qui devaient prêcher dans son diocèsew. Ce prélat, frère du diplomate Du Bellay, passait pour être, comme son frère, ami de la Réforme ; il nomma, à la demande de Marguerite, deux moines augustins, fort évangéliques : Courault et Berthaud. « Vraiment, dit-on, voilà des hommes de l’ordre auquel Luther a appartenu, qui vont prêcher dans la capitale de la France la doctrine du grand réformateur. » Tous les évangéliques étaient dans la joie, et ne cessaient d’écrire de tous côtés que Paris était garni de trois excellents prêcheurs, annonçant la vérité… avec un peu plus de hardiesse que l’on avait coutumex

v – Négociations de Smalkalde, août 1531.

w – « Allatum est regium diploma quo pariensi episcopo permittit præficere quos velit singulis parochiis concionatores. » (Calvini Ep., p. 3)

x – Théod. de Bèze, Hist. des Eglises réformées, p. 9.

Courault, chrétien sincère, scripturaire, et qui ne trempait nullement dans les subtilités de Marguerite, prêchait à Saint-Sauveur. On voyait les habitants du quartier Saint-Denis et même de tout Paris se porter en foule vers cette église. Bien des gens, qui avaient dit des prédications du Louvre : « Ce n’est pas pour nous, » accouraient dans ces lieux qui appartenaient au peuple. L’homme qui montait en chaire était d’un certain âge ; il n’avait pas la grâce de Roussel ; il était même un peu rude, et annonçait l’Évangile sans phrase et sans fard. Sa parole vive et agressive, son geste expressif et un peu menaçant saisissait l’attention. Il attaquait sans détour les erreurs de l’Église et les vices des chrétiens. Courault ne venait pas, comme les prédicateurs romains l’avaient fait jusqu’à cette heure, imposer à ses auditeurs des lois, des cérémonies, certains actes du culte, au moyen desquels ils se réconcilieraient avec Dieu, et mériteraient sa faveur. Il ne parlait nullement de ces fêtes, de ces dédicaces, de ces usages, de ces prières et de ces chants mécaniques, où l’intelligence et le cœur n’ont point de part, et dont l’Église surchargeait les fidèles. Il avait surtout horreur de tout ce qui mêle à l’adoration de Dieu, le culte de la créature, et ne voulait pas qu’on obscurcît l’œuvre parfaite de Christ par l’invocation d’autres médiateurs. Il annonçait que le vrai culte du Nouveau Testament c’était la foi à l’Évangile, c’était l’amour qui provient de la foi ; c’était la communion avec Christ, c’était la patience sous la croix, c’était une sainte activité pour bien faire, accompagnée d’une constante prière du cœur. Cette prédication, si nouvelle dans la capitale, attirait un immense concours. L’enthousiasme était universel. « Celui-ci est au premier rang parmi les bons ! disait-ony. Il nous semble être une sentinelle sur une tour qui, les yeux fixés vers l’Orient, annonce que le soleil longtemps caché apparaît enfin sur la terrez. » La lumière jaillissait des discours de Courault. Il avait la vue faible, et plus tard dans l’exil, en Suisse, où il fut le collègue de Calvin, il devint tout à fait aveugle ; mais sa parole conserva toujours une grande clarté. Quoique aveugle, disait-on de lui, il illumine les âmesa ! » Parmi ses auditeurs se trouva Louis Du Tillet, l’ami de Calvin, et ce jeune chanoine fut tout ému de la foi vivante du vieux augustin. « Oh ! quelle piété j’ai vue en lui ! » s’écriait-il plus tardb.

y – « Qui inter bonos postremus non erat. » (Calvini Ep., p. 3.)

z – « In specula nostra, donec appareat quod nunc absconditum est. » (Calvini Ep., p. 3.)

a – Theod. de Bèze, Hist. des Églises réformées, I, p. 9.

bCorrespondance de Calvin et Du Tiltet, p. 78.

L’autre prédicateur nommé par l’évêque, Berthaud, abandonna plus tard l’Évangile, et mourut chanoine de Besançon, en sorte que chacun se rappela cette parole du Sauveur : De deux qui seront dans un même champ, l’un sera pris et l’autre laissé (Matthieu 24.40).

Ces prédications évangéliques, au palais du roi et dans les églises de Paris, étaient un fait important, et il n’y a eu dès lors rien de pareil en France. Aussi l’alarme fut au comble. On se demandait si les sentinelles de l’Église dormaient, et si la barque de saint Pierre allait couler à fond, tandis que la nacelle évangélique semblait flotter à pleine voile…

Les docteurs de la Sorbonne ne dormaient pourtant pas ; ils avaient au contraire l’oreille au guet, envoyaient leurs espions dans les assemblées évangéliques, recevaient leurs rapports et tenaient conseil tous les jours. Les membres de la compagnie, le proviseur, le prieur, le sénieur, le conscripteur, les professeurs, les procureurs, les bibliothécaires disaient hautement et unanimement que tout était perdu si l’on ne se hâtait d’arrêter le mal. Les évangéliques et les lettrés s’apercevaient de ces débats fanatiques : « Oh ! troupe de scribes et de pharisiens ! » s’écriaient-ilsc. Mais cela n’arrêtait pas la troupe. « Que faut-il faire ? » disait-elle. Beda répondait : « Qu’on saisisse les prédicateurs, et qu’on les mette à mort comme Berquin ! » Quelques hommes plus modérés ou plus politiques, sachant que la sœur de François Ier faisait prêcher Roussel, reculaient devant cette pensée, craignant d’offenser le roid… « O politique insensée ! s’écriait Beda, ô lâcheté inouïe ! La Sorbonne n’est-elle pas l’oracle de l’Europe ? Doit-elle rendre des réponses ambiguës, comme jadis les oracles des païens ? »

c – « Turba illa scribarum et pharisæorum ! » (Manuscrit de Strasbourg.)

d – « Non facile contra Regem temere ausi sunt certamen suscipere. » (Ibid.)

Beda eut le dessus et Roussel fut dénoncé au roi. « Adressez-vous à mon chancelier, dit ce prince qui ne voulait dire ni oui ni non. » Les délégués de la Sorbonne se rendirent auprès de Duprat. « Adressez-vous à l’évêque, » dit le cardinal qui craignait de déplaire au roi. Les sorbonistes se rendirent donc auprès du diocésain, un peu soucieux de l’accueil qu’ils en recevraient. En effet, le libéral Du Bellay se moqua d’euxe … Les docteurs, indignés, mais infatigables, s’adressèrent alors au premier président, qui était de leurs amis ; mais ce magistrat, croyant s’apercevoir que la Sorbonne était en disgrâce, ne se soucia pas d’embrasser sa cause. La colère des docteurs fut alors sans bornes. N’y aurait-il plus de justice en France, pour les champions de la papauté ? Les amis des lettres qui avaient suivi attentivement tous ces ricochets, souriaient de l’embarras des prêtres ; et Sturm en particulier, le restaurateur des études dans Strasbourg, alors professeur à Paris, ne les épargnait pas : « Voyez ces Thersites ! » disait-il. C’était au plus laid, au plus lâche et au plus bouffon des Grecs qu’il comparait ces messieurs. « Ils sont à bout et ne peuvent réussir, continuait Sturm ; car ceux qui peuvent les secourir ne le veulent pas, et ceux qui le voudraient ne le peuventf. »

e – « Hic aperte eos illusit. » (Sturm à Bucer, edidit Strobel, p. 106.)

f – « Isti Thersitæ… hi qui possunt, nollent ; et qui cuperent non auderent adesse. » (Ibid.)

Alors les docteurs de la Sorbonne perdirent toute mesure. « Le roi, disaient-ils, qui soutient publiquement les hérétiques, sa sœur et l’évêque de Paris qui les protègent, sont aussi coupables qu’eux. » L’ordre fut donné sur toute la ligne ; toutes les chaires devinrent des volcans. Furibondes déclamations, sermons superstitieux, discours scolastiques, prédications violentes et grotesques, les soutiens de Rome n’épargnaient rien. Savez-vous ce que c’est qu’un ministre hérétique ? disait un moine : c’est un porc, debout dans une chaire, orné du bonnet et du surplis, et prêchant à un auditoire… d’ânesg. »

g – L’une des stalles d’une église de Toulouse représente une telle scène, avec ces mots : Calvin le porc prêchant.

Le boute-feu le plus actif de cet incendie était un bachelier en théologie, professeur au collège de Navarre, plus tard doyen de Saint-Germain l’Auxerrois, nommé Le Picard. Jeune pour lors (il avait vingt-neuf ans), d’un esprit tempestatif s’il y en eut jamais, il tempêtait en effet dans les conventicules des prêtres et dans les églises. Il montait dans les chaires, combattait Courault ; et le peuple, qui avait été entendre l’augustin, allait de même entendre le bachelier. Le Picard faisait de grands gestes, poussait de grands cris, invoquait la Vierge, attaquait le roi, et l’accusait nettement d’hérésie. Ce bachelier était un vrai précurseur de ceux qui conseillèrent la Saint-Barthélemy ; il fit plus tard une proposition digne des Guises et des Médicis : « Que le gouvernement fasse semblant d’être luthérien, dit-il, afin que les réformés s’assemblent ouvertement, en sorte qu’on puisse faire main-basse sur eux, et en purger une bonne fois le royaumeh. » Un moine, ravi de ses vertus, a écrit sa vie sous ce titre : Le parfait ecclésiastiquei.

h – Labitte, Démocratie des prédicateurs de la Ligue, p. 3.

i – Paris, 1658, in-12.

Cependant si Le Picard était le plus vif combattant, Beda restait le général. Placé comme sur une hauteur, il dominait le champ de bataille, examinait de son regard où il fallait porter du secours, écrivait chaque jour aux orateurs de son parti, à Le Picard, à Maillard, à Ballue, à Bouchigny et à d’autres, et les conjurait de ne pas ralentir un instant leurs coups : « Soulevez, leur disait-il, soulevez le peuple par vos discoursj. » C’était un moment de crise ; il s’agissait de savoir si la France resterait catholique ou deviendrait hérétique. — « Si la monarchie abandonne la papauté, agitez, disait-il, agitez, agitez encore ! » Alors des moines fanatiques montant en chaire, excitaient le peuple par leur fougueuse éloquence : Ne permettons pas, s’écriaient-ils, que cette hérésie, de toute la plus pestilentielle, prenne racine parmi nous… Arrachons, rejetons, démolissonsk… »

j – « Beda sollicitabat suos oratores ut ne cessarent in suis demegoriis concitare populum. » (Sturmius Bucero. Msc. Strasb.)

k – « Populum stimulare ne hæresim hanc pestilentissimam radices agere pateretur. » (Siderander Bedroto. Msc. Strasb.)

Toutes les forces de la papauté donnèrent en ce moment, comme dans une bataille où le général jette ses réserves au milieu du combat. On mit à l’œuvre les moines mendiants, ces vrais soldats de la papauté, qui avaient accès dans toutes les familles. Dominicains, franciscains, augustins, carmélites, ayant reçu le mot d’ordre, entraient dans les maisons de Paris. Les femmes et les enfants, accoutumés à eux, leur disaient : « Bonjour, frère Jean, frère Jacques ; » et tandis qu’on remplissait leurs sacs, ils murmuraient à l’oreille des bourgeois : « Le pape est au-dessus du roi… Si le roi favorise les hérétiques, le pape nous affranchira du serment de fidélité… »

On fit plus encore. Le peuple a besoin, quand on veut l’ébranler, d’être remué par quelque spectacle. On publia dans toutes les églises une neuvaine à Monsieur saint Jacques. Aussitôt une foule accourt entendre le bon saint, muni du long bâton des pèlerins ; pendant neuf jours les dévots et les dévotes, à genoux autour de son image, faisant le signe de la croix et autres cérémonies accoutumées, demandaient à grands cris au saint de donner de son gros bourdon un rude coup sur la tête de ceux que protégeaient les hérétiques.

Ces discours incendiaires et ces pratiques dévotes réussirent. Le peuple commença à s’agiter et à proférer des menacesl. Des troupes circulaient dans les rues, des groupes se formaient sur les places, et l’on entendait crier : « Vive le pape ! à bas tous ses ennemis !… Quiconque est opposé au saint-père, fût-il roi, est un coquin, un tyran auquel il faut préférer le Turc !… Nous teindrons nos pavés du sang de ces gens-là… » Il y avait déjà dans les veines du peuple de Paris le sang des hommes de la Terreur. Les gens qui remplissaient les rues s’arrêtaient en foule devant les boutiques des libraires, où étaient étalés des livres ou des gravures qui diffamaient les réformateurs, et même la reine de Navarre. Parmi ces livres se trouvait une farce ou « jeu scénique » dirigé contre la sœur du roi ; c’était sans doute la pièce intitulée : Moralité de la Maladie de la Chrétienté, à treize personnagesm. »

l – « Ad extremum, populus etiam mussitare et minari cœpit. » (Sturmius Bucero.)

m – « Typographi in suis pægmatis scriptura et pictura et ludo scenico laeserunt Reginam. » (Sturmius Bucero.) La moralité parut à Paris., in-8°, cette année même (1533). Le savant biographe de Roussel et de Sturm suppose, avec raison, il me semble, que c’est la farce dont parle Sturm.

Mais tout cela ne suffisait pas. Il fallait un jugement théologique de la première autorité universitaire de la chrétienté, qui mît Roussel au même rang que l’archihérétique Luther. La Sorbonne, voulant donner le coup décisif, publia un certain nombre de propositions, soi-disant pernicieuses, scandaleuses, imputées à Roussel, et les condamna comme étant conformes aux erreurs de Luther. L’effroi, l’agitation furent alors à leur comble ; le peuple croyait voir le moine de Wurtemberg souffler sur Paris ses doctrines impies. Rome combattait avec audace et tout était en tumulten.

n – « Omnino res cœpit esse θορυβώδης » (Sturmius Bucero.)

Au milieu de ce désordre, que devenait Calvin ? « Quelle est cette fureur, disait-il plus tard, qui transporte le pape, ses évêques, les moines et tous les prêtres, à résister à l’Évangile d’une rébellion si obstinée ! Il faut que les serviteurs de Dieu soient munis d’une constance invincible, afin que sans s’étonner ils puissent soutenir les émotions du peuple. Nous naviguons sur une mer sujette à beaucoup de tempêtes ; mais que rien ne nous détourne de faire notre office en rondeur de conscience. Le Seigneur soulage et affermit ses serviteurs, quand ils sont ainsi agités… Il a en ses mains le gouvernement de tous les tourbillons et de tous les orages, pour les apaiser quand bon lui semble… Nous serons travaillés rudement, mais il ne permettra pas que nous soyons noyéso… »

o – Calvin, in Acta, XIX.

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