[Travaux : E. Tarchier, Le sacrement de l’Eucharistie d’après saint Augustin, Lyon, 1901. M. Blein, Le sacrifice de l’Eucharistie d’après saint Augustin, Lyon, 1906. P. Batiffol, Études d’histoire et de théol. positive, 2e série, L’Eucharistie, 3e édit., Paris, 1906.]
La doctrine eucharistique de saint Augustin est une des plus difficiles à bien préciser. Ceci tient à la nature même du mystère, réalité corporelle, invisible pourtant et existant à la manière des esprits, — au génie de l’évêque d’Hippone incliné aux explications allégoriques et passant, avec une rapidité qui parfois déconcerte, du signe à la chose signifiée, du fait concret aux enseignements qu’il suggère, de la cause aux effets qu’elle produit et réciproquement, — aux circonstances enfin dans lesquelles il a parlé ou écrit, et notamment à cette loi du secret à laquelle il fait si souvent allusiona. Tout cela a contribué à faire naître sur sa pensée intime des obscurités et des doutes qu’il faut essayer d’éclaircir.
a – Par exemple In Ioann. tract. XI, 3, 4 ; Sermo IV, 31 ; etc.
La première question qui sollicite notre examen est naturellement celle de la présence réelle de Jésus-Christ dans l’Eucharistie. Qu’en a pensé saint Augustin ?
Les textes ne manquent pas qui semblent faire de lui un pur symboliste, ou du moins un précurseur de Calvin, n’accordant au Sauveur dans le pain et le vin qu’une présence « en vertu ». C’est ainsi qu’expliquant pourquoi le baptême est quelquefois appelé fides, il remarque que les signes ou sacrements reçoivent souvent, par antonomase, le nom des réalités qu’ils signifient, et il ajoute : « Sicut ergo secundum quemdam modum sacramentum corporis Christi corpus Christi est, sacramentum sanguinis Christi sanguis Christi est, ita sacramentum fidei fides est. » Et encore à propos du sang qui est la figure et le signe de l’âme : « Non enim Dominus dubitavit dicere : Hoc est corpus meum, cum signum daret corporis sui. » Et encore : « Convivium in quo corporis et sanguinis sui figuram discipulis commendavit et tradidit. »
Par une conception analogue, ajoute-t-on, manger le corps et boire le sang de Jésus-Christ sont, pour saint Augustin, des expressions symboliques qui signifient s’unir à Jésus-Christ par la foi, par le souvenir, rester et demeurer en lui, ou dans l’unité de l’Église. Ou bien encore, d’après la doctrine augustinienne, on mange sans doute et on boit réellement et matériellement les éléments consacrés, mais on ne reçoit Jésus-Christ qu’ils symbolisent ou dont ils contiennent la vertu que par la foi, par le cœur, d’une façon purement spirituelle. Et voici des textes :
Il importe donc avant tout d’examiner si l’expression qu’il s’agit de comprendre est propre ou figurée. Après s’être assuré qu’elle est figurée, il est facile, à l’aide des règles tracées dans le premier livre, de l’envisager sous toutes ses faces, jusqu’à ce qu’on parvienne à saisir le sens véritable, surtout quand à l’habitude de ce travail se joint la pratique d’une piété sincère. Nous avons indiqué plus haut la méthode à suivre pour distinguer entre une expression propre et une expression métaphorique. — Il n’y a donc que celui qui est dans l’unité du corps de Jésus-Christ, de ce corps dont les fidèles ont coutume de recevoir le sacrement à l’autel, c’est-à-dire membre de l’Église, dont on puisse dire qu’il mange véritablement le corps de Jésus-Christ et qu’il boit son sang. (De doctrina christiana, iii, 21 ; De civit Dei, xxi, 2-4.)
Les tractatus xxvi et xxvii in Ioannem, qui présentent d’ailleurs des vues difficiles à démêler, sont tout pleins de celle-ci : « Prendre cette nourriture et boire ce breuvage n’est donc autre chose que demeurer dans le Christ et le posséder en soi-même à titre permanent. Par là même, et sans aucun doute, quand on ne demeure pas dans le Christ, et qu’on ne lui sert point d’habitation, on ne mange point (spirituellement) sa chair, et on ne boit pas non plus son sang, quoiqu’on tienne d’une manière matérielle et visible sous sa dent le sacrement du corps et du sang du Sauveur. »
Mais ces textes disent-ils bien ce qu’on prétend, et sont-ils une preuve que saint Augustin est un symboliste, qu’il exclue la présence réelle ? En aucune façon. Dans les premiers passages, le saint docteur prend le mot sacramentum au sens strict qu’il lui donne souvent, au sens de l’élément matériel qui s’oppose à res ou virtus sacramenti : « Aliud est sacramentum, aliud virtus sacramenti ». Ce mot désigne le pain et le vin. Mais ce pain et ce vin sont précisément le signe, la figure du corps et du sang de Jésus-Christ : le langage de notre auteur est ici conforme à celui de saint Jérôme, à celui du canon donné par le De sacramentis, comme à celui de saint Cyrille de Jérusalem et de saint Grégoire de Nazianze. D’autre part, dans le De doctrina christiana, iii, 24, saint Augustin n’a pas l’intention d’écrire un commentaire approfondi du Nisi manducaveritis : il le fera ailleurs : il écarte simplement l’idée capharnaïte d’un repas sanglant, et signale d’un mot le caractère commémoratif de l’eucharistie. Et il est évident enfin que dans les passages du De civitate Dei et des Tractatus in Ioannem, l’évêque d’Hippone a en vue une réception fructueuse (vere dicendus est) du corps et du sang de Jésus-Christ. Celui-là n’y participe pas vraiment qui n’en perçoit pas le fruit, à savoir la grâce d’union avec Jésus-Christ et avec ses frères, qui ne reste pas dans l’unité de l’Église. N’oublions pas que pour les Africains, l’eucharistie est le grand symbole de cette unité et qu’il n’y a rien qui en rende plus indigne que le schisme.
Or, en regard de ces textes — auxquels nous aurons l’occasion d’en ajouter quelques autres — il est aisé d’opposer bon nombre de passages de notre auteur, d’où se dégage avec netteté une doctrine réaliste dans son fond, mais trahissant d’ailleurs le souci de mettre bien en relief le fruit spirituel que le communiant doit retirer de la divine réalité qu’il reçoit.
Saint Augustin remarque d’abord que le pain et le vin eucharistiques ne sont pas naturellement un aliment mystique et un sacrement de religion : ils le deviennent par une consécration, une bénédiction, une sanctification : « Noster autem panis et calix, non quilibet… sed certa consecratione mysticus fit nobis, non nascitur. » — « Non omnis panis sed accipiens benedictionem Christi fit panis Christi. » Il faut l’opération du Saint-Esprit pour faire des éléments humains un si grand sacrement : « Cum per manus hominum ad illam visibilem speciem perducatur, non sanctificatur ut sit tantum sacramentum, nisi operante invisibiliter Spiritu Dei. »
Quel est l’effet de cette consécration et sanctification ? Le voici : « Panis ille quem vidistis in altari sanctificatus per verbum Dei, corpus est Christi. Calix ille, imo quod habet calix, sanctificatum per verbum Dei, sanguis est Christi. » Les yeux du corps voient dans les éléments consacrés le pain et le calice du vin, la foi y saisit le corps et le sang du Christ : « Quod ergo videtis panis est et calix ; quod vobis etiam oculi vestri renuntiant : quod autem fides vestra postulat instruenda, panis est corpus Christi, calix sanguis Christi. » Aux deux endroits, il est vrai, le saint docteur explique ensuite aux nouveaux baptisés que ce corps de Jésus-Christ est l’Église dont ils sont les membres et dont ils ne doivent point se séparer ; mais cette moralité tirée du mystère ne diminue pas la force des déclarations précédentes. L’évêque d’Hippone les corrobore en remarquant que cette chair que Jésus-Christ nous donne à manger est celle qu’il a reçue de Marie, dans laquelle il a vécu, et qu’on ne la mange qu’après l’avoir adorée ; que nous recevons « fideli corde, atque ore » la chair à manger et le sang à boire du Christ « quamvis horribilius videatur humanam carnem manducare quam perimere et humanum sanguinem potare quam fundere » ; que si l’on dit aux enfants de qui est le corps et le sang ce qu’ils ont vu sur l’autel, « nihil aliud credent, nisi omnino in illa specie Dominum oculis apparuisse mortalium, et de latere tali percusso liquorem illum omnino fluxisse » ; que le chrétien enfin doit savoir ce qu’il mange, ce qu’il boit dans l’acte liturgique « ou plutôt qui il mange, qui il boit » (quem manduces, quem bibas), et s’abstenir, en conséquence, de la fornication. De là, l’interprétation donnée par notre auteur du passage du psaume : Et ferebatur in manibus suis. On ne voit pas comment ces paroles conviennent à David ; mais elles conviennent au Christ : « Ferebatur enim Christus in manibus suis, quando commendans ipsum corpus suum, ait : Hoc est corpus meum. Ferebat enim illud corpus in manibus suis. »
Deux points de la doctrine eucharistique de saint Augustin établissent enfin péremptoirement son réalisme. C’est d’abord que les méchants et les indignes reçoivent effectivement le corps et le sang de Jésus-Christ, encore qu’ils le reçoivent pour leur condamnation : « Corpus enim Domini et sanguis Domini nihilominus erat etiam illis quibus dicebat apostolus : Qui manducat indigne iudicium sibi manducat et bibit. » C’est ensuite que notre docteur enseigne que l’eucharistie est nécessaire et profitable aux petits enfants : « Infantes sunt, sed mensae eius participes fiunt, ut habeant in se vitam. »
De l’opération par laquelle les éléments consacrés deviennent le corps et le sang de Jésus-Christ, saint Augustin n’a rien dit de précisb : « Accipiens benedictionem fit panis Christi — fit nobis non nascitur » ; le Saint-Esprit opère invisiblement : c’est tout. Point de théorie non plus dans notre auteur sur ce que devient par la consécration la substance du pain et du vin. Un autre problème attirait davantage son attention, qui semble l’avoir constamment préoccupé, le problème de savoir comment le corps du Christ, corps réel, est présent dans l’eucharistie dans des conditions qui ne sont plus celles d’un corps matériel et étendu. Il croit en avoir trouvé la solution dans le texte de saint Jean : « Spiritus est qui vivificat, caro non prodest quidquam. » La chair de Jésus-Christ, mangée dans son état naturel, ne nous aurait servi de rien, car c’eût été une chair morte, et du reste cette manducation était impossible. Si elle nous sert, c’est qu’elle est la chair vivante de la vie glorieuse du Christ, pénétrée et spiritualisée elle-même par l’Esprit qu’est le Verbe et qui l’a transfigurée. Vivante, elle donne la vie par l’Esprit qui la vivifie : spiritualisée, elle atteint l’esprit, l’âme pourvu qu’on la reçoive non seulement extérieurement mais en esprit.
b – Saint Augustin n’indique pas non plus de façon claire et décisive les paroles qui, selon lui, opéraient le changement eucharistique. V. Tarchier, op. cit., p. 100 et suiv.
C’est ainsi qu’il nous donne avec son corps et avec son sang une alimentation salutaire et qu’il résout en quelques mots l’importante question de son incorruptibilité. Vous qui mangez, mangez donc réellement ; buvez aussi, vous qui buvez ; ayez faim, ayez soif ; mangez la vie, buvez la vie. Manger ce corps, c’est se nourrir, mais se nourrir sans rien retrancher de ce qui nourrit. Qu’est-ce aussi que boire ce sang, sinon puiser la vie ? Mange la vie, bois la vie : ainsi tu l’acquerras en la laissant tout entière. Mais pour y parvenir, pour trouver la vie dans le corps et le sang du Christ, chacun doit manger et boire véritablement et d’une manière toute spirituelle, ce qu’il reçoit dans le Sacrement d’une manière sensible. Effectivement, nous avons entendu dire au Seigneur : « C’est l’esprit qui vivifie et la chair ne sert de rienc. »
c – Sermon 131 ; Tixeront cite en latin (ThéoTEX).
On voit assez par ce dernier passage que la vie spirituelle, la vie divine est donnée par saint Augustin comme le fruit principal de l’eucharistie, vie qui n’est autre chose que l’union au Christ, et qui se traduit par l’union fraternelle, comme on l’a noté ailleurs.
Mais pour y participer, pour manger utilement ce pain céleste, il faut être innocent ou du moins n’avoir point de péché grave : « Videte ergo, fratres, panem caelestem spiritualiter manducate, innocentiam ad altare apportate. Peccata etsi sunt quotidiana vel non sint mortifera. »
Le saint docteur n’a pas voulu se prononcer sur la question de savoir s’il convenait de communier quotidiennement. En revanche, on sait qu’il regardait la réception de l’eucharistie comme nécessaire à tous et même aux enfants pour le salut, d’après le texte : Nisi manducaveritis carnem filii hominis… non habebitis vitam in vobis : « Si ergo, ut tot et tanta divina testimonia concinunt, nec salus nec vita aeterna sine baptismo et corpore Domini cuiquam speranda est, frustra sine his promittitur parvulis. » Il a été entraîné ici hors des bornes par l’ardeur de la lutte contre les pélagiens, et par un parallèle outré entre la formule évangélique qui prescrit la réception du baptême et celle qui prescrit la réception de l’eucharistie.
Comme il a traité de l’eucharistie sacrement, notre auteur s’est occupé aussi — bien qu’assez superficiellement — de l’eucharistie sacrifice. Le sacrifice, dans sa notion très générale, est toute œuvre qui nous rapproche de Dieu et nous unit à lui : ainsi l’homme qui se consacre à Dieu en mourant au monde peut être dit un sacrifice. A plus forte raison, l’Église offerte à Dieu par son grand prêtre Jésus-Christ est, en ce sens, un sacrifice. Elle est offerte, étant d’une certaine manière ce qu’elle offre : « demonstratur quod in ea re quam offert, ipsa offeratur ». Qu’offre-t-elle donc ? Saint Augustin nous le dit : le sacrement de l’autel connu des fidèles. C’est là le vrai sacrifice (sacrificium verum) figuré par ceux de l’Ancienne Loi maintenant disparus.
Ce sacrifice cependant n’est pas absolu, il est relatif et commémoratif de celui de la croix, car il n’y a au fond qu’un seul sacrifice : « Huius sacrificii caro et sanguis ante adventum Christi per victimas similitudinum promittebatur ; in passione Christi per ipsam veritatem reddebatur ; post ascensum Christi per sacramentum memoriae celebratur. » Jésus-Christ, qui a été prêtre et victime au Calvaire, l’est aussi à l’autel : « Per hoc et sacerdos est, ipse offerens, ipse et oblatio. Cuius rei sacramentum quotidianum esse voluit Ecclesiae sacrificium. »
Le sacrifice eucharistique étant un acte de lâtrie n’est offert ni aux saints, ni aux anges, mais à Dieu seul : « Quod offertur, offertur Deo qui martyres coronavit. » On ne doit pas l’offrir pour les non-baptisés, mais bien pour les fidèles défunts.