« La notion de la création, écrit Philippi, est née exclusivement sur le sol de la révélation positive, et lorsqu’elle se rencontre en dehors de ces limites, comme dans le mahométisme et le rationalisme, c’est qu’elle en est notoirement empruntée ! Dans le paganisme antérieur au christianisme, l’idée de la création est absente, car toute spéculation païenne, qui est, d’une part, la racine, d’autre part, le fruit et l’expression de l’intuition religieuse populaire, procède ou bien d’une conception panthéiste du développement du monde, ou d’une conception dualiste de sa formation. Ou bien Dieu est considéré comme le germe (Keim) d’où le monde est issu par une nécessité interne, ou la matière du monde est tenue pour éternellement co-posée avec le principe formateur du monde, de telle sorte que la matière primitive (ὕλη) est coordonnée à l’intellect divin (νοῦς) qui a organisé ses idées en elle. Dans le premier cas, Dieu est la substance originelle, le fonds ténébreux des évolutions du monde ; dans le second, il remplit le rôle d’ordonnateur ou d’architecte (δημιουργός). Dans l’une et l’autre conception, l’esprit humain se trouve dominé par l’intuition sensible de la réalité empirique. »
Ces deux aberrations opposées entre lesquelles oscilla constamment la pensée humaine en dehors de la révélation, le panthéisme ou l’émanatisme et le dualisme, furent dès l’abord répudiées par l’Eglise chrétienne dans ses plus anciens symboles. — A la formule du symbole de Nicée : θεόν πατέρα παντοκράτορα, πάντων ὁρατῶν τε καὶ ἁοράτων ποιητήν, le symbole de Constantinople ajouta les mots : οὐρανοῦ καὶ γῆς. Le symbole de Nicée voulut marquer ainsi la différence entre l’engendrement éternel d’une des personnes divines en Dieu même et la production du fini, par les deux termes : γεννηθείς et ποιηθείς.
On pourrait toutefois retrouver chez Justin Martyr une trace de l’idée platonicienne d’une création issue d’une matière amorphe : Πάντα τὴν ἀρχὴν ἀγαθον ὄντα δημιουργῆσαι θεόν ἐξ ἀμόρφου ὕλης δι’ ἀνθρώπους δεδιδάγμεθα.c
c – Apol. I, cap. 20. Au commencement Dieu a tout fait dans sa bonté à partir d’une matière sans forme, pour le bénéfice des hommes.
La formule : Création de rien, qui, étrangère à la Bible, se trouve déjà dans les apocryphes de l’Ancien Testament : Ἐξ οὑκ ὅντων ἐποιήσεν αὐτὰ ὁ θεὸς (2 Maccabées 7.28), fut reprise et défendue avec vigueur par Tertullien et Irénée contre les hérétiques du temps : « Homines quidem de nihilo non possunt aliquid facere, sed de materia subjacente. Deus autem, quam homines hoc primo melior, eo quod materiam fabrications suæ, cum ante non esset, ipse adinvenit.d »
d – Irénée, Contra hæreses II.10.4
Augustin de même : « Fecisti cælum et terrain non de te, nam esset æquale unigenito suo ; aliud præeter te non erat, unde faceres, ideo de nihilo fecisti cælum et terrame.
e – Conf. XII, 7
Arrêté par l’impossibilité réelle ou prétendue de concevoir le passage en Dieu même de l’éternité au temps, et par cette objection si souvent renouvelée dès lors que Dieu n’eût eu rien à faire avant l’existence du monde, Origène se vit poussé à enseigner l’éternité de la création : ἐπεὶ δὲ οὐκ ἔστιν ὅτε παντοκράτωρ οὐκ ἧν, ἀεὶ εἶναι δεῖ ταῦτα δι’ ἄ παντοκράτωρ ἐστιf. Toutefois, il restreignit la création éternelle à la production des intelligences célestes.
f – De Princ. 1, 2, 10.
Augustin pensa résoudre la difficulté en disant, avec pleine raison d’ailleurs, que le monde n’a pas été fait in tempore, mais cum temporeg.
g – De Civit. XI, 6.
Le récit biblique de la création, tout en étant tenu généralement pour une révélation surnaturelle, fut interprété allégoriquement par quelques Pères, Clément d’Alexandrie et Origène entre autres.
Après les réformateurs qui n’ajoutèrent pas d’éléments nouveaux à la doctrine traditionnelle, l’ancienne dogmatique protestante définit la création : Actio Dei unitrini externa, qua is res omnes visibiles et invisibiles ex nihilo, sex dierum spatio, liberrimæ voluntatis suæ imperio omnipotenter et sapienter produxit, in nominis sui laudem et hominum utilitatem (Quenstedt).
Cette définition comprend les principaux éléments de la doctrine que nous allons exposer, et qui s’accordera avec elle dans les points essentiels. Par la formule : Création de rien, on n’entendait pas exclure du principe des choses seulement les facteurs actifs, mais toute matière même inerte, materia inhabilis et rudis, ὑλη ἄμορφος, qui aurait présenté à l’action divine une substance à ordonner, coéternelle à elle. Le rien lui-même ne devait être conçu d’aucune façon comme élément concurrent de l’origine des choses. On distinguait toutefois entre la création première de toute matière : creatio prima sive immediata, que l’on voyait indiquée dans le verset premier de la Genèse, et les créations subséquentes, creatio secunda sive mediata, qui n’ont été que les transformations successives et progressives de cette matière première, sous l’action toute-puissante de Dieu, et qui furent l’œuvre des six jours. Nous nous approprierons dans une certaine mesure cette distinction.
De même que la négation du Fils amène à celle du Père, la négation bien ancienne déjà du miracle est remontée aujourd’hui, comme c’était logique, à celle de la création, qui est le premier et le plus éclatant des miracles, après celui de l’existence même de Dieu. Les théories transformistes qui, renfermées dans leurs limites scientifiques et seules légitimes, sont neutres à l’égard de toute conception religieuse ou anti-religieuse de l’origine des choses, n’ont pas laissé d’être exploitées par les disciples actuels de Lamarck et de Darwin en faveur de l’athéisme et du matérialisme. C’est là, disons-nous, une conséquence excessive de données d’ailleurs contestables encore et contestées, et de laquelle aussi les deux maîtres que nous venons dénommer, doivent être tenus pour innocents. Et à côté de cas négateurs aussi autoritaires qu’incompétents, dogmaticiens à rebours de l’irréligion, pontifes de l’incroyance, apparaissent ceux plus modérés, s’il y a de la modération à remplacer la haine par le dédain, qui, sous couleur de positivisme, se contentent de reléguer Dieu et les origines du monde dans le domaine propice à toutes les licences humaines, de l’Inconnaissable.
Heureusement que tous les penseurs, en dehors même des cercles chrétiens, n’ont pas encore cédé à l’attraction de l’abîme ; et c’est grâce aux croyants spiritualistes et aux croyants chrétiens qu’il n’est pas encore vrai de dire du monde contemporain : Ruit in servitutem !
Dans la conclusion d’un remarquable chapitre exposant les variantes des doctrines de l’évolution et de la création, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, M. Renouvier s’exprime comme suit : « Si nous laissons de côté les spéculations discordantes des penseurs, et les prétentions injustifiables de ceux d’entre eux qui se vantent d’appliquer à ces questions la méthode des sciences positives, et d’atteindre le genre ou le degré de certitude que comportent ces sciences ; si nous jetons, sur les dispositions mentales de l’humanité, dans les circonstances moyennes de lieu, de temps et d’éducation, un regard impartial, il faudra convenir que la croyance à la création est et demeure, depuis déjà bien des siècles, adaptée à l’état intellectuel et moral de la grande masse des hommes de bonne volonté. Car comme on l’a dit en termes bien pesés : « Le théisme, indépendamment de toute garantie objective, est ancré subjectivement en nous, à raison de sa convenance avec notre mode essentiel de construction, comme penseurs ; il tire de cette adéquation subjective la plus forte garantie de sa permanence, quoi qu’il en puisse être de sa vérité. Il est et restera l’état moyen classique de l’opinion rationnelle, le centre de gravité de toutes les tentatives pour trouver le mot de l’énigme de la vieh. »
h – Esquisse d’une classification systématique des doctrines philosophiques, par Ch. Renouvier, tome I, page 226.