La Vérité Humaine – I. Quel homme suis-je ?

D. La morale en fonction de la religion

La morale en fonction de la religion ; la prééminence, l’antériorité logique du phénomène religieux sur le phénomène moral ; ou plus exactement — car il ne saurait être question ici ni de succession réelle, ni de différence de valeur — le caractère essentiellement religieux de la morale, ou si vous préférez, le caractère essentiellement religieux de l’obligation absolue dans la conscience morale, telle est, croyons-nous, la formule de la vérité humaine.

J’avoue que la formule est hardie et qu’elle paraît paradoxale. Mettre la morale, la morale en soi, et donc toutes les morales, en fonction de la religion, ou du moins d’une obligation religieuse ! Voilà, il faut l’avouer, qui est contraire, non pas à toute apparence, mais à beaucoup d’apparences. Et l’on peut se demander si les faits ne résistent pas à cette conception. — C’est ce que nous aurons à voir en son temps.

I) Nous sommes conduits à placer la morale en fonction de la religion, d’une manière négative, par les résultats convergents de notre analyse précédente ; d’une manière positive, bien que provisoire, par l’exemple du christianisme.

En attendant, laissez-moi rappeler comment et pourquoi nous y sommes arrivés. Il n’est pas une des données que nous ayons obtenues jusqu’ici, qui, indirectement ou directement, ne nous ait conduits, acculés en quelque sorte, à cette conclusion :

1° Insuffisance complète du sensationnisme et de l’intellectualisme comme principium essendi et cognoscendi.

2° Supériorité certaine du volitionnisme, sous condition d’une obligation absolue (encore purement hypothétique).

3° Le moralisme (« je dois donc je suis ») nous la fournirait. Mais son obligation est-elle inconditionnelle ?

4° L’examen des morales contingentes et leur incapacité à se constituer en morale par les seules catégories de l’utilité (or cette morale existe en fait, donc l’explication utilitaire est insuffisante) ; une enquête sur les activités morales et religieuses et sur les éléments de la conscience, nous ont amenés (positivement et négativement) à conclure à l’existence d’une obligation absolue.

5° Cet absolu, constaté dans l’obligation morale et dans l’obligation religieuse, où est-il ? Dans l’une plutôt que dans l’autre ? Dans toutes deux à la fois ? Et s’il est dans toutes deux, y est-il différent ? Y est-il identique ? — L’inconséquence de la morale indépendante, l’insuffisance de la religion en fonction de la morale, les contradictions de deux obligations, morale et religieuse, distinctes et réciproquement hétérogènes, ne laissent plus d’autre solution que celle que nous venons d’indiquer : c’est le même absolu sous deux aspects ; c’est la même obligation en deux fonctions, l’une spécifiquement morale (relation de l’homme à l’homme), l’autre spécifiquement religieuse (relation de l’homme à Dieu). Donc identité et unité fondamentale, sous-jacente, — antérieure à la prise de conscience, — qui ne peut être conçue que dans un rapport absolument initial institué par Dieu avec l’homme.

Voilà où, d’éliminations en éliminations, nous sommes conduits. Mais tout cela reste hypothétique ou probable. Des conclusions négatives ne donneront jamais la certitude. Il nous faudrait des faits positifs qui fournissent en quelque sorte la contre-épreuve, la vérification de ces hypothèses. Et c’est pourquoi il va être nécessaire de reprendre à frais nouveaux notre analyse, de serrer de plus près le fait d’obligation, et de voir si, indépendamment de toute hypothèse préalable, il comporte ce que nous venons de supposer. J’ajoute cependant qu’un fait au moins, un fait historique et patent, parfaitement analysable et défini, nous pousse encore vers cette conception et encourage notre recherche ultérieure. Ce fait, historique, analysable, défini, c’est la psychologie du christianisme, et particulièrement le rapport de la religion et de la morale dans la religion et la conscience chrétienne. — Nous ne parlons pas encore au point de vue chrétien. Nous n’en avons encore aucun droit. Nous parlons simplement en historien et en psychologue. A ce titre, comme historien et psychologue, le christianisme — sans être encore la religion vraie et définitive — se dresse néanmoins devant nous comme la meilleure des religions, la plus pure, la plus parfaite, la plus durable et la plus effective aussi, puisqu’on lui doit la plus profonde, la plus féconde et la plus bienfaisante des révolutions dont l’histoire de l’esprit et de la civilisation humaine nous apporte le témoignage. A ce titre, elle mérite, entre toutes les religions, de retenir et de fixer notre attention. Sa grande valeur fait sa vérité, au moins relative.

Or, en examinant la psychologie du christianisme au point de vue des relations réciproques de la conscience religieuse et de la conscience morale, que voyons-nous ? Nous y voyons, réalisé en fait, exactement ce que nous postulions tout à l’heure : la morale en fonction religieuse, l’obligation morale intimement unie avec et dépendante de l’obligation religieuse ; la forme et le contenu de la conscience morale (et de ses impératifs : fraternité humaine) relevant de la forme et du contenu de la relation religieuse (paternité divine) ; en un mot, la possibilité de la morale chrétienne spécifique fondée sur la réalité de la religion chrétienne spécifique. Je pense inutile de développer davantage cette remarque devant un auditoire de théologie. (On pourrait la vérifier longuement, soit chez le Maître, soit chez les disciples. Chez Jésus, dont tout le ministère et dont tout le devoir moral n’est que la mise en œuvre d’une mission et donc d’une obligation religieuse, et dont l’obligation religieuse elle-même dépend de sa relation unique avec « le Père ». Chez les disciples, qui font dépendre, dans leurs épîtres, toute la morale chrétienne — comme impératifs, comme vertu ou puissance, et comme contenu ou préceptes, — du rétablissement de la relation normale avec Dieu par Jésus-Christh.)

h – Toute la rédemption morale de l’homme, c’est-à-dire la rédemption de sa capacité morale, dépend de la relation religieuse renouée avec Dieu par Jésus-Christ.

Or ce fait, peut-être unique dans l’histoire des religions (au moins si l’on en croit les auteurs cités par M. H. Bois) est gros de signification au point de vue de notre thèse. Il implique que la morale en fonction de la religion, si exceptionnelle fût-elle (et j’ai lieu de penser qu’elle ne l’est qu’en apparence) est d’abord possible, le fait le prouve, — et ensuite que cette relation de la morale à la religion est un fait normal, — normal, si ce n’est absolument parlant, au moins plus normal que le rapport inverse ou que tout autre rapport, puisque le christianisme est la plus parfaite, la plus excellente, la plus religieuse des religions connues. — Le fait indique donc que c’est dans ce sens qu’il faut chercher ; car, je l’ai déjà dit, mais je le répète, ce qui est dans la fin doit être aux origines, et il n’y a rien dans l’épanouissement qui ne soit dans le germe.

Telles sont donc les deux raisons, l’une de critique et d’hypothèse pure, l’autre d’observation historique et psychologique préalable, qui nous poussent à entreprendre la nouvelle étude à laquelle nous allons passer.

II) Pour transformer notre conclusion en certitude, il faut que l’analyse de l’obligation de conscience soit indépendante des résultats précédents et nous fournisse elle-même sa réponse.

Toutefois je rappelle que si nous avons des raisons pour l’entreprendre (et il le faut bien), l’étude en elle-même doit être indépendante de toute hypothèse préétablie. Elle devra, non pas faire totalement abstraction des résultats antérieurs, — cela est impossible, — mais elle ne devra pas s’appuyer, se baser sur eux. Elle pourra les invoquer à titre de confirmation ou de vérification ; mais il faudra qu’elle repose sur ses propres bases, et que chacune de ses affirmations ait elle-même sa raison d’être, se légitime directement et positivement. — D’autre part, il est clair aussi que si les données positives de cette nouvelle enquête confirment les données négatives de l’enquête précédente ; si des unes aux autres il y a concordance et harmonie, elles acquerront un degré très grand de certitude. La preuve et la contre-épreuve coïncidant entre elles, nous aurons satisfait aux conditions de toute méthode scientifique. Comme méthode, la science ne pourra rien exiger de plus. Pour nous attaquer et nous réfuter, il faudra nous convaincre d’une double erreur : d’une erreur dans les résultats négatifs déjà obtenus ; d’une erreur dans les résultats positifs qui nous restent à obtenir ; et pour que la réfutation soit victorieuse, il faudra qu’elle substitue aux deux erreurs correspondantes, deux affirmations correspondantes, également légitimées dans l’une et l’autre sphère.

C’est donc un nouveau travail que nous allons entreprendre, dans lequel nous n’entrons pas sans appréhension. Ses résultats, en effet, auront une portée incalculable, et nous sommes seul à l’entreprendre. Parmi ceux qui ont été conduits comme nous à statuer la morale en fonction de la religion, c’est-à-dire la primauté et l’autonomie du phénomène religieux, nous ne connaissons personne qui y soit arrivé pour des raisons semblables aux nôtres et de la même manière. Il en est sans doute qui nous ont devancé dans cette affirmation, et nous devons nommer ici le plus grand de tous, le fondateur de la théologie moderne : Schleiermacher. Pour Schleiermacher, comme pour nous, la religion subsistait par elle-même ; le phénomène religieux avait dans le sentiment de dépendance absolue sa racine propre. Mais l’exemple de Schleiermacher est plutôt décourageant et ne nous convie guère à marcher sur ses pas. Une erreur initiale et presque imperceptible a faussé toute sa conception. En définissant la racine du phénomène religieux par le sentiment d’absolue dépendance, il en a écarté du même coup la liberté. (Et vraiment comment maintenir la liberté de l’homme en face de la souveraineté divine ?) Il n’a atteint l’absolu religieux qu’en supprimant la morale en religion ; et en ce faisant, il a non seulement supprimé la possibilité de toute morale quelconque, mais il a porté une atteinte irréparable à la religion elle-mêmei. — Pourrons-nous échapper à ce résultat ? Arriverons-nous à concilier la souveraineté divine avec la liberté humaine ? Car c’est de cela qu’il s’agit, c’est-à-dire du problème des problèmes. — Puis ensuite arriverons-nous à faire procéder organiquement l’obligation morale de l’obligation religieuse ? C’est encore de cela qu’il s’agit, puisque nous faisons du phénomène religieux le principe générateur de tous les autres. — Après avoir expliqué l’origine de la morale, pourrons-nous expliquer encore l’origine de la volonté, de la conscience psychologique et de l’identité personnelle, d’une manière qui soit conforme tout ensemble, et à la vérité déjà reconnue du volitionnisme, et à la nature de l’obligation religieuse ? Car remarquez que puisque nous faisons de l’obligation religieuse un fait à la fois absolu et primitif, il doit être aussi un fait absolument primitif ; c’est-à-dire que, n’ayant rien derrière lui pour l’expliquer, il doit expliquer tous les autres. En sorte que même les constatations acquises relativement à la nature de l’homme par notre étude du volitionnisme, devront être reprises, confirmées et interprétées par le phénomène religieux. — On conviendra que la tâche est immense et délicate. Ce n’est pas tout. Une nouvelle difficulté nous attend : celle de maintenir le caractère absolu de l’obligation. L’obligation est absolue en elle-même ; le sera-t-elle encore si nous lui attribuons une origine religieuse, c’est-à-dire si nous lui substituons un autre absolu (Dieu) dont elle dérive ? C’est la grande objection que nous adresse M. H. Bois, qui nous accusej de ruiner ainsi le caractère spécifique de l’obligation. En lui attribuant une origine, nous l’expliquons ; en l’expliquant, nous la conditionnons. Nous conditionnons donc l’inconditionnel. Ce qui est contradictoire. — Il nous faudra répondre à cette objection. A laquelle en succède aussitôt une seconde qui va dans le même sens et que nous présente encore M. Boisk : « Vous dites, écrit-il : nous sommes obligés parce que c’est la volonté de Dieu. Répondez donc à cette question : pourquoi sommes-nous tenus de faire la volonté de Dieu ? Direz-vous : parce que Dieu est notre maître et que nous sommes ses créatures ? Cela revient à dire : parce que Dieu est le plus fort, et cette réponse détruit le devoir en le transformant en un grossier rapport de subordination externe. Elle anéantit l’idée spécifique d’obligation en la ramenant à une idée toute différente, celle de contrainte. La toute-puissance n’a en elle-même rien de plus moral que l’aveugle destin auquel croyaient les païens. Certes, il peut être de notre intérêt d’obéir à un maître tout puissant, mais pourquoi serait-ce notre devoir ? » — Et l’auteur conclut que « si Dieu a droit d’exiger notre obéissance, c’est parce que sa volonté est bonne et ses commandements saints », — ce qui revient à dire que l’obligation est une règle suprême capable de s’imposer à Dieu lui-même ; en d’autres termes : que l’obligation morale étant supérieure à Dieu lui-même, elle ne peut dépendre de Dieu. Ce qui est exactement la thèse contraire à la nôtre.

i – Pour le développement de cette critique et les objections qu’on y pourrait faire, voir G. Frommel, Études de théologie moderne, p. 150-208, en particulier p. 198-204. (Éd. de 1910)

j – Revue de théol. et des quest. relig., de Montauban, 1895, p. 543.

kIbid., p. 542.

Nous n’aurons peut-être pas grande difficulté à découvrir l’erreur foncière, le vice radical de cette objection ; mais enfin il y faudra pouvoir répondre. Ainsi qu’à cette autre encore : l’existence des athées moraux, c’est-à-dire l’autonomie en fait de l’obligation morale à l’égard de l’obligation religieuse. Cette dernière objection nous touche d’autant plus que nous en avons nous-même fait usage, bien qu’en sens inverse, contre les partisans de la morale indépendante. Il faudra donc qu’elle se réfute en quelque sorte d’elle-même, d’une manière très plausible et très naturelle.

Or comment ferons-nous pour échapper à tant de difficultés, pour parer à tant d’objections ? — Sera-ce par d’habiles et de spécieux raisonnements ? A coup de dialectique et de démonstrations logiques ? Prendrons-nous pour objectif d’arriver au but coûte que coûte et pourvu qu’il soit atteint, et simplement parce qu’il nous semblerait bon de l’atteindre ?

Vous le sentez, Messieurs, ces moyens seraient indignes à la fois de nous et du sujet que nous traitons. Nous serions des partisans et non des hommes de vérité. Nous aurions un a priori. Non. Nous commencerons par ignorer toutes les objections et toutes les difficultés. Nous ne nous donnerons pour tâche ni de les connaître, ni de les réfuter. Car une objection qui ne se réfute pas d’elle-même est une objection qui ne sera jamais réfutée. Nous ne démontrerons rien : nous montrerons seulement. Notre ambition sera, non de raisonner, mais de décrire, de décrire aussi fidèlement, aussi exactement que possible une réalité qui, pour être intérieure, pour être une réalité de conscience, n’en est pas moins une réalité objective. Nous ne chercherons pas à rien prouver. On ne prouve pas ce qui est ; on le constate et on le décrit. Il n’y a point de preuve démonstrative dans ce domaine. La seule preuve possible, c’est l’assentiment de ceux à qui l’on montre et devant qui l’on décrit, c’est-à-dire la correspondance entre le fait et sa constatation. Notre but sera donc de décrire et d’analyser le sentiment d’obligation de telle sorte qu’en rentrant en vous-mêmes, en vous mettant en face de celui que vous éprouvez vous-mêmes, vous soyez — non pas contraints, certes — mais obligés de dire : c’est cela ! Je dis que vous n’y serez pas contraints, car nous sommes ici dans le domaine de la liberté. La négation y reste toujours possible, même celle de la vérité. Je parle d’obligation, et cela me suffit, car j’ai le droit de penser que vous êtes des hommes de devoir. Or le premier devoir est d’être attentif, obéissant, silencieusement soumis et comme prosterné d’avance devant ce qui se fait connaître à nous, devant ce qui se fait sentir au dedans de nous comme la source même du devoir. Quiconque viole le devoir dans ce domaine, l’a violé dans son principe, et le violera partout.

Le lieu dans lequel nous entrons est donc un lieu saint. Ce n’est point au bruit des disputes, des discussions, des citations érudites, que nous en découvrirons le mystère ; c’est par l’obéissance et la silencieuse contemplation d’une volonté attentive et recueillie. Et c’est dans ces dispositions que je vous demande d’y pénétrer avec moi. — Non pas que je me croie infaillible : je continuerai d’accueillir vos objections avec reconnaissance, je serai heureux si vous voulez bien m’en faire part. Mais avant de les présenter, je vous prie simplement de vous mettre dans l’attitude que je viens d’indiquer, de vous placer en face de vous-même, d’oublier tout le reste — toutes les opinions, toutes les conceptions, toutes les doctrines qui courent le monde, — de n’écouter qu’une chose : le témoignage que rendent au dedans de vous-même les faits intérieurs dont vous êtes tout ensemble le théâtre et l’objet. Ce témoignage est le seul critère de la vérité que nous cherchons.

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