Nous venons d’exposer successivement les rapports que soutint Zinzendorf pendant son séjour en Amérique avec les luthériens et les réformés, avec les diverses autres sectes et enfin avec les Frères moraves. Il nous reste à le voir en contact avec les Indiens. C’est vers eux principalement que l’attirait son zèle ; c’était surtout pour l’amour d’eux qu’il avait entrepris ce voyage.
Les populations indiennes qui habitaient à cette époque la Pensylvanie ou avec lesquelles cette province se trouvait en relations, pouvaient se diviser en trois classes. En première ligne venaient les Iroquois ou la confédération des cinq peuples. Redoutés des autres Peaux-Rouges, estimés des colons européens, ils vivaient en fort bonne intelligence avec ceux-ci, auxquels ils vendaient de temps à autre quelque portion de leur vaste territoire. A certaines époques fixes, ils se rendaient en grand nombre à Philadelphie, avec femmes et enfants, pour renouveler alliance avec les Blancs ; c’est ce que, dans leur poétique langage, ils appelaient dérouiller la chaîne de l’amitié. On les défrayait pendant tout leur séjour en Pensylvanie, on les recevait avec de grands honneurs et on les renvoyait chargés de présents. Les alliés des Iroquois, leurs frères, comme ils les nommaient, formaient une seconde classe de peuples. Enfin venaient leurs cousins, c’est-à-dire les peuples qui leur étaient assujettis. De ce nombre étaient les Delawares, les Mohicans et d’autres encore. Ces derniers vivaient pour la plupart au milieu des Européens ; ils joignaient à la chasse et à la pêche l’exercice de quelques petites industries. Unissant aux vices des sauvages les vices des civilisés, ils étaient méprisés des uns et des autres.
Les premières relations de Zinzendorf avec les Indiens furent assez peu agréables. Pendant son séjour à Bethléhem, ils contestèrent aux Frères la propriété du sol sur lequel ils avaient établi leur colonie de Nazareth. Le comte eût été très disposé à céder sans autre examen à leurs réclamations, mais il ne se crut pas en droit de le faire avant d’en avoir référé au gouverneur, car il eût couru risque d’aliéner une partie du territoire soumis à la couronne d’Angleterre. Le gouverneur ordonna aux Frères de faire déguerpir les Indiens, qui déjà s’étaient emparés du terrain en litige : mais les Indiens tinrent bon. L’affaire fut examinée à Philadelphie, en présence des chefs iroquois ; on produisit les actes de vente primitifs, et les Indiens se rendirent aux preuves. Zinzendorf néanmoins persuada aux Frères de donner à leur partie adverse, mais à titre de présent, la somme que l’on avait prétendu exiger d’eux pour le terrain dont ils venaient d’être reconnus légitimes possesseurs.
Ce n’était point, en effet, au territoire des Indiens qu’en voulait le comte : il eût voulu conquérir leurs âmes pour les faire entrer comme des pierres vives dans la construction de cet édifice spirituel dont Jésus-Christ est la pierre angulaire (1 Pierre 2.5 ; Éphésiens 2.20). Il partit à la fin de juillet, accompagné de sa fille Bénigna, d’Anna Nitschmann et de quelques Frères, pour commencer ses excursions chez les Indiens. Dans un pays inculte comme l’était alors cette partie de l’Amérique, ces voyages présentaient d’extrêmes difficultés, des fleuves à passer à gué, des montagnes ardues pénibles à gravir, plus pénibles à redescendre, des marais, des forêts impraticables.
La première excursion de Zinzendorf fut chez les Delawares, voisins de la colonie de Bethléhem. De là, ayant passé à Tulpehokin, il y rencontra les sachems ou chefs indiens, revenant de faire leur visite d’usage à Philadelphie. Il s’approcha d’eux et leur déclara qu’il avait à leur annoncer, à eux et à leurs peuples, la Parole du Seigneur ; qu’il voulait s’acquitter de ce message ; et qu’il les priait de lui dire s’ils donnaient leur approbation à son dessein. « Ni moi, ni mes frères, dit-il, nous ne sommes venus parmi vous pour acheter des terres ou faire le commerce, mais pour montrer le chemin du salut à ceux qui sont capables de recevoir la grâce. » Le trucheman Conrad Weisser (c’était un sabbatiste américain qui accompagnait volontairement Zinzendorf, pour lequel il avait conçu une grande admiration) traduisit aux sachems le discours du comte et ajouta ces paroles : « Voilà l’homme que Dieu a envoyé d’au delà des mers pour faire connaître sa volonté tant aux Indiens qu’aux hommes blancs. » Les Iroquois, suivant leur coutume, se retirèrent d’abord pour délibérer, puis au bout d’une demi-heure ils revinrent vers le comte et lui parlèrent ainsi : « Frère, tu as fait un long chemin à travers la mer pour venir prêcher aux hommes blancs et aux Indiens. Tu ne savais pas que nous étions ici et nous ne savions rien de toi. Ceci a été donné d’En haut. Viens chez nous, toi et tes frères, vous serez les bienvenus. » Plusieurs missionnaires moraves les visitèrent dès lors et furent fort bien reçus ; un de ces missionnaires, David Zeisberger, passa même plusieurs années au milieu d’eux et apprit à fond leur langue. Son séjour ne fut pas sans bénédiction pour ces peuplesa.
a – Voyez la Vie de Zeisberger, dont une traduction française a été publiée à Neuchâtel en 1844.
Voici, d’après Spangenberg, quelle était en général la méthode de Zinzendorf dans les missions auprès des Indiens : « Il ne croyait point convenable de commencer tout de suite par prêcher ; mais il pensait que les Frères qui se trouvaient parmi les Indiens devaient d’abord se borner à vivre tout uniment comme des hommes pieux, pour qui c’est une joie de faire le bien et de mourir au mal. Puis, quand les Indiens leur demanderaient : « D’où vient que vous vivez différemment des autres hommes ? » ils devraient alors leur dire ce que Notre Seigneur Jésus-Christ fait pour les pauvres humains, quand ils vont à Lui avec leur misère, et leur raconter comment Il s’est fait homme pour eux et a répandu son sang pour les sauver. Les Frères ne devaient point s’attendre à voir des peuples entiers se convertir ; ils devaient se contenter d’en recueillir les prémices et consacrer tous leurs soins aux quelques âmes qui chercheraient sincèrement Christ. Il fallait prêcher l’Évangile à quiconque désirait l’entendre, mais il ne fallait baptiser personne en qui l’on n’eût reconnu quelque signe de vie divine et une foi sincère en Jésus-Christ. Quant à la sainte cène, il fallait être plus prudent encore dans l’administration de ce sacrement. Enfin, tout en s’efforçant de donner aux sauvages une instruction suffisante dans la doctrine de l’Écriture, il fallait, autant que possible, se garder de faire entrer dans leur tête plus de choses que leur cœur n’en pouvait encore saisir. »
Le village de Chekomeko, situé dans le gouvernement de New-York et habité par des Mohicans que la prédication des Frères venait de gagner à l’Évangile, était particulièrement l’objet des soins et de l’amour de Zinzendorf ; il y passa des journées heureuses entre toutes celles de sa vie. « Nous arrivâmes le 27 août, » dit-il dans une lettre, « et le lendemain nous entrâmes dans la cabane d’écorce qu’on avait préparée pour nous. C’est la maison la plus charmante que j’aie jamais habitée. Nous y avons eu pourtant à souffrir : épreuves au dedans, pluie au dehors ; mais, comme nos bien-aimés Indiens nous rassérénaient le ciel ! c’étaient chaque jour de nouveaux sujets de joie ! »
Plus tard, les habitants de Chekomeko ayant été chassés de leur pays, ce fut auprès des Frères qu’ils vinrent chercher un asile ; ils fondèrent à une journée de Bethléhem un nouveau village que l’on nomma Gnadenhütten. Ils apprirent à cultiver la terre et menèrent une vie paisible et reçurent des Frères les soins les plus affectueux. « Prenez garde, » leur disaient les autres Indiens, « vous vous amollissez, vous abandonnez la férocité de votre cœur, et c’est pourtant la seule chose qui puisse vous faire craindre des Blancs et vous préserver d’être réduits en esclavage. » Ces remontrances ne produisant aucun effet sur les habitants de Gnadenhütten, les Indiens eurent recours à la flatterie pour les attirer ; ils leur firent de si belles propositions, que plusieurs d’entre eux finirent par se rendre à Wajomik, capitale de la tribu perfide et cruelle des Shawanos. Cette faiblesse des Mohicans eut les suites les plus funestes ; Zinzendorf, qui l’avait bien prévu, s’en était affligé d’avance : « L’aveuglement de nos pauvres Indiens est une preuve nouvelle que le monde doit être crucifié pour nous et que nous devons être crucifiés au monde, et que les liens naturels qui nous unissent à nos compatriotes, concitoyens, confrères, camarades, etc., sont nécessairement du nombre de ces choses qui touchent de près au péché. En conséquence, nous ne devons pas vouloir être plus sages que Celui qui nous a tant parlé de quitter amis, frères, père, mère, femme et enfants, comme l’ont fait du reste ses disciples. Je puis dire par expérience que, fût-on ami des hommes, comme je le suis, il faut abandonner absolument grand-mère, père, mère, tantes, frères, oncles et cousins. Si on ne peut les quitter à l’amiable, il faut les quitter autrement. Ce n’est qu’à ce prix que l’on peut être un disciple. »
La dernière excursion du comte chez les Indiens eut lieu dans l’automne de 1742. Remontant le cours de la Susquehanna et traversant la forêt vierge, Zinzendorf arriva à Wajomik ; il dressa sa tente à peu de distance du village et y passa vingt jours entiers, afin d’apprendre à connaître les mœurs et les idées des Shawanos et de voir comment il faudrait s’y prendre pour leur annoncer l’Évangile. Il s’entretint souvent avec eux, mais ses paroles ne trouvèrent pas d’accès dans le cœur de ces sauvages, plus méchants et plus corrompus que les autres. Leur chef lui était particulièrement hostile. Enfin, le séjour prolongé que Zinzendorf faisait au milieu d’eux et dont ils ne pouvaient comprendre le motif, excita leur méfiance au plus haut degré, et ils résolurent de se défaire de lui et de ses compagnons. Ils l’auraient infailliblement tué, si son trucheman, de l’absence duquel ils voulaient profiter pour exécuter leur criminel dessein, n’était revenu inopinément, poussé par un vague pressentiment du danger que courait le comte. Il découvrit le complot et le déjoua.
Pendant qu’au sein de leurs déserts les sauvages aiguisaient en vain leurs flèches contre Zinzendorf, on l’attaquait avec plus de succès dans les colonies européennes par les armes propres à la civilisation : l’injure et la calomnie. C’était peu de le désigner comme le faux prophète et la bête de l’Apocalypse, on avait forgé sur lui tout un roman : il avait été, disait-on, déclaré indigne du caractère ecclésiastique et expulsé d’Allemagne pour son ivrognerie et ses autres vices ; Bénigna n’était pas sa fille, mais la fille d’un lieutenant de vaisseau qu’il avait enlevée, etc. A ces grossières calomnies d’invention américaine venaient s’en joindre d’autres plus perfides, car il n’arrivait pas de paquebot qui n’apportât d’Europe, en pâture aux journaux de New-York et de Philadelphie, quelques renseignements mensongers sur l’homme qui préoccupait alors l’attention. Zinzendorf écrivit pour les démentir une série de lettres accueillies par Franklin dans le journal qu’il publiait alors ; mais rien ne put mettre un terme à ces calomnies, trop extravagantes pour qu’une réfutation pût les atteindre.
Ces amertumes contribuèrent peut-être à hâter son départ d’Amérique. Au reste, homme d’initiative avant tout, il avait jusqu’à un certain point accompli ce qu’il s’était proposé en entreprenant ce voyage : il avait organisé les établissements moraves, encouragé dans les autres églises la tendance à un rapprochement réciproque, donné enfin une impulsion puissante et une sage direction aux missions parmi les païens. Le 9 janvier 1743 (vieux style), il mit à la voile pour l’Europe.
De plusieurs ouvrages qu’il composa pendant son séjour en Amérique, nous mentionnerons seulement son Introduction à la direction spirituelle, sorte d’esquisse d’une théologie pastorale, et sa lettre latine aux libres penseurs. On a recueilli aussi les discours qu’il prononça en Pensylvanie, et on en a donné plusieurs éditions.