Θεοσεβής, épithète appliquée trois fois à Job (Job 1.1, 8 ; 2.3), ne se présente qu’une fois dans le N. T. (Jean 9.31), et θεοσέβεια, pas plus souvent (1 Timothée 2.10 ; Job 28.28). Εὐσεβής, avec les mots qui en dépendent, se rencontre plus souvent (1 Timothée 2.2 ; Actes 10.2 ; 2 Pierre 2.9, et ailleurs). Avant de considérer le rapport de ces deux mots aux autres mots de notre groupe, nous ferons bien de marquer une distinction subordonnée qui existe entre eux ; à savoir que dans θεοσεβής est impliquée, par sa propre dérivation, la piété envers Dieu, ou envers les dieux ; tandis qu’εὐσεβής, quoiqu’il signifie souvent cela, peut aussi signifier la piété dans l’accomplissement des obligations humaines, comme envers ses parents ou envers d’autres. (Eurip., Elect. 253, 254), car le mot, selon son étymologie, implique seulement le « culte » et la révérence, mais le culte bien dirigéa. De fait, εὐσεβής renferme le même double sens que le latin « pietas », qui veut dire plus que « justitia adversum Deos », ou « scientia colendorum Deorum » (Cicero, Nat. Deor. 1.41) ; double sens, qui embarrasse souvent, quelque instructif qu’il soit, en sorte que plus d’une fois Augustin, quand il veut être exact et précis dans son langage, s’arrête pour faire observer que, par « pietas », il veut dire ce qu’εὐσέβεια peut signifier, et que θεοσέβεια seul doit signifier, à savoir, la piété envers Dieu (De Trin. 14.1 ; Civ. Dei, 10.1 ; Enchir., 1.) En même temps εὐσέβεια, que les Stoïciens ont défini par ἐπιστήμη θεῶν θεραπείας ; (Diog. Laert., 7.1.64, 119), et qui ne signifie pas tout culte rendu aux dieux, mais un culte véritable (εὖ), est le mot consacré pour exprimer cette piété, à la fois en elle-même (Xenoph., Ages, 3.5 ; 10.1), et comme étant le juste-milieu entre ἀθεότης et δεισιδαιμονία (Plut., De Super. 14) ; ἀσέβεια et δεισιδαιμονία (Philo., Quod Deus Imm. 3, 4). L’εὐσέβεια chrétienne est bien définie par Eusèbe (Prœp. Evang., l. 1, ch. 1, § 3) comme étant ἡ πρὸς τὸν ἕνα καὶ μόνον ὡς ἀληθῶς ὁμολογούμενόν τε καὶ ὄντα Θεὸν ἀνάνευσις καὶ ἡ κατὰ τοῦτον ζωή.
a – Culte, en anglais « worship » c-à-d « worthship », de « worth » prix, valeur. Trad.
Ce qu’il fallait dire sur εὐλαβής, nous l’avons déjà dit en partie (v. article 10) ; cependant nous pouvons ajouter ici une observation. Nous avons fait voir comment εὐλάβεια passait du sens de prévoyance et de prudence dans les choses humaines aux mêmes vertus appliquées aux choses divines ; le vocable allemand « Andacht » suit à peu près la même pente (voy. Grimm, Wœrterbuch, s. 5.). Les seuls endroits ou se trouve εὐλαβής dans le N. T. sont : Luc 2.25 ; Actes 2.5 ; 8.2. La traduction du terme par « dévot » est ce qu’il y a de mieux.
Dans tous ces endroits il s’agit de la piété juive, de la piété, comme on pourrait dire, de l’A. T. Dans le premier passage εὐλαβής s’applique à Siméon, dans le second, à ces Juifs qui venaient de lieux éloignés pour célébrer les fêtes à Jérusalem ; et dans le troisième, à ces ἄνδρες εὐλαβεῖς qui emportèrent, pour le déposer dans le tombeau, le corps de St. Etienne. C’étaient sans doute des Juifs dévots plutôt que des frères chrétiens, et qui prouvèrent, par cet acte courageux, ainsi que par leurs lamentations sur le corps du martyr, qu’ils se séparaient en esprit de la sanglante action des autres, et, si c’était possible, de tout châtiment qui fondrait sur la cité de ces meurtriers. Il ne nous est point dit s’il leur fut accordé de croire, dans la suite, au Crucifié qui avait des témoins tels qu’Etienne, mais nous pouvons bien le présumer.
Si nous nous rappelons que dans cette crainte mêlée d’amour qui constitue la piété envers Dieu, c’est sur la crainte que l’A. T. met l’accent, tandis que c’est sur l’amour qu’appuie le Nouveau (quoiqu’il y eût de l’amour dans la crainte des saints, comme il doit y avoir maintenant de la crainte dans l’amour des croyants), on verra sur-le-champ qu’εὐλάβεια était bien le mot dont il fallait se servir pour exprimer, sous l’Ancienne Alliance, la piété de ceux qui, comme Zacharie et Elisabeth, « étaient justes devant Dieu, marchant dans les commandements et les ordonnances du Seigneur sans reproche » (Luc 1.6), et qui ne négligeaient rien qui rentrât dans la sphère des devoirs qui leur étaient prescrits. Quand il s’agit d’accomplir exactement et scrupuleusement ce qui est prescrit, dans le sentiment du danger que l’on court de tomber dans une coupable négligence à l’endroit du service de Dieu, et de la nécessité, par conséquent, de veiller avec anxiété sur la tentation d’ajouter ou de retrancher ou d’altérer d’une manière quelconque ce qui est commandé, c’est toujours εὐλαβής, εὐλάβεια, employés dans leur sens religieux, qu’il faut choisir pour traduire cette idéeb.
b – On peut faire ici une citation fort à propos des paroles bien connues de Cicéron quand il fait dériver « religi » de « relegere » (De Natur. Deor. 2.28) : « Qui omnia quæ ad cultum deorum pertinerent, diligenter retractarent, et tanquam relegerent, sunt dicti religiosi ».
Plus d’une fois Plutarque exalte l’εὐλάβεια des anciens Romains en matière religieuse, comme formant un contraste avec l’indifférence des Grecs. Ainsi, après avoir donné d’autres exemples pour prouver le fait (Coriol. 25), il continue : « Dans ces derniers temps encore ils recommencèrent un sacrifice jusqu’à trente fois, sacrifice après sacrifice ; parce qu’ils s’imaginaient qu’il s’y glissait quelque négligence ou autre, tant ils étaient saints et dévoués à leurs dieux » (τοιαύτη μὲν εὐλάβεια πρὸς τὸ θεῖον Ῥωμαίων)c. Ailleurs Plutarque trace le portrait de Paul Emile (c. 3) comme étant remarquable pour son εὐλάβεια. Le passage est long, je n’en citerai qu’une partie, me servant encore de la bonne traduction du vieux Sir Thomas North ; bien qu’un peu libre, elle est correcte dans les choses essentielles : « Quand il (Paul Emile) s’acquittait de quelque devoir appartenant à sa charge de sacerdote, il le faisait avec une grande expérience, avec jugement et diligence ; laissant de côté toutes les autres pensées, et sans omettre aucune ancienne cérémonie, ou en ajouter une nouvelle, luttant souvent avec ses collègues pour des bagatelles, en apparence, et leur déclarant que, quoique nous présumions que les dieux soient aisément pacifiés, et qu’ils pardonnent volontiers toutes les fautes et les vétilles commises par négligence, néanmoins, ne fût-ce que par respect pour la république, ils ne devaient pas traiter légèrement ou avec insouciance les fautes commises en ces matières », p. 206.
c – Plutarch by North, p. 195 : cf. Aulus Gellius, 2.28 : « Veteres Romani… in constituendis religionibus atque in diis immortalibus animadvertendis castissimi cautissimique. »
Mais, si dans εὐλαβής nous avons l’adorateur plein de sollicitude et de scrupules, qui se fait conscience de ne rien changer, de ne rien omettre, ayant surtout peur d’offenser la Divinité, nous avons dans θρῆσκος (Jacques 1.26), qui correspond plus exactement au « religiosus » des Latins, celui qui accomplit avec zèle le service divin dans ses devoirs extérieurs. A la vérité, le mot ne se trouve pas ailleurs, dans tout le cercle de la littérature grecque, mais, remontant jusqu’à θρησκεία, nous n’avons aucune difficulté à découvrir le vrai sens de θρῆσκος. Θρησκεία (« cultus », ou peut-être, plus exactement, « cultus exterior ») est avant tout le culte cérémoniel de la religion, les formes extérieures ou le corps dont l’εὐσέβεια est l’âme intelligente. L’étymologie de Plutarque (Alex. 2) qui fait dériver θρῆσκος d’Orphée de Thrace qui introduisit la célébration des mystères, est sans valeur scientifique ; cependant elle indique, et sans doute avec raison, les offices divins comme étant l’idée fondamentale du mot.
Qu’il est donc délicat et beau le choix que St. Jacques fait de θρῆσκος et de θρησκεία (Jacques 1.26-27) ! « Si quelqu’un », veut-il dire, s’imagine être θρῆσκος, un observateur diligent des devoirs de la religion, si quelqu’un veut rendre une θρησκεία (« pure et sainte à Dieu, qu’il sache qu’elle ne consiste point en ablutions extérieures ou en observances cérémonielles ; oui, qu’il sache qu’il est une meilleure θρησκεία que des milliers de béliers et que des rivières d’huile, à savoir la pratique de la justice, l’amour de la miséricorde et l’humilité dans la communion avec Dieu » (Michée 6.7-8) ; ou selon ses propres paroles, « visiter les veuves et les orphelins dans leur épreuve et se conserver pur des souillures du monde » (Matthieu 23.23). St. Jacques n’affirme pas ici, comme nous l’entendons dire quelquefois, que ces devoirs forment la somme totale de la vraie religion — ni même qu’ils en constituent l’essence réelle, mais il déclare qu’ils en sont le corps, la θρησκεία, dont la piété, ou l’amour pour Dieu, est l’âme intelligente. L’apôtre réclame pour la nouvelle Économie une supériorité sur l’ancienne, en ce que la θρησκεία du N. T. consiste en actes de miséricorde, d’amour, de sainteté ; elle a la lumière pour vêtement, et sa robe est la justice. La nouvelle Économie est bien plus noble que l’ancienne dont la θρησκεία était au mieux purement cérémonielle et formelle, quelle que fût la vérité qu’elle renfermât en son sein.
Ces observations sont de Coleridge (Aids to Reflexion, 1825, p. 15). — Nous lisons dans Philon (Quod Det. Pot. Ins. 7) un passage très instructif sur le caractère tout extérieur de la θρησκεία. Ayant repoussé ceux qui voudraient bien être comptés au nombre des εὐσεβεῖς ; en considération de certaines ablutions ou offrandes précieuses qu’ils avaient faites au temple, il continue : πεπλανηται γὰρ καὶ οὗτος τῆς εὐσέβειαν ὁδοῦ θρησκείαν ἀντὶ ὁσιότητος ἡγουμενος. La promptitude avec laquelle la θρησκεία dégénéra en superstition, en culte des faux dieux (Sagesse 14.18, 27 ; Colossiens 2.18), indique d’elle-même qu’elle avait plus affaire avec la forme qu’avec l’essence de la piété. Ainsi Grégoire de Naziance (Carm., 2.34, 150, 131) :
Θρησκείαν οἶδα καὶ τὸ δαιμόνων σέβας
Ἡ δ᾽ εὐσέβεια προσκύνησις Τριάδος
Δεισιδαίμων dernier mot de ce groupe, et son substantif δεισιδαιμονία, remplissaient d’abord un emploi honorable ; il est possible que « superstitio » et « superstitiosus » aient eu le même emploi, du moins on croirait en trouver des indices dans l’usage que Plaute fait de « superstitiosus » (Curcul. 3.27 ; Amphit. 1.1, 169) ; cependant, comme personne n’a encore deviné le secret de ce mot, il est impossible de dire si cette supposition est fondée ou non. Les philosophes donnèrent les premiers une signification défavorable à δεισιδαιμονία. Dès qu’ils eurent considéré que la peur n’était pas une bonne chose pour la piété, mais un élément de trouble et qui, par conséquent, devait en être banni (voir Plutarch., De Aud. Poët. 12, et Wyttenbach, Animad. in Plut., vol. 1, p. 997), il était presque inévitable qu’ils ne s’emparassent d’un mot qui, par son étymologie même, impliquait la crainte (δεισιδαιμονία de δείδω) et qu’ils ne l’employassent pour dénoter ce qu’ils ne permettaient pas, ce qu’ils condamnaient, à savoir, le « timor inanimis Deorum » (Cicero, Nat. Deor. 1.41), où nous ne devons pas appuyer sur « inanimis » mais sur « timor » ; cf. Augustin (De Civ. Dei 6.9) : « Varro religiosum a superstitioso ea distinctione discernit, ut a superstitioso dicat timeri Deos ; a religioso autem vereri ut parentes ; non ut hostes timeri. »
Mais même après que ces philosophes eurent employé δεισιδαιμονία à des usages moins élevés et qu’ils l’eurent défini, comme le fait Théophraste : δειλία περὶ τὸ δαιμόνιον, ce vocable ne perdit point aussitôt ni entièrement son sens plus élevé. Il resta même comme terme moyen jusqu’à la fin, penchant du côté du bien ou du mal, selon l’intention de celui qui s’en servait. Ainsi nous ne trouvons pas seulement δεισιδαίμων (Xenoph., Ages, 11.8 ; Cyr. 3.3, 58) et δεισιδαιμονία (Polyb. 6.56, 7 ; Joseph., Ant. 10.3.2, usités dans un bon sens ; mais St. Paul lui-même s’en sert (sans arrière-pensée défavorable) dans son fameux, discours à l’Aréopage. S’adressant aux Athéniens : « Je m’aperçois qu’en toutes choses vous êtes ὡς δεισιδαιμονεστέρους (Actes 17.22), ce qui ne peut signifier, « trop superstitieux », comme nous l’avons traduit, ou « allzu uberglaübisch », comme l’a fait Luther, mais plutôt « religiosiores », comme porte Th. de Bèze, « sehr gottesfürchtig », comme traduit De Wetted. En effet, ce n’était pas la manière de St. Paul d’injurier ses auditeurs et par là de se les aliéner, et moins que jamais au début d’un discours dont le but était de les amener à la vérité. Des raisons plus élevées que celles d’une prudence de calcul l’eussent empêché de s’exprimer ainsi ; personne moins que lui n’était disposé à faire peu de cas de l’élément religieux dans le paganisme, ou à le nier, quelque couvert et obscurci qu’il fût par le mensonge et l’erreur. Mus par de telles considérations, quelques interprètes, Chrysostome, par exemple, font δεισιδαιμονεστέρους l’équivalent de εὐλαβεστέρους, et y trouvent l’expression d’un éloge. Mais il ne faut pas que nous tombions non plus dans l’autre extrême. St. Paul choisit, avec le tact le plus exquis, et en même temps sans dévier de la parfaite vérité, un terme qui, d’une manière presque imperceptible, passait de l’éloge au blâme. En s’en servant, il rend à ses auditeurs athéniens l’honneur qui leur était dû de l’aveu de tous comme étant de zélés adorateurs des puissances supérieures (aussi loin qu’allaient leurs connaissances), des εὐσεβέστάτους πάντων τῶν Ἑλλήνων, comme les appelle Josèphe, mais en même temps, l’apôtre ne leur prodigue pas les termes qui expriment le plus grand honneur, et qu’il réserve pour les vrais adorateurs du vrai Dieu. — Ce que nous venons de dire du passage où se trouve δεισιδαίμων, s’applique également à celui qui contient δεισιδαιμονία (Actes 25.19). Festus peut parler, en cet endroit, avec un certain dédain qu’il cherche à couvrir de la δεισιδαιμονία, ou de l’adoration exagérée de Dieu (« Gotlesverehrung », comme traduit De Wette), qui, selon lui, était commune à Paul et à ses accusateurs juifs, mais il n’aurait guère appelé cette adoration une « superstition », et cela à la face d’Agrippa, car « cette superstition » même était la religion d’Agrippa (Actes 26.3, 27), qu’il était certes bien loin de vouloir insulter !
d – Bengel (in loco) : « δεισιδαίμων, verbum per se μέσον, ideoque ambiguitatem habet clementem, et exordio huic aptissimam. »