Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 3
La réforme s’étend dans le pays de Vaud

(Fin 1536)

11.3

Réforme morale à Lausanne – Les images – Effroi des chanoines – Berne ordonne d’ôter les images – Succès de la dispute de Lausanne – La Réforme édictée à Lausanne – Caroli, premier pasteur – La Réforme à Vevey – La Réforme à Lutry – Farel cherche des ministres évangéliques – Les ministres du pays de Vaud – La formule des seigneurs de Berne – Épreuves de Farei – Ministres indignes – Edit de Réformation – Les prêtres et les moines quittent le pays – Conférence à Genève

L’assemblée de Lausanne était un grand événement au milieu du peuple vaudois ; il n’y avait pas un village où l’on n’en parlât. Berne, en ordonnant que « tous les prêtres, moines et gens qu’on appelle d’Église, quelconques qu’ils fussent, eussent à comparoir, » avait éveillé l’attention universelle. S’il y avait une grande dispute à Lausanne, il y en avait beaucoup de petites dans les villes et les villages. On débattait le pour et le contre, on se demandait si les prêtres à leur retour seraient convertis ou non à la nouvelle foi. A Lausanne même, à peine une séance était-elle finie et la foule avait-elle franchi les portes de la belle cathédrale, que les débats recommençaient dans les maisons et dans les rues.

Les fruits de cette conférence ne tardèrent pas à paraître ; plusieurs comme le cordelier Tandy, se montrèrent convaincus, se rangèrent du côté de la Réformation et en devinrent à leur tour les propagateurs. On vit ministres et laïques se répandre par toute la contrée, raconter les débats, montrer que la religion évangélique est bien la véritable, et augmenter l’émotion universelle. Les deux députés que la paroisse de Villette avait envoyés à la dispute, Sordet et Clavel, furent tellement frappés des vérités exposées par Farel et ses amis, qu’ils emmenèrent Viret avec eux à Cully, pour qu’il y prêchât. Sans doute tout le pays ne fut pas converti, mais la lumière pénétrait, de place en place, jusque dans les localités les plus éloignées. Il n’y avait pas seulement de la flamme dans ces belles régions, il y avait aussi une chaleur qui entra plus avant que la lumière, réchauffant et transformant les cœurs.

Le premier effet de la dispute fut frappant à Lausanne même et montra clairement que la morale était tout autant que la doctrine l’affaire de la Réformation, que c’était même peut-être son caractère le plus distinctif. Deux jours seulement après la clôture de la dispute, le 10 octobre, le Conseil, fort préoccupé du grand événement qui venait de se passer, résolut de « détruire pour jamais les maisons de débauche qui étaient dans la ville, » de chasser les femmes impures qui s’y trouvaient, ainsi que toutes celles qui étaient connues pour leur mauvaise vie. Le jeudi 12 octobre on publia à son de trompe dans toutes les rues l’ordre donné à ces malheureuses de sortir de la cité et du bailliagea. On dit que la morale est la science de l’hommeb ; l’édilité lausannoise crut qu’elle était bien particulièrement la science du magistrat. Ces débats, où la justification par la foi avait été la question suprême, eurent pour première conséquence les œuvres de la moralité chrétienne. Cet acte réjouit fort ceux qui avaient pris part à la dispute ; ils y voyaient l’apologie de leur doctrine. « Quand on parle de la justification par la foi (cette remarque est de l’un d’euxc), l’esprit de l’homme prend la chose au rebours et heurte, comme un navire qui, au lieu de tenir le droit chemin qui lui est montré, s’en va frapper tantôt à un rocher et tantôt à l’autre. La mort de Christ a l’efficace d’éteindre la malice de notre chair, et sa résurrection celle de susciter en nous un nouvel état de meilleure nature. »

a – Msc. de Lausanne, p. 516. Ruchat, IV, p. 379.

b – Rollin.

c – Calvin.

Le peuple tira de la dispute une autre conséquence. Les plus ardents même des réformés avaient, pendant les débats, toléré les images de la cathédrale. Viret avait montré que Dieu les interdit et qu’elles détournent du vrai service de Dieu. « Les prêtres, avait-il dit, mettent commodément à leur place des prêcheurs de bois et de pierre… les images, les revêtant de riches habits aux dépens des pauvres ; et quant à eux, ils dorment, ils font grande chère et sont sans souci ; ces images sont leurs vicaires, elles font leur besogne, elles ne coûtent rien à nourrir… Et le pauvre peuple est abêti, et baise le bois et la pierred. » Personne n’avait répondu à Viret. En vain avait-on invité les défenseurs des images à s’avancer ; nul n’avait paru. Des réformés croyaient donc faire un acte très légitime en les ôtant de la cathédrale. Le bruit sinistre de ce projet effraya les chanoines ; ils résolurent de faire tout au monde pour s’opposer à cette action impie. Ils prennent les clefs de la cathédrale, ils courent à l’édifice sacré, ils en ferment les portes, pour que nul n’enlève les objets de leur vénération. Ils ne purent pourtant empêcher que l’une des images n’en fût ôtée. Aussitôt le bruit s’en répandit dans la ville. Notre grande Dame de Lausanne venait d’être frappée du coup le plus douloureux ! Les réformés honoraient la mère du Sauveur comme une femme bienheureuse ; mais ils se refusaient à en faire une déesse. Les clameurs, les menaces des prêtres, rappelaient les cris des adorateurs de Diane à Éphèse, dont parlent les Actes des Apôtres et qui disaient : « La grande Diane n’est plus comptée pour rien, et il y a danger que sa majesté, que tout le monde adore, soit renverséee ! » Les chanoines ne se sentant pas assez forts se rendirent au Conseil, lui remirent les clefs de la cathédrale et le conjurèrent de la protéger elle et ce qu’elle contenaitf. Mais les réformés, qui désiraient vivement ne voir adorer que Dieu seul, tournaient le dos à ces figures de pierre et de bois :

d – Actes de la dispute. Feuillets 213, 214.

eActes 19.27.

fMémoire de Pierrefleur, p. 166. Rachat, IV, p. 380.

Dès maintenant, trompeuse idole !
D’un culte honteux et frivole
Nous n’entourons plus tes autels.

L’autorité supérieure entendait s’opposer à ce que des particuliers ôtassent arbitrairement les images ; mais cette même autorité les supprima bientôt elle-même dans toute l’étendue du pays. Quelques jours après, le jeudi 19 octobre, l’avoyer et les Conseils de Berne, s’adressant à tous leurs féaux sujets de Vaud, leur firent savoir dans une proclamation, qu’étant tenus de les gouverner, non seulement par « ordonnances corporelles et extérieures, mais aussi d’employer toute diligence pour qu’ils marchent selon Dieu, dans la vraie et vive foi qui produit les bonnes œuvres, considérant que les dix conclusions débattues à Lausanne étaient fondées dans la sainte Écriture, ils commandaient à tous de s’abstenir de toutes cérémonies, sacrifices, institutions papistiques, d’abattre toutes images et idoles, ainsi que les autels, toutefois par bon ordre et sans tumulte, d’ouïr la Parole de Dieu, de recevoir les prédicateurs bénignement, sans les molester ni ennuyer, en sorte que tous vivent ensemble en bonne paix, dilection fraternelle et uniong. » Ces commandements en fait de religion et de culte paraîtraient étranges de nos jours, et c’est tout au plus si on les permettrait au Japon ; mais ils étaient dans l’esprit du temps, et Messieurs de Berne faisaient de leur mieux.

gPièces justificatives. Ruchat, IV, p. 620.

La Réforme remportait des triomphes plus grands encore que l’abolition des images. Ce n’était pas seulement dans le pays en général qu’elle comptait des âmes converties à l’Évangile, mais aussi parmi les champions mêmes de Rome qui avaient combattu Farel. L’aimable capitaine de la jeunesse, Ferdinand de Loys, embrassa les promesses glorieuses de l’Évangile, et s’employa plus tard avec grande affection à soutenir le protestantisme en France. Aussi, en reçut-il une marque éclatante ; Soubise lui adressa des remerciements, tant de sa part que de celle du prince de Condé, de l’Amiral (Coligny) et d’autres princes et seigneursh. D’accord avec Messieurs de Berne, de Valais et de Neuchâtel, il lui avait envoyé des gens ; seulement il faut dire que ces gens paraissent bien avoir été, non des évangélistes, mais des soldats. Un prêtre même qui avait pris part à la défense de la papauté, mais qui avait été convaincu par les paroles puissantes des réformateurs, dom Jean Drogy, embrassa aussi la foi évangélique et devint plus tard pasteur à Bevay, dans le pays de Neuchâtel. Aussi Mégander écrivait-il, le 19 octobre, aux ministres de Zurich : « La dispute de Lausanne a eu le plus heureux succès. »

h – Lettre de M. le prince de Soubise à Ferdinand Loys. (Pièces justificatives de Ruchat, IV, p. 508.)

Ces succès encourageaient les amis de la Réforme, et Messieurs de Berne demandèrent aux autorités de Lausanne l’établissement définitif du culte évangélique. Les chanoines s’y opposèrent de toutes leurs forces, représentèrent qu’à toute coutume et religion ancienne on doit faire révérence, et conjurèrent Messieurs de Lausanne de ne pas permettre que leur ville fût infidèle à Rome. En même temps, ils envoyaient des députés à Berne. Mais déjà le Conseil négociait avec les seigneurs de Berne, moitié conviction, moitié prudence. Les Bernois étaient disposés à accorder plusieurs droits, biens et privilèges à leurs nouveaux ressortissants, s’ils renonçaient à reconnaître l’autorité étrangère du pape avec laquelle ils savaient fort bien qu’on ne pouvait jamais s’entendre, et s’ils recevaient l’Évangile, qui éclaire les esprits, donne aux âmes la paix et fait la prospérité des peuples. Ils savaient sans doute aussi que lorsqu’on veut gagner les hommes, il faut se montrer aimable à leur égard. En conséquence, le 1er novembre, il se fit à Berne un contrat en vertu duquel leurs Excellences accordaient à la bourgeoisie de Lausanne la haute, moyenne et basse juridiction au civil et au criminel, divers couvents et abbayes, item le chalet et aussi le moulin de Gobet et certaines vignes. Les Bernois ajoutèrent à ces dons la promesse que quand « la papauté et mômerie seraient abolies, » leurs Excellences useraient de bienveillance envers les prêtres. Cette grande largition fut lue le 5 du même mois à Lausanne en grand Conseil, et solennellement ratifiée. En même temps, Messieurs de Berne présentèrent le 5 novembre à Messieurs de Lausanne comme premier pasteur, Caroli, qui était docteur de la Sorbonne, et dont le babil facile et les manières engageantes prévenaient en sa faveur. Cette élection indigna les amis de l’Évangile. Viret, qui depuis bien des années avait travaillé à répandre la lumière dans son pays et l’avait fait avec un zèle, une sagesse, un renoncement complet à lui-même, et en s’exposant à la mort, Viret, le vrai réformateur vaudois, se voyait préférer cet homme nouveau et impropre à l’œuvre dont il s’agissait. Les pasteurs de Genève écrivirent à Lausanne : « Tous connaissent les travaux, la foi, le zèle de Viret, et nous sommes étonnés en apprenant qu’on en agit ainsi avec lui. On ne peut le supporter sans se plaindre. Si l’on doit s’indigner, certes, c’est bien icii. » Messieurs de Berne établirent commodément Caroli dans la maison du chanoine Benoît de Pontareuse avec de beaux jardins, où il pouvait philosopher et s’amuser, comme jadis Épicure dans les siens. On lui assigna de plus une pension annuelle de cinq cents florins. Sa femme étalait un luxe qui scandalisait. Viret lui fut adjoint comme second pasteur, sans qu’on lui donnât ni dîme, ni moyen de vivre. De Watteville se contenta de l’inviter à avoir beaucoup de respect pour le grand mérite de son collègue. Messieurs de Berne reconnurent pourtant bientôt qu’ils s’étaient trompés à ce sujet. Aussi, écrivirent-ils le 1er novembre à Viret, que puisqu’il avait déjà la connaissance du pays, et que Caroli était comme novice, ils le lui recommandaient pour lui faire « gratuité, avancement et service, ce par charitéj. » Ce n’était pas donner pour ainsi dire à Viret la tutelle de Caroli, comme on l’a dit. Farel se plaint au contraire quelques jours plus tard de ce qu’il était difficile de dire qui des Bernois ou des Lausannois se souciait le moins de Viretk. Les Bernois reconnaissaient seulement que le réformateur vaudois étant du pays, avait plus d’expérience des habitudes, « de la populaire façon de faire. » Viret reçut plus tard un logement au couvent de Saint-François, avec une pension de trente florins, deux chars de vin et dix-huit coupes de froment. Ce n’était pas le tiers du traitement de Caroli. Quelques réformés prêtèrent à l’humble ministre des meubles pour garnir son appartement, car il n’avait pas de quoi en acheterl.

i – Herminjard, Correspondance, IV, p. 107.

jIbid., p. 94.

k – « Qui magis negligant Viretum nostrum, Bernatesne an Lausannenses. » (Ibid., p. 109.)

lMémoire de Pierre fleur, p. 110. Ruchat.IV, p. 385. Le Chroniqueur. — Herminjard.

Vevey, ville située dans la belle contrée qui, à l’extrémité du lac de Genève, étale à la fois tant de grâce et de splendeur, semble avoir été la localité du pays de Vaud, dont les habitants furent le mieux disposés à embrasser la Réforme. Depuis huit ans, Aigle et les villages environnants avaient reçu l’Évangile par le ministère de Farel. Les ministres qui allaient et venaient de Berne à Aigle, d’Aigle à Berne, passaient par Vevey et y laissaient après eux quelque lumière. Il y avait d’ailleurs de fréquents rapports entre les habitants du gouvernement d’Aigle et ceux de Vevey. Un historien digne de foi est même porté à croire que le doyen Michod et le régent J. Mimard revinrent de Lausanne dans leur ville, convaincus de la vérité des thèses qu’ils avaient d’abord attaquéesm. Si même ils n’étaient que fortement ébranlés, ils purent du moins par leurs récits inspirer aux habitants le désir de connaître l’Évangile qu’avaient annoncé avec tant de vie Farel, Viret et Calvin. Il n’y eut pas à l’époque de la Réformation de dispute publique, où les champions des doctrines du pape passèrent en aussi grand nombre sous la bannière de l’Évangile. Les Veveysans demandèrent d’eux-mêmes un pasteur et en reçurent un, le 24 novembre, qui s’appelait Daillé, nom que devait porter, dans le dix-septième siècle, un des plus savants ministres des Églises réformées.

m – Ruchat, IV, p. 374.

L’Évangile trouva de l’opposition dans le district de la Vaux, qui est entre Vevey et Lausanne. Dans une réunion de consultation tenue le 15 octobre, les députés de la Vaux avaient demandé une assemblée générale et avaient déclaré vouloir s’opposer « à toute innovation ès églises. » Ceux de Lutry, petite ville voisine de Lausanne, étaient du même avis ; mais le bailli de Lausanne y étant arrivé le surlendemain pour dîner, le vent commença à tourner. Les magistrats, honorés de cette visite, lui apportèrent avec grands compliments le vin d’honneur, et tout leur zèle se borna à ensevelir la papauté le plus décemment possible. Le bailli s’étant présenté le 2 novembre pour brûler les images et détruire les autels, les municipaux demandèrent la permission de les enlever eux-mêmes, voulant s’y prendre plus délicatement. Ils firent porter le Corpus Domini dans la grotte, où ils le placèrent honorablement, et allumèrent les lampes comme si le Corpus était à l’église. Ils y mirent aussi la conche de l’eau bénite, en la couvrant soigneusement. Quelques semaines après, le 16 janvier 1537, se présenta, de la part de Berne, un moine converti, Matthieu de la Croix, homme prudent et bienveillant. « J’offre de prêcher, si vous le trouvez bon, dit-il au Conseil, et même si vous l’agréez, je prêcherai tous les jours ; de plus, quand quelqu’un mourra, je ferai un sermon pour consoler la famille. » Voulant encore plus sûrement gagner les cœurs, il ajouta : « Je propose qu’on fasse une requête aux seigneurs de Berne en faveur des pauvres. » On pourrait dire que de la Croix ne faisait autre chose que mettre en pratique le proverbe : « On prend plus de mouches avec du miel qu’avec du vinaigre ; » mais rien n’indique que sa douceur ne provînt pas d’une charité sincère. Ce zèle pour leur commune toucha les gens de Lutry, qui acceptèrent le ministère de cet homme de bonne volonté, mais en y joignant expressément la requête à Berne pour soutenir les pauvres. Le 8 février 1537, on nettoya l’église et l’on mit les pierres de l’autel dans un endroit à partn.

n – Msc. de Lutry, p. 77. Dans Ruchat, IV, p. 377.

La grande transformation s’accomplissait dans tout le pays. Messieurs de Berne, comprenant sans doute que leur main n’était pas faite pour cela, avaient remis sagement à Farel le soin de pourvoir aux besoins spirituels du peuple. Malheureusement cela n’était pas très facile. « Il cherchait de tous côtés des ministres fidèles, mais avait peine à les trouver. » La nomination de Caroli faite par les magistrats bernois l’avait mis de mauvaise humeur ; il craignait qu’on n’acceptât pas ceux qui annonçaient avec pureté la croix de Christ. On ne se soucie pas de ceux qui prêchent purement Jésus-Christ et l’on élève au ciel les fanfarons et les hypocrites. » Toutefois, il ne se découragea pas. Écrivez, disait-il à son ami Fabri, sollicitez, venez-nous en aide, adressez-nous des hommes capables. » Une circonstance, malheureuse en elle-même, facilitait pourtant l’œuvre de Farel ; la persécution obligeait beaucoup de chrétiens évangéliques à quitter la France, et ces hommes, pleins d’amour pour la foi qu’ils avaient confessée dans leur patrie, étaient heureux de pouvoir l’annoncer dans la belle vallée du Léman. Farel, qui était alors le véritable évêque de ces Églises, était infatigable dans ses recherches. Dès qu’il avait trouvé des ministres pieux, il les recommandait aux seigneurs de Berne, et les baillis les établissaient dans les paroisses du pays ; mais comme il n’y en avait pas pour toutes, le même pasteur devait souvent prêcher dans trois églises différentes. On appela au ministère quelques prêtres qui parurent n’être pas de ces transfuges qui n’ont Christ que sur les lèvres ; c’étaient, outre ceux dont nous avons parlé, Tissot, Gredat, Goudol, Meige, Malingre de la Molière, Motin, Jacques d’Yverdon. D’autres encore reçurent charge d’âmes. Dubois fut envoyé à Payerne, Du Rivier à Moudon, Le Coq à Morges, J. Vallier à Aubonne, Melchior d’Yvonand à Rolle, Morand à Nyon, Furet à Coppet, Colomb à Concise, Masuyer à Cossonay, Épilon à Yvonand, Eustache André (nommé aussi Fortunat) à Cullyo. Ils étaient étrangers en grande partie ; quelques-uns d’eux avaient assisté à la dispute et avaient été entraînés par l’éloquence chrétienne de Farel, Viret et Calvin ; mais soit qu’ils vinssent de la bataille de Lausanne ou des batailles plus rudes de la France, tous désiraient publier la bonne nouvelle de l’Évangile, et plusieurs même étaient embrasés d’un zèle si ardent que cette seule affection engloutissait toutes les autres. » Ils savaient bien qu’ils rencontreraient une vive opposition ; mais « ils allaient de bon gré présenter leur tête, pour recevoir tous les opprobres que les malins jetaient contre Dieu. » Voici la formule un peu familière que les seigneurs de Berne employaient ordinairement dans les lettres qu’ils adressaient à ces évangélistes. « Avons ordonné que tu, incontinent avoir reçu iceste, transportes vers notre bailli de — lequel toi présentera à nos sujets de — et alors tu exerceras l’office de ministre de l’Évangile, selon la grâce que Dieu t’aura donnée. » Les baillis, dans le but de préparer les esprits, allaient souvent à l’avance dans les paroisses à pourvoir, avec Viret et d’autres ministres ; ceux-ci y prêchaient et cherchaient à faire comprendre les grands bienfaits de la Réformation ; mais il y eut tel village où le curé s’efforçait de « retirer les gens du sermon, excitait ses amis, qui jetaient des pierres à ceux qui oyaient, et faisaient du pis qu’ils pouvaientp. »

o – Herminjard, IV, p. 62, 92. Ru hat, IV, p. 365, 411.

pLettre de Farel au bailli Nægueli, du 14 nov. 1536. (Herminjard, IV, p. 102.)

Farel agissait, exhortait, consolait. Fabri, pasteur à Thonon, dans le Chablais, avait surtout beaucoup à souffrir. « Je ne puis vous exprimer, écrivait-il à Farel, combien sont cruelles les croix que tant d’opposition m’impose. » Farel se hâta de le consoler et il montre dans sa réponse combien il a su lui-même profiter des coups que les adversaires de l’Évangile lui ont portés. « Il n’y a pas de motifs pour que votre âme s’abatte, dit-il, quand même tant de maux vous accablent. C’est ainsi que le Seigneur nous apprend à dépendre entièrement de lui, et à invoquer par de grands soupirs, la faveur de notre Père céleste, ce que nous sommes si lents à faire. » En même temps Farel fait connaître à son ami ses propres épreuves, et fait une nouvelle allusion au cas de Caroli et de Viret, qui paraît l’avoir vivement ému. « J’ai ordre, lui dit-il, d’appeler des ministres de tous côtés, mais où je dois les trouver, je l’ignore. On néglige ceux qui sont les plus capables et en qui respire en tout temps Jésus-Christ, mais on porte jusqu’aux nues ceux qui ne sont que des masques et qui ne respirent qu’arrogance. Les ministres trop délicats répugnent à venir dans ce pays ; ils aiment mieux s’ensevelir dans les sépulcres d’Egypte, que de manger de la manne et d’être conduits dans le désert par la colonne de feuq. » Tandis que Farel écrivait à Fabri au pied des Alpes, il écrivait aussi à Hugues, pasteur de Gex au pied du Jura : « Agissez avec fermeté, lui disait-il, mais avec sagesse et sans passion. Mettez en avant les preuves puissantes tirées de l’Écriture ; et que vos paroles soient a toujours accompagnées de la modération de Christr. » Il écrivait à beaucoup d’autres. Calvin commence aussi à cette époque à exercer les fonctions qui appartiennent au gouvernement de l’Église. Un ministre, ancien moine, Denis Lambert, qui avait été dès 1534 pasteur dans le pays de Neuchâtel et avait été élu aumônier de la petite armée qui vint en 1535 au secours de Genève et livra la bataille de Gingins, avait été établi par les Bernois pasteur dans les environs de cette ville. Il était resté tout plein de moinerie, avait une femme de médiocre réputation, en sorte que leur vie et leurs mœurs pouvaient ruiner l’Église, mais non l’édifier. De meilleurs ministres, Henri de la Mare en particulier, lui ayant été préférés, il s’emporta fort dans un colloque qui eut lieu au commencement de décembre 1536. « Tout le monde me persécute, s’écriait-il, ce n’est pas de la part des hommes que je suis envoyé, » et il accabla ses collègues d’injures, de menaces et d’innombrables calomnies. « Vraiment, dit Farel, il parle comme un Mars ou un Bacchuss ! » « Ce n’est pas moi, lui dit Farel, qui vous ai fait prédicateur, vous m’avez toujours été trop suspect. — Non, répondit-il, j’ai été envoyé par les Bernois, et nous verrons si vous oserez leur résister. » Alors Calvin prit la parole, il faut le remarquer parce que c’est ici la première fois que nous le voyons prendre part au gouvernement de l’Église, et il pria Denis au nom de tous de renoncer au saint ministère, en ajoutant qu’on prendrait soin de lui. Denis ne se souciait pas de ce jeune docteur et refusa d’obtempérer à la demande. Farel voulait le séparer de la population qu’il scandalisait. Le bailli bernois de Thonon croyait que Denis étant moine des pieds à la tête, il fallait le reléguer dans le couvent des Augustins de cette ville.

q – « Malunt in sepulchris Ægyptiorum sepeliri, quam manna edere columnaque dirigi in eremo. » (Bibl. de Neuchâtel. Herminjard, IV, p. 109.)

r – Herminjard, IV, p. 112. Opp. Calv. Br., X, p. 70.

s – « Bacchum, verenobis præstitit vel Martem. » (Farel à Fabri. 6déc., Bibl. de Neuchâtel. Herminjard, IV, p. 122.)

Tout en étant mus par la politique autant que par la religion et en faisant quelques fautes, comme dans le cas de Caroli, les seigneurs de Berne ne négligeaient rien pour éclairer les Vaudois et leur faire agréer de bon cœur les doctrines évangéliques. Ils prescrivaient aux pères et aux mères, aux pasteurs et aux baillis de faire en sorte que les enfants fussent bien instruits selon l’Évangile. Sans dire, comme on l’a prétendu, que l’instruction fait tout, Berne croyait que si l’on instruit l’enfant dès l’entrée de sa voie, il ne s’en détournera pointt.

t – Edit des seigneurs de Berne. Ruchat, IV, p. 878. Proverbes.22.6.

Voulant couronner son œuvre, le Conseil de Berne rendit le 24 décembre 1536, veille de Noël, un édit complet de réformation pour ses nouvelles terres, et au commencement de 1537, il fit publier dans tout le pays que les ministres devaient annoncer purement la parole de Dieu, qu’on ne célébrerait que deux sacrements, le baptême et la cène ; qu’il était permis de manger de la viande en tout temps ; qu’il n’était pas défendu aux ecclésiastiques de se marier ; que toutes cérémonies papales, messes, processions, lustrations, pèlerinages, sonnerie pour les morts et le mauvais temps étaient abolies. Puis venaient plusieurs autres ordonnances contre la gloutonnerie, l’ivresse, l’impureté, l’adultère, les blasphèmes, les jeux, le service militaire à l’étranger, les danses, — « toutefois, trois honnêtes danses étaient octroyées les jours de noceu. » Les prêtres et religieux restaient dans le pays où ils recevaient des pensions honnêtes, ou ils se retiraient s’ils le préféraient en pays catholique. Les chanoines de Lausanne ne voulant pas être témoins d’une telle réforme, prirent ce dernier parti ; ils traversèrent le lac et s’établirent à Evian ; les sœurs de Sainte-Claire de Vevey firent de mêmev.

u – Ordonnances de Réformation des seigneurs de Berne. Ruchat, IV, p. 522.

vMémoire de Pierre fleur, p. 166.

Calvin et les autres ministres de Genève et des environs contemplaient avec intérêt ce qui se passait dans le pays de Vaud ; mais ils ne se dissimulaient pas tout ce qu’il y avait encore à faire. Le 13 octobre, avant de partir pour Berne où il était appelé. Calvin écrivait de Lausanne à l’un de ses amis : « Déjà en beaucoup de lieux, les idoles et les autels de la papauté ont commencé à trembler, et j’espère qu’avant peu toutes les superstitions qui subsistent encore seront abolies. Le Seigneur donne que l’idolâtrie soit entièrement déracinée de tous les cœursw. » Ces mots caractérisent l’état du pays de Vaud à cette époque.

w – « Faxit Dominus ut ex omnium cordibus idolatria corruat. » (Lettre de Calvin à François Daniel. Bibliothèque de Berne. Herminjard. Correspondance, IV, p. 89. Calv., Opp., X, p. 63.)

Le 21 novembre 1536, il y eut à Genève une conférence à laquelle assistèrent à ce qu’il parait des pasteurs des contrées environnantes, du pays de Gex et du Chablais sans doute 1. Une lettre qu’ils adressèrent à leurs frères de Lausanne et de Vaud réfute bien des calomnies dirigées contre la Réformation, et montre à quel degré les réformateurs prenaient soin de la pureté de l’Église. « La tyrannie pontificale a été écartée, disaient-ils ; le silence a été imposé aux moines, à cause de leur doctrine et de leur vie impure. Frères, prenez garde qu’une autre tyrannie ne s’élève pas à la place de la première. Qu’il y ait parmi vous l’ordre, la discipline, tout ce qui convient à une assemblée sainte. Cherchez pour cela vos directions non auprès de quelque pontife ou dans les rites du pape, mais près de Jésus-Christ et dans sa parole… Examinez avec le plus grand soin les frères que vous recevez comme pasteurs, voyez que leur doctrine soit pure et leur vie sans tache ; informez-vous même de la famille, de l’épouse comme saint Paul le veut, sans cela vous préparerez votre ruine et celle de votre peuple. Quant aux cérémonies, qu’elles soient saines ; usez de la liberté chrétienne, mais de manière à ne scandaliser personne. » Les pasteurs de Genève avaient reçu deux lettres, disent-ils, où ils n’avaient point trouvé la charité et la modestie chrétiennes, et qui sentaient l’autorité pontificale. Ceci se rapporte sans doute à Caroli.

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