- Les anges ont-ils des corps qui leur soient unis naturellement ?
- Assument-ils des corps ?
- Exercent-ils des fonctions vitales dans les corps qu'ils assument ?
Objections
1. Origène dit : « C'est le propre de la seule nature de Dieu (c'est-à-dire du Père, du Fils et de l'Esprit Saint) d'exister sans substance matérielle et en dehors de toute union corporelle. » On lit aussi dans S. Bernard : « Comme nous n'accordons qu'à Dieu l'immortalité, nous n'attribuons qu'à lui l'incorporéité ; sa nature est la seule qui n'ait pas besoin du secours d'un instrument corporel, ni pour lui, ni pour un autre. Mais ce secours est nécessaire à tout esprit créé. » S. Augustin dit également : « Les démons sont appelés des animaux aériens, parce qu'ils possèdent la nature des corps aériens. » Or les anges et les démons ont la même nature ; les anges ont donc des corps qui leur sont unis naturellement.
2. S. Grégoire appelle l'ange « animal raisonnable » ; or tout animal est composé de corps et d'âme : les anges ont donc des corps qui leur sont unis naturellement.
3. La vie est plus parfaite dans les anges que dans les âmes. Or, non seulement l'âme vit, mais elle vivifie le corps. Donc les anges vivifient des corps qui leur sont unis naturellement.
En sens contraire, Denys dit qu'il faut considérer les anges comme des êtres aussi bien immatériels qu'incorporels.
Réponse
Les anges n'ont pas de corps qui leur soient naturellement unis. En effet, ce qui est accidentel à une nature ne se retrouve pas nécessairement dans tous les cas où cette nature se réalise ; avoir des ailes, par exemple, n'est pas essentiel à l'animal, et par suite ne convient pas à tous les animaux. Or, comme nous le prouverons plus loin, l'acte d'intellection n'est l'acte ni d'un corps ni d'une faculté corporelle ; être uni à un corps n'est donc pas essentiel à la substance intellectuelle en tant que telle, encore que cela puisse arriver pour des raisons extrinsèques à son caractère intellectuel. Ainsi en va-t-il de l'âme ; si elle est unie à un corps, c'est que, imparfaite et en puissance dans le genre des substances intellectuelles, elle n'a pas, par nature, la plénitude de la science, mais doit l'acquérir à l'aide des sens corporels à partir des choses sensibles. Or, si une nature appartenant à un genre donné est imparfaite par rapport à la perfection propre de ce genre, il faut que, d'abord, cette perfection générique soit réalisée pleinement en une autre nature. Il y a donc, parmi les êtres de nature intellectuelle, des substances intellectuelles parfaites qui n'ont pas besoin de puiser leur science dans les choses sensibles, et par conséquent les substances intellectuelles ne sont pas toutes unies à des corps ; certaines existent à l'état séparé : c'est elles que nous appelons les anges.
Solutions
1. Comme nous l'avons déjà dit, certains croyaient que tout ce qui existe est corporel. C'est cette opinion qui semble les avoir conduits à penser que toutes les substances spirituelles sont unies à des corps ; certains sont allés jusqu'à dire que Dieu est l'âme du monde, comme le rapporte S. Augustin. Mais cela contredit la foi catholique, pour laquelle Dieu est élevé au-dessus de toute chose, selon la parole du Psaume (Psaumes 8.2) : « Ta majesté est élevée au-dessus des cieux. » Aussi Origène a-t-il refusé de parler ainsi de Dieu ; mais il a admis cette opinion pour les autres substances, se laissant tromper là comme en beaucoup d'autre points par les opinions des philosophes.
On peut expliquer le mot de S. Bernard en ce sens que les esprits créés ont un instrument corporel, non pas uni naturellement, mais assumé pour accomplir certaines fonctions.
Quant à S. Augustin, il n'exprime pas sa propre conviction, mais rapporte l'opinion des platoniciens, qui croyaient à l'existence d'animaux aériens qu'ils appelaient « démons ».
2. S. Grégoire appelle l'ange « animal raisonnable » par métaphore, parce que l'ange a une raison semblable à celle de l'homme.
3. Vivifier à titre de cause efficiente est une perfection simple ; elle convient donc à Dieu : « C'est le Seigneur qui donne la mort ou la vie » (1 Samuel 2.6). Mais vivifier à titre de cause formelle est propre à la substance qui fait partie d'une nature, et n'est pas, à elle seule, une nature complète. La substance intellectuelle qui n'est pas unie à un corps est donc plus parfaite que celle qui l'est.
Objections
1. Il semble bien que non. En effet, comme la nature physique, les anges n'emploient aucun moyen superflu dans leurs opérations. Or, assumer des corps serait superflu pour les anges, car l'ange n'a pas besoin de corps, puisque sa puissance surpasse toute puissance corporelle. L'ange n'assume donc pas de corps.
2. Assumer une chose, c'est l'unir à soi. Or, nous l'avons dit dans l'article précédent, un corps ne peut pas être uni à un ange comme à sa forme. D'autre part, si le corps est uni à l'ange comme à un moteur, on ne dit pas qu'il est assumé, autrement tous les corps mus par les anges seraient assumés par eux. Les anges n'assument donc pas de corps.
3. Les anges n'assument ni des corps de terre ou d'eau, car ils ne pourraient les faire disparaître d'un seul coup ; ni des corps de feu, parce qu'ils brûleraient ce qu'ils toucheraient ; ni des corps d'air, car l'air n'a ni figures, ni couleur. Les anges n'assument donc pas des corps.
En sens contraire, S. Augustin dit que « des anges apparurent à Abraham sous des corps qu'ils avaient assumés ».
Réponse
Certains prétendent que les anges n'assument jamais de corps et que toutes les apparitions mentionnées dans l'Écriture eurent la forme de visions prophétiques, c'est-à-dire que ce ne sont que des visions de l'imagination. Cette opinion va contre la pensée de l'Écriture. Car l'objet de la vision de l'imagination n'existe que dans l'imagination du sujet ; dès lors il n'est pas vu indifféremment par tous. Or, à plusieurs reprises, l'Écriture parle d'anges qui apparaissent, comme s'ils étaient vus par tous. Ainsi en va-t-il des anges qui apparaissent à Abraham : ils sont vus par lui, par toute la famille, par Loth et par les habitants de Sodome. De même, l'ange qui apparaît à Tobie est vu par tous. Tout cela montre que ces manifestations ont lieu en visions corporelles, dont l'objet, extérieur au sujet, peut être vu par tous. L'objet d'une telle vision ne peut donc être qu'un corps réel. Donc, puisque les anges ne sont pas des corps, et n'ont pas de corps qui leur soient unis naturellement, il leur arrive d'assumer des corps.
Solutions
1. Ce n'est pas pour eux que les anges ont besoin d'assumer des corps, mais pour nous. Dans la nouvelle Alliance, c'est pour montrer, par un commerce familier avec les hommes, ce que sera la société intellectuelle que les hommes espèrent avoir avec eux dans la vie future. Dans l'ancienne Alliance, c'était pour annoncer par mode de figure que le Verbe de Dieu devait assumer un corps humain ; car toutes les apparitions de l'Ancien Testament étaient ordonnées à l'apparition du Fils de Dieu dans la chair.
2. L'ange et le corps qu'il assume ne sont pas en rapport de matière à forme, mais l'ange est pour le corps comme un moteur que ce corps mobile ne fait que représenter. La Sainte Écriture décrit les propriétés des choses intelligibles en faisant appel aux similitudes sensibles : de même, les anges se façonnent, par la puissance divine, des corps sensibles qui représentent leurs propriétés intelligibles. C'est ce qu'on veut exprimer lorsqu'on dit que les anges assument des corps.
3. À son degré ordinaire de dilatation, l'air ne retient ni la figure ni la couleur ; mais quand il est condensé, il peut revêtir différentes formes et réfléchir des couleurs : on le voit dans les nuages. C'est donc à partir de l'air que les anges forment des corps, avec l'assistance divine, en le solidifiant par la condensation autant qu'il est nécessaire.
Objections
1. Les anges ne doivent pas tromper par de fausses apparences. Or, les anges tromperaient s'ils faisaient passer pour vivants des corps qui n'accomplissent pas les opérations de la vie. Les anges exercent donc les fonctions vitales dans les corps qu'ils assument.
2. Les anges ne font rien d'inutile. Or, ils feraient des choses inutiles s'ils formaient dans leurs corps des yeux, des narines et d'autres organes qui n'accomplissent pas leurs fonctions naturelles. Les anges exercent donc les fonctions sensibles qui sont l'œuvre absolument propre de la vie.
3. La marche est aussi une opération vitale. Or, certains anges sont apparus, qui marchaient. Il est dit dans la Genèse (Genèse 18.16) qu'« Abraham marchait, en les conduisant, avec les anges qui lui étaient apparus » ; et à Tobie, qui demandait (Tobie 5.7) : « Connais-tu le chemin qui conduit au pays des Mèdes ? » l'ange Raphaël répondit : « Je le connais, et j'ai souvent parcouru tous ces chemins. » Les anges exercent donc fréquemment les activités des êtres vivants.
4. Parler est une activité vitale, puisque la parole est formée par la voix qui, au dire d'Aristote, est « un son proféré par la bouche de l'animal ». Or, on lit en plusieurs endroits dans l'Écriture que les anges ont parlé dans des corps qu'ils avaient assumés. Les anges exercent donc les activités des êtres vivants.
5. Manger est une opération propre à l'être animé ; aussi, après sa résurrection, le Seigneur mangea-t-il avec ses disciples pour leur prouver qu'il avait repris vie (Luc 24.41). Or, certains des anges qui sont apparus dans des corps, ont mangé. Abraham offrit de la nourriture à ceux qu'il avait adorés auparavant (Genèse 18.2). Les anges exercent donc les opérations vitales dans les corps qu'ils assument.
6. La génération est un acte vital. Or les anges ont accompli cette fonction dans certains corps.
Il est écrit dans la Genèse (Genèse 6.4) : « Après que les fils de Dieu eurent approché les filles des hommes, elles mirent au monde des hommes puissants et fameux dans le siècle. » Les anges exercent donc les opérations vitales dans les corps qu'ils assument.
En sens contraire, nous avons dit plus haut que les corps assumés par les anges ne vivent pas : ils ne peuvent donc pas exercer les activités des êtres vivants.
Réponse
Certaines activités vitales ont quelque chose de commun avec les activités non vitales ; ainsi la parole, action vitale, est, en tant que son, semblable aux autres sons inanimés ; la marche est, en tant que mouvement, semblable aux autres mouvements. Les anges peuvent donc, par les corps qu'ils assument, exercer les activités des êtres vivants en ce qu'elles ont de commun avec les activités des non-vivants, mais non dans ce qu'elles ont de propre. Car, selon Aristote, seul peut produire une action celui qui en a la puissance. Aucun être ne peut donc avoir d'activité vitale s'il n'a pas la vie, qui est le principe potentiel d'une telle action.
Solutions
1. L'Écriture ne va pas contre la vérité en décrivant les choses intelligibles sous des figures sensibles, car son intention n'est pas de faire croire que les choses intelligibles sont des choses sensibles, mais de faire entrevoir les propriétés des choses intelligibles par la similitude des figures sensibles. De même il n'est pas contraire à la véracité des saints anges que les corps qu'ils assument paraissent être des hommes vivants, alors qu'ils ne le sont pas. Ils n'assument des corps que pour faire connaître leurs propriétés et leurs opérations spirituelles par les propriétés et les opérations des hommes. Ce but serait moins parfaitement atteint, si les anges assumaient de vrais hommes, parce que les propriétés de ces hommes ne feraient pas connaître les anges, mais les hommes eux-mêmes.
2. La sensation est une opération exclusivement vitale ; on ne peut donc pas dire que les anges exercent des sensations par les organes des corps qu'ils assument. Ces corps ne sont cependant pas inutiles, puisqu'ils ne sont pas formés pour procurer des sensations, mais pour manifester par leurs organes les vertus spirituelles des anges ; ainsi l'œil désigne la fonction intellectuelle de l'ange et les autres membres ses autres facultés, selon Denys.
3. Seul le mouvement qui procède d'un principe moteur conjoint peut être une opération vitale. Mais les anges, n'étant pas la forme des corps qu'ils assument, ne les meuvent pas de cette façon. Cependant les anges subissent, du fait du mouvement de ces corps, une motion accidentelle ; ils y résident en effet à la façon d'un moteur dans un mobile, de telle sorte qu'ils sont dans ces corps et non ailleurs. Cette dernière conclusion ne vaudrait pas pour Dieu : le mouvement des choses dans lesquelles il se trouve n'entraîne pour lui aucune motion, puisqu'il est partout, tandis que les anges épousent accidentellement les mouvements qu'ils produisent dans les corps qu'ils assument.
Il faut cependant faire une exception pour les corps célestes, même si les anges s'y trouvent comme le moteur dans le mobile. Les corps ou sphères célestes en effet, dans leur mouvement circulaire, ne quittent pas entièrement le lieu où ils se trouvent, ils l'occupent toujours par quelque partie d'eux-mêmes. Par ailleurs les anges n'appliquent pas leur activité motrice à une partie déterminée de la substance même de la sphère. Cette partie se trouvant tantôt à l'orient et tantôt à l'occident, il s'ensuivrait que l'ange se déplacerait avec elle. Mais, comme Aristote l'explique, l'ange occupe un endroit déterminé, toujours à l'orient, d'où il exerce sa puissance motrice sur la sphère.
4. Les anges ne parlent pas, au sens propre du mot ; ils produisent seulement dans l'air des sons qui sont semblables aux voix humaines.
5. À proprement parler, les anges ne mangent pas : manger c'est prendre une nourriture qu'on peut transformer en sa propre substance. Sans doute, après la résurrection du Christ, les aliments n'étaient pas assimilés à son corps, mais se résorbaient dans la matière préexistante. Cependant le Christ avait un corps tel qu'il pouvait assimiler des aliments ; il mangeait donc véritablement. Mais les anges non seulement n'assimilent pas la nourriture prise aux corps qu'ils ont assumés, mais ces corps ne sont pas naturellement tels qu'ils puissent assimiler des aliments. Ils ne mangent donc pas réellement, mais ce qu'ils font représente la manducation spirituelle. C'est ce que l'ange Raphaël dit à Tobie : « Lorsque j'étais avec vous, je paraissais manger et boire ; mais je me nourris d'un aliment invisible » (Tobie 12.18). Si Abraham offrit de la nourriture à des anges, c'est qu'il les regardait comme des hommes ; cependant c'est Dieu qu'il adorait en eux, parce qu'il était en eux « comme il est d'ordinaire dans les prophètes », selon S. Augustin.
6. S. Augustin répond : « Beaucoup assurent avoir expérimenté ou avoir entendu dire par ceux qui l'avaient expérimenté, que les sylvains et les faunes (ceux que le vulgaire appelle incubes) se sont souvent présentés à des femmes et ont consommé l'union avec elles ; aussi vouloir le nier paraît de l'impudence. Mais s'il s'agit des saints anges de Dieu, ils n'ont pu en aucune manière tomber ainsi avant le déluge. Il faut donc entendre par “fils de Dieu” les fils de Seth qui étaient bons ; et par “filles des hommes” l'Écriture désigne celles qui étaient nées de la race de Caïn. Il n'y a pas à s'étonner que des géants soient nés de telles unions ; au surplus, ils n'étaient pas tous géants ; mais les géants étaient alors beaucoup plus nombreux que dans les temps postérieurs au déluge. » Cependant, si parfois certains hommes naissent des démons, ce n'est pas au moyen d'une semence émise par ceux-ci, mais par la semence d'un autre homme qu'ils ont recueillie, de telle sorte que le démon qui est succube d'un homme se fasse l'incube d'une femme. De même ils utilisent les semences d'autres êtres pour produire certaines générations, comme dit S. Augustin ; et ainsi celui qui est engendré n'est pas fils du démon, mais de l'homme dont on a recueilli la semence.