Au milieu de ces théories impies et bien faibles, la foi de l’Eglise, façonnée par l’enseignement des Apôtres, reconnaît au contraire dans le Christ une naissance, mais lui refuse un commencement. Elle admet une économie du salut, mais non une division. Non, elle ne souffre pas que le Christ Jésus soit Jésus sans être le Christ. Elle ne sépare pas le fils de l’homme du Fils de Dieu, de peur que l’on en vienne à s’imaginer que le Fils de Dieu n’est pas aussi le fils de l’homme. Elle ne dilue pas le Fils de Dieu dans le fils de l’homme. Sa foi ne fait pas non plus trois morceaux de ce Christ dont la tunique, d’un seul tissu du haut en bas, ne fut pas déchirée. Si elle touche Jésus-Christ à la fois dans le Verbe, dans l’âme et dans le corps, elle ne dilue pourtant pas Dieu le Verbe dans l’âme et dans le corps. Pour elle, Jésus-Christ est tout entier Dieu le Verbe, et tout entier homme : dans ce qu’elle reconnaît être un mystère, elle fixe son attention sur ce point unique : croire que le Christ n’est autre que Jésus, et proclamer que Jésus n’est autre que le Christ.
Non, je n’ignore pas combien la grandeur du mystère céleste est un obstacle pour la misère de notre intelligence humaine : nous ne pouvons pas facilement l’exprimer par des paroles, le discerner par la pensée, l’embrasser par notre esprit. Et l’Apôtre savait bien que c’est là une tâche ardue et fort difficile pour le jugement d’un être terrestre comme le nôtre, de concevoir tout ce que Dieu est capable de réaliser – l’acuité de notre intelligence ne saurait être à la mesure de la toute-puissance de Dieu –. Aussi écrit-il à son vrai fils selon la foi, à celui qui connaissait les saintes lettres depuis son plus jeune âge : « Je t’ai prié de rester à Ephèse, lorsque je partais pour la Macédoine, pour enjoindre à certains de cesser d’enseigner des doctrines étrangères, et de ne pas s’attacher à des fables et à des généalogies sans fin, plus propres à soulever de vains problèmes qu’à construire l’œuvre de Dieu qui se réalise dans la foi » (1 Timothée 1.3-4).
Paul défend donc à Timothée de discourir sur des généalogies et des fables, sources de discussions sans fin. Au contraire, c’est dans la foi que se réalise l’édification de l’œuvre de Dieu : ainsi l’Apôtre nous trace la manière selon laquelle l’homme doit faire preuve d’une certaine réserve inspirée par un amour empreint de respect, vis-à-vis de la toute-puissance de Dieu ; notre petitesse n’a pas à se hausser pour sonder des mystères qui éblouiraient l’œil qui les contemple. Si nous regardons l’éclat du soleil, la puissance de son intense lumière nous aveugle, et si le regard cherchait par une curiosité trop obstinée, à découvrir la source d’où rayonne cette lumière, les yeux risqueraient alors d’être privés du pouvoir que leur a donné la nature, et le sens de la vue pourrait même être perdu : il arriverait qu’en voulant trop voir, on ne voie plus rien du tout. Dès lors, que devons-nous attendre de la contemplation des réalités divines et du Soleil de justice[83] ? La sottise ne s’appesantirait-elle pas sur ceux qui prétendraient être plus sages que tous ? La stupidité d’une imbécillité bornée ne prendrait-elle pas la place de la vive lumière de leur intelligence ?
[83] Cf. Siracide 7.17 ; Romains 12.3.
Une nature inférieure ne saurait en effet, comprendre la raison d’être d’une nature qui lui est supérieure, et il n’est pas au pouvoir de l’homme de concevoir le dessein divin. Car celui qui est sujet à une connaissance limitée, doit rester dans les bornes qui lui sont dictées par ses limites. Or la puissance de Dieu dépasse l’esprit humain. Si la faiblesse de l’homme s’efforce de pénétrer son mystère, elle en devient plus faible encore qu’auparavant, si bien qu’elle perd cela même qu’elle avait obtenu : la nature plus puissante des réalités célestes l’écrase, car la force de son étreinte affaiblit tout esprit qui le poursuit avec trop d’opiniâtreté.
Si donc nous voulons regarder le soleil, portons nos regards sur lui dans la mesure où il nous est possible de le voir, recevant de sa lumière uniquement ce que notre œil arrive à supporter ; sinon, en attardant sur lui notre regard, nous le verrons moins encore. De la même façon, nous devons scruter la raison d’être des réalités célestes dans la mesure où le permet notre intelligence. Ne cherchons à étreindre Dieu que dans la mesure où il s’offre à notre connaissance. Si le peu que nous en révèle sa bonté ne nous satisfaisait pas, nous perdrions même ce qu’il nous aurait donné !
De fait, il y a en Dieu des aspects que tu peux saisir ; oui, il y en a, mais à condition que tu te contentes de ce qu’il t’est possible d’atteindre. De même, tu peux voir l’éclat du soleil, si tu te contentes d’en regarder ce que ta vue supporte ; mais si tu t’entêtes à voir au-delà de ce qu’il t’est possible, même ce que tu pourrais voir t’échappe. Ainsi en ce qui concerne Dieu : tu as de quoi exercer ton intelligence, si tu veux bien t’en tenir à ce qu’il t’est permis de comprendre ; mais si tu espères aller au-delà, tu ne seras même plus capable de connaître de Dieu ce que tu aurais pu en percevoir.
Je ne soulève pas encore le mystère de la naissance intemporelle du Christ : j’en parlerai au lieu convenable[84]. Pour le moment, mon propos est de traiter du mystère de l’Incarnation. Ici, je consulte ces docteurs qui scrutent les secrets du ciel, et je leur demande de me parler en fonction de sa nature, du mystère du Christ né de la Vierge. Comment m’expliqueront-ils que celui-ci ait été conçu de la Vierge, qu’il ait été enfanté de la Vierge ?
[84] Cf. livre XII, Ch. 15 et sv.
Voyons, vous en avez discuté : qu’est-ce qu’il y a à la source d’une naissance ? Qu’est-ce qui se forme dans le silence du sein maternel ? D’où vient ce corps, d’où vient cet homme ? Et après m’avoir expliqué tout cela, me direz-vous comment le Fils de l’homme est descendu du ciel, tout en demeurant au ciel[85] ? Car selon la condition qui est celle des corps, descendre et demeurer ne sont pas la même chose : ici nous avons un mouvement de descente, et là, l’immobilité du repos. Le bébé vagit, mais il est dans le ciel. L’enfant grandit[86], mais il demeure Dieu en plénitude. Et maintenant, puisqu’il remonte où il était auparavant, et qu’il descend tout en demeurant au ciel, dis-moi comment ta petite intelligence humaine comprend cela. Le Seigneur ne dit-il pas en effet : « Et quand vous verrez le Fils de l’homme monter là où il était auparavant ? » (Jean 6.62).
[85] Cf. Jean 3.13.
[86] Cf. Luc 2.40.
Le Fils de l’homme monte là où il était auparavant : quelle pensée pourrait concevoir cela ? Le Fils de l’homme qui est dans le ciel, descend du ciel : la raison nous l’expliquera-t-elle ? « Le Verbe s’est fait chair » (Jean 1.14) : quels mots traduiront ce mystère ? Le Verbe se fait chair, c’est-à-dire Dieu se fait homme ; et celui qui est homme, est dans les deux ; et celui qui est Dieu, vient du ciel. Il monte après être descendu, mais il descend sans descendre. Il est celui qui était, mais ce qu’il est n’était pas. Nous cherchons ce qui est à la racine de ce mystère, et voici notre raison déconcertée ! Nous croyons en cerner la cause, et voilà que nous ne saisissons rien de ce qui est à sa source ! Mais en nous bornant à connaître le Christ Jésus de cette façon, nous le connaissons, tandis que si nous voulions le comprendre davantage, nous n’y entendrions plus rien !
Et maintenant, qu’en est-il du mystère des faits et gestes du Christ ? il aurait pleuré, et l’angoisse de son âme aurait arraché des larmes à ses yeux ? D’où lui viendrait cette imperfection en son âme, qui sous le coup d’une vive affliction, aurait provoqué des pleurs en son corps ? Oui, quelles circonstances auraient été assez amères, quelle douleur assez intolérable, pour amollir jusqu’aux larmes le Fils de l’homme descendu du ciel ? Mais qui donc au juste, a pleuré ? Est-ce Dieu le Verbe, ou l’âme de son corps ? Car les larmes, il est vrai, sont versées par le corps, mais c’est la tristesse de l’âme en quelque sorte, qui les fait sourdre par l’intermédiaire du corps.
Et ensuite, quel est le motif de ses pleurs ? Ses larmes sont-elles un hommage rendu à cette Jérusalem impie et parricide qui n’a rien trouvé de mieux à faire que de tuer tant de prophètes et d’apôtres[87], et de mettre à mort le Seigneur lui-même ? Et pour pleurer sur les catastrophes qui vont faire périr tant de gens, ne faudrait-il pas qu’il souffre du sort réservé à cette race perdue dont il n’y a plus lieu de rien espérer ?
[87] Cf. Luc 19.41 ; Matthieu 23.37.
Allons, dis-moi, je te prie, quel est le mystère de ses larmes ? Son âme qui est triste, pleure. Mais est-ce son âme qui a envoyé les prophètes ? Est-ce son âme qui tant de fois, a voulu rassembler ses poussins et les couvrir à l’ombre de ses ailes ? Or la tristesse n’accable pas Dieu le Verbe, et l’Esprit ne connaît pas les larmes. Par ailleurs, on ne peut rien attribuer à l’âme avant que le corps ait eu besoin de quelque chose. Et cependant, il n’y a pas de doute, Jésus-Christ a vraiment pleuré !
Et c’est tout aussi vrai de dire que le Christ a pleuré aussi sur Lazare. Mais je te demanderai d’abord : qu’a-t-il pleuré chez Lazare ? Ce n’est pas sa mort, puisque cette mort n’était pas définitive, mais devait servir à la gloire de Dieu. Le Seigneur dit en effet : « Cette maladie ne va pas à la mort, mais elle est pour la gloire de Dieu, afin que le Fils de l’homme soit glorifié par lui » (Jean 11.4). Cette mort qui devait glorifier Dieu, ne lui apportait donc ni tristesse, ni larmes. Il n’avait même pas à pleurer de ce que Lazare était mort en son absence. Car il l’affirme clairement : « Lazare est mort, et je me réjouis de n’avoir pas été là, à cause de vous, pour que vous croyiez » (Jn 11.14-15). Il n’avait pas à regretter de ne pas avoir été près de son ami, puisque son absence avait fait grandir la foi des apôtres, lorsque, par l’intuition que lui permettait sa science divine, il leur annonça à distance la mort du malade.
Non, vraiment, rien ne motive ses pleurs, et pourtant le Christ pleure. Je te demande donc : à qui attribuer ces larmes, à Dieu, à l’âme ou au corps ? Mais le corps n’a de larmes que celles qu’il verse par suite de la douleur d’une âme plongée dans la tristesse. Encore moins Dieu aurait-il pleuré, puisqu’il doit être glorifié dans Lazare. Or il n’y a pas de raison de penser que ce soit l’âme du Christ qui ait rappelé Lazare du tombeau[88], et que l’ordre donné par son âme unie à son corps, et la puissance de cette âme, aient fait revenir à la vie l’âme déjà séparée du cadavre. Souffrirait-il donc, celui qui doit être glorifié ? Pleurerait-il, celui qui doit rendre la vie ? Allons donc ! Ce n’est pas à celui qui doit rendre la vie de pleurer, ce n’est pas à celui qui doit être glorifié de souffrir. Et pourtant, c’est bien celui qui rend la vie que l’on voit à présent pleurer et souffrir[89].
[88] Cf. Jean 11.43. C’est la puissance de Dieu qui a ressuscité Lazare.
[89] Ici Hilaire reconnaît explicitement que le Verbe incarné était véritablement capable de souffrir, quoi qu’on ait dit.
Si nous nous contentons d’effleurer ce sujet, ce n’est pas que nous ne sachions que dire, ou que nous ne connaissions pas les paroles du Christ, mais c’est parce que notre désir de ne pas fatiguer le lecteur, nous demande de ne pas trop nous appesantir sur ce point.
Dieu travaille et agit, et si nous ne savons comment s’opère cette action, nous la constatons et ne pouvons l’ignorer, car d’une part les faits sont réels, et d’autre part la puissance qui les produit nous reste un mystère. Parmi les paroles du Seigneur, voici encore un texte qui nous l’enseigne clairement : « Si le Père m’aime, c’est que je donne mon âme pour la reprendre. Personne ne me la ravit, mais je la donne de moi-même. J’ai le pouvoir de la donner et le pouvoir de la reprendre. Tel est l’ordre, que j’ai reçu de mon Père » (Jean 10.17-18). Le voici qui donne son âme de lui-même, et je me demande : qui est-il, celui qui donne son âme ? Nous ne doutons pas que le Christ soit Dieu le Verbe, et d’un autre côté, nous n’ignorons pas que le Fils de l’homme est composé d’une âme et d’un corps ; les paroles de l’Ange adressées à Joseph le confirment : « Lève-toi, prends l’enfant et sa mère, et va dans la terre d’Israël. Car ils sont morts, ceux qui en voulaient à l’âme de l’enfant[90] » (Matthieu 2.20).
[90] A dire vrai l’expression signifie simplement la vie de l’enfant. C’est un hébraïsme fréquent, qui échappe à Hilaire.
A qui donc appartient cette âme, je voudrais bien le savoir, au corps ou à Dieu ? Si elle appartient au corps, quel corps aurait la puissance d’être rendu à la vie par le mouvement de l’âme ? Et puis, un corps séparé de son âme, un corps inerte et mort, recevrait-il encore un ordre ? Si au contraire, on juge que c’est Dieu le Verbe qui dépose son âme pour la reprendre à nouveau, qu’on nous montre Dieu le Verbe mort, c’est-à-dire sans vie ni connaissance, à la manière d’un cadavre, et qui reprend son âme pour être à nouveau rendu à la vie !
Mais non, aucun homme sensé n’attribuera une âme à Dieu, bien qu’il soit écrit en plusieurs endroits que l’âme de Dieu haïsse les sabbats et les néoménies[91] et aussi qu’elle se complaise en certaines choses. Mais c’est là une manière de parler du même genre que celle qui consiste à prêter au Dieu incorporel des mains, des yeux, des doigts, des bras et un cœur. Car étant donné que d’après la parole du Seigneur, « un esprit n’a ni chair, ni os » (Luc 24.39), il ne convient pas d’attribuer à celui dont l’existence ne connaît aucun changement, des membres corporels pour assurer sa solidité. Sa nature simple et bienheureuse lui donne d’être tout entier l’être unique et complet qu’il est.
[91] Cf. Ésaïe 1.13-14.
Dieu n’a donc pas besoin pour vivre, d’être animé à l’intérieur de lui-même par une âme, à la façon des corps ; lui qui est Vie, il vit par lui-même.
Mais comment le Christ donne-t-il son âme et la reprend-il ? Pour quel motif le Père lui aurait-il donné cet ordre ? Ce n’est donc pas Dieu qui pour mourir, donne son âme ; ce n’est pas lui qui la reprend pour vivre. Ce n’est pas non plus le corps qui reçoit l’ordre de reprendre son âme, car il ne saurait de lui-même, la reprendre. Le Seigneur dit en effet du temple de son corps : « Détruisez ce temple, et je le rebâtirai en trois jours » (Jean 2.19). C’est donc Dieu qui ressuscite le temple de son corps.
Mais alors, qui donne son âme pour la reprendre ? Le corps ne la reprend pas de lui-même, mais il est ressuscité par Dieu. Car c’est bien ce qui est mort qui est ressuscité, et ce qui vit ne donne pas son âme. Dieu n’est donc ni mort, ni enseveli. Et pourtant il dit : « En répandant ce parfum sur mon corps, elle l’a fait en vue de ma sépulture » (Matthieu 26.12). Le parfum répandu sur son corps l’a été en vue de sa sépulture. Mais être soi, et avoir à soi[92] n’est pas la même chose, être oint en vue de sa sépulture, n’est pas avoir son corps oint, tout comme ce n’est pas du tout pareil de dire que son corps est à lui, et qu’il a été enseveli.
[92] « Etre soi > constitue l’autonomie de l’être, « avoir à soi » signifie le corps.
Mais pour concevoir ce mystère divin, tu dois comprendre qu’il est également Dieu, celui que tu reconnais homme, et tu n’as pas à ignorer qu’il est homme, celui que tu reconnais comme Dieu[93]. Ne divisons pas le Christ Jésus, puisqu’il est le « Verbe fait chair » (Jean 1.14). Tu n’as pas à estimer qu’il a été enseveli, celui que tu sais être ressuscité. Tu n’as pas à douter qu’il soit ressuscité, celui dont tu n’oses nier la sépulture. Oui, Jésus-Christ a été enseveli, parce qu’il est mort. Il est bien mort, celui qui s’écrie au moment de mourir : « Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Matthieu 27.46). Mais c’est lui aussi qui assure : « En vérité, en vérité, je te le dis, tu seras aujourd’hui avec moi dans le paradis » (Luc 23.43). En promettant au larron le paradis, il s’écrie d’une voix forte : « Père, je remets mon esprit entre tes mains. Et sur ces mots, il expira » (Luc 23.46).
[93] Il faut reconnaître deux natures différentes dans le Christ, en une seule personne.
Vous qui maintenant, ou bien divisez le Christ en trois parties : le Verbe, l’âme et le corps, ou bien forcez ce tout qu’est le Christ, Dieu-Verbe, à n’être seulement qu’un homme comme nous, révélez-nous donc ce qu’est ce grand mystère de la tendresse divine, qui a été manifesté dans la chair[94]. Dites-nous quel est cet esprit que le Christ a rendu, qui a remis son esprit aux mains du Père, qui devait aller le jour-même, au paradis, qui s’est plaint d’être abandonné par Dieu ! Car la plainte de cet homme délaissé manifeste la faiblesse de celui qui agonise, mais la promesse du paradis annonce la royauté du Dieu vivant. Il remet son esprit, et l’on voit ici la confiance de celui qui le dépose entre les mains du Père ; il rend son esprit, et l’on constate par là l’exode du mourant.
[94] Cf. 1 Timothée 3.16.
C’est pourquoi je te demande : Qui est celui qui meurt ? Bien sûr, celui qui rend l’esprit ! Mais qui est celui qui rend l’esprit ? Evidemment celui qui remet son esprit à son Père. Alors, si c’est le même qui remet son esprit et qui meurt en rendant l’esprit, est-ce le corps qui remet son âme ou est-ce Dieu qui remet l’âme du corps ? Car il n’y a pas à douter que souvent l’âme est désignée par ce mot : « esprit », et c’est le cas en ce texte où l’on nous dit que Jésus, sur le point de mourir, rendit l’esprit.
Si donc quelqu’un juge qu’ici le corps remet son âme, voici l’élément périssable qui remet au Père ce qui est vivant, le corruptible qui rend l’éternel, celui qui est appelé à ressusciter qui confie ce qui demeure ; et nous pouvons en être assurés, celui qui remet son âme à son Père est bien le même qui, ce jour-même, sera dans le paradis, avec le larron. Alors, je te demande si celui que reçoit le sépulcre habite aussi le paradis, et si vraiment, tout en demeurant dans le paradis, il se plaint d’être abandonné de Dieu ?
C’est en effet, l’unique et même Seigneur Jésus-Christ, « le Verbe fait chair » (Jean 1.14), qui nous montre ce qu’il est par tout cela. Il est homme : il me le fait comprendre, puisqu’il meurt délaissé ; mais cet homme règne comme Dieu dans le paradis. Par contre, celui qui règne dans le paradis, remet son esprit à son Père ; par ailleurs, en mourant, le fils de l’homme rend l’esprit qu’il a remis à son Père.
Pourquoi donc, maintenant, traîner dans la boue ce mystère ? Tu vois le Christ se plaindre de mourir dans l’abandon : c’est qu’il est homme ! Tu le vois mourant, affirmer qu’il règne dans le paradis : c’est qu’il est Dieu ! Pourquoi retenir, pour le mettre au service de l’impiété, uniquement ce que le Christ nous a dit pour nous faire comprendre qu’il est mort ? Pourquoi garder le silence sur ce qu’il a déclaré pour nous manifester son immortalité ? Si nous entendons la voix et le langage d’une même personne qui se plaint d’être abandonnée et affirme sa royauté, pourquoi notre manque de foi nous porterait-il à morceler notre croyance pour dire qu’au même moment, celui qui règne n’est pas celui qui meurt ? Et pourtant, c’est lui en personne, qui nous donne à son sujet ce double témoignage, en remettant son esprit et en expirant. Car si c’est le même qui remet son esprit et qui le rend, et si celui qui règne meurt, alors que celui qui meurt règne, nous tenons dans ce mystère, à la fois le Fils de l’homme et le Fils de Dieu, et celui qui meurt en régnant, et celui qui règne en mourant.
Trêve donc à toute impiété, à toute mauvaise foi incapable de saisir le mystère divin ! Parler ainsi, c’est ignorer que le Christ n’a pas pleuré sur lui, mais sur nous, dans le dessein de nous manifester la réalité de la chair qu’il a prise, en se soumettant aux émotions habituelles à l’homme. C’est ignorer que le Christ n’est pas mort pour lui-même, mais pour nous rendre la vie, pour rénover la vie des mortels par la mort du Dieu immortel. C’est ne rien comprendre à la plainte de celui qui se dit abandonné, tout en laissant percevoir l’assurance qu’il a de régner : s’il règne comme Dieu, et s’il se plaint de mourir, c’est pour faire comprendre à notre intelligence qu’il est à la fois l’homme qui meurt, et le Dieu qui règne. Car c’est bien le même qui règne et qui meurt, c’est bien le même qui expire et remet son esprit, c’est bien le même qui est enseveli et qui ressuscite, et ce n’est pas un autre que lui, celui qui descend sur terre, et celui qui remonte au ciel !