Malgré les protestations dont il vient d’être question, l’usage des images était, on l’a vu, à peu près général dans l’Église à la fin du ve siècle. Les siècles suivants virent cet usage s’étendre encore, et il est inutile, je crois, à cause de la notoriété du fait, d’en apporter la preuve.
Le culte était moins apparent ; mais il se développe, et même on en fait la théorie au vie et au viie siècle : « Adoramus omnem crucem, écrit le diacre Rusticus, mêlé à l’affaire des trois chapitres, et per ipsam illum cuius est crux ; non tamen crucem coadorare dicimur Christo, nec per hoc una est crucis et Christi natura. » Evagrius (vers 593) rapporte un miracle arrivé à Apamée pendant l’ostension et l’adoration de la croix ; et l’on sait qu’un des reproches faits aux pauliciens était précisément de ne point adorer la croix.
D’autre part, nous sommes au moment où fait son chemin en Orient la croyance aux images de Jésus-Christ ou de la vierge ἀχειροποιηταί, c’est-à-dire non faites de main d’homme, et ayant une origine miraculeuse. L’histoire de celle de Notre-Seigneur envoyée par lui au roi d’Edesse, Abgar, est déjà racontée à la fin du ive ou au début du ve siècle par la Doctrine d’Addaï. Evagrius connaît les destinées subséquentes de cette image, et sait comment, grâce à elle, la ville d’Edesse a été protégée contre les attaques de Chosroès. Le voile de sainte Véronique a sa plus ancienne attestation dans la Mors Pilati, dont la première rédaction remonte au milieu du ive siècle. Zacharie de Mitylène (vers 562) parle d’images analogues, et des temples élevés pour les recevoir. De pareils récits ne pouvaient qu’encourager le culte rendu aux images, et aussi le voyons-nous, à cette époque, s’affirmer nettement. Le VIIe concile général, dans sa cinquième session, a cité une lettre de saint Siméon Stylite le Jeune († 596) à l’empereur Justin, réclamant la punition de malfaiteurs qui ont, dans une église, profané l’image du Fils de Dieu et de sa sainte Mère : c’est, aux yeux de Siméon, une impiété et une abomination. Dans un autre passage cité par saint Jean Damascène, le même auteur repousse l’accusation d’idolâtrie portée contre les chrétiens parce qu’ils honorent (προσκυνοῦντες) les images. La relation de la conférence de saint Maxime le Confesseur avec l’évêque de Césarée, Théodose, en 656, porte que Théodose, Maxime et ceux qui se trouvaient là se jetèrent à genoux et baisèrent les évangiles, la vénérable croix, l’image de Notre-Seigneur et de sa Mère.
[Dans un discours cité par le second concile de Nicée, Jean de Thessalonique, qui assista au concile de 680 comme vicaire du pape, revendique le droit de peindre les images des saints, non qu’on adore les images (προσκυνοῦτες οὐ τὰς εἰκόνας), mais parce qu’on honore les saints dont elles reproduisent les traits (ἀλλὰ τοὺς διὰ τῆς γραφῆς δηλουμένους δοξάζομεν). Il revendique le même droit pour les images de Jésus-Christ qui a été visible dans un corps ; mais il ne croit pas possible d’avoir des images du Verbe et de la Trinité ; car sous quelle forme les représenter ? Quant aux anges, continue Jean, on en peut faire des images, parce qu’ils ne sont point absolument spirituels, et possèdent un corps subtil, circonscrit, invisible ordinairement, visible quelquefois pour certains privilégiés de Dieu. Que si on les peint sous une forme humaine, c’est parce qu’ils se sont montrés sous cette forme à ceux à qui ils étaient envoyés.]
Mais le témoignage le plus complet et le plus intelligent que nous ayons de cette époque sur le culte des images est celui que le second concile de Nicée a tiré du cinquième discours apologétique contre les juifs de Leontius, évêque de Néapolis en Chypre, sous l’empereur Maurice (582-602). Ce n’étaient plus les chrétiens alors qui reprochaient aux païens leur culte des idoles : c’étaient les juifs qui reprochaient aux chrétiens comme une idolâtrie, leur culte des images et de la croix. Que répond Leontius ? Il ne nie pas l’existence de ce culte : il avoue que les chrétiens adorent la croix, qu’ils vénèrent les images, qu’ils se prosternent devant elles, qu’ils les baisent, qu’ils les placent dans les églises ; mais il soutient qu’il n’y a en cela rien d’idolâtrique, parce qu’il s’agit toujours d’un culte relatif qui s’adresse à la personne représentée ou figurée par l’image, et non au bois, à la pierre, aux couleurs de la peinture ou de la statue :
« Tant que les deux bois de la croix sont unis, j’adore la figure à cause du Christ, qui y a été crucifié ; dès qu’ils sont séparés, je les rejette et je les brûle. » — « Nous, fils de chrétiens, quand nous adorons l’image de la croix, nous n’honorons pas la substance du bois ; mais la considérant comme le sceau, le cachet et la signature du Christ, nous saluons et nous adorons par elle celui qui a été crucifié sur elle. » — « Ainsi nous tous, chrétiens, possédant et saluant de corps l’image du Christ, ou d’un apôtre, ou d’un martyr, nous pensons en esprit que nous possédons le Christ lui-même ou son martyr. »
Ce ne sont pas les signes extérieurs, c’est l’intention qu’il faut considérer dans tout salut et toute adoration. Et l’auteur poursuit ainsi sa démonstration, empruntant ses exemples à l’Écriture, à la vie civile, à la vie de famille, où l’on voit constamment honorer l’image, le sceau, le vêtement même d’une personne et tout ce qui lui appartient. Et si l’on place dans les églises des croix et des images, continue-t-il, ce n’est pas qu’on regarde ces objets comme des dieux : c’est πρὸς ἀνάμνησιν καὶ τιμὴν, καὶ εὐπρέπειαν ἐκκλησιῶν. Ainsi, conclut Léonce, « celui qui craint Dieu honore conséquemment et vénère et adore comme Fils de Dieu le Christ, notre Dieu, et la représentation de sa croix et les images de ses saintsa ».
a – Le concile quinisexte de 692 s’est occupé des images dans son canon 82. Il les appelle « vénérables », mais prescrit de représenter désormais Jésus-Christ sous sa forme humaine, et non sous celle d’un agneau.
Les témoignages rapportés jusqu’ici émanent de l’Orient et concernent surtout l’Orient. L’Occident avait aussi accepté le culte des images, bien qu’il ait probablement garde dans les manifestations de ce culte plus de froideur et de réserve. On a lu plus haut l’affirmation du diacre Rusticus relative à l’adoration de la croix. Fortunat, dans son poème sur saint Martin, écrit avant le mois de mai 570, parle de l’image du saint devant laquelle brûlait une lampe : une onction de l’huile de cette lampe l’avait guéri lui-même d’un mal d’yeux :
Hic paries retinet sancti sub imagine formam,
Ampleclenda ipso dulci pictura colore.
Sub pedibus iusli paries habet arte feaestram :
Lychnus adest, cuius vitrea natat ignis in urna.Le témoignage de saint Grégoire, pape, mérite d’autant mieux d’être examiné qu’on a souvent présenté ce pontife sinon comme un ennemi du culte des images, du moins comme voulant délibérément l’ignorer. En 599, saint Grégoire écrit à l’évêque de Caralis, Januarius, au sujet d’une synagogue juive dont les chrétiens s’étaient emparés, et dans laquelle ils avaient transporté une croix et une image de la Vierge. Le pape ordonne à l’évêque de rendre aux juifs leur synagogue, après qu’on en aura retiré avec l’honneur qui convient l’image et la croix : « ut, sublata exinde cum ea qua dignum est veneratione imagine atque cruce, debeatis quod violenter ablatum est reformare ». C’est donc avec un respect religieux (cum veneratione) que saint Grégoire veut que l’on traite l’image et la croix. Mais, en l’an 600, nouvelle lettre au sujet des images. L’évêque de Marseille Serenus, dans un mouvement de zèle excessif, et craignant que son peuple ne tombât dans l’idolâtrie, avait brisé les images de son église. Saint Grégoire l’en blâme. L’antiquité a admis les images, non comme objet d’adoration, mais comme moyen d’instruction pour les ignorants qui, par les images, apprennent ce qu’ils doivent adorer et comment ils doivent se conduire. C’est le point de vue auquel le pape se met exclusivement :
« Aliud est enim picturam adorare, aliud per picturae historiam quid sit adorandum addiscere. Nam quod legentibus scriptura hoc idiotis praestat pictura cernentibus, quia in ipsa etiam ignorantes vident quid sequi debeant, in ipsa legunt qui litteras nesciunt. Unde et praecipue gentibus pro lectione pictura est… Frangi ergo non debuit quod non ad adorandum in ecclesiis, sed ad instruendas solummodo mentes fuit nescientium collocatum. »
C’est à tort, à mon avis, qu’on a voulu conclure de ces paroles que saint Grégoire condamnait absolument toute espèce de culte rendu aux images. Le texte de la lettre à Januarius prouve le contraire. Si le pape ne parle pas ici de culte, c’est qu’ayant affaire, d’une part, à un peu peuple porté à la superstition — Serenus avait cru saisir quelques pratiques idolâtriques, — de l’autre à un évêque mal disposé vis-à-vis des images, il a cru plus utile de se borner à des considérations aisément acceptées de tous et dont on ne pouvait abuser. Retenons plutôt le mot par lequel l’auteur constate que le zèle iconoclaste de Serenus est en opposition avec la conduite universelle de l’épiscopat : « Dic, frater, a quo factum sacerdote aliquando auditum est quod fecisti ? Si non aliud, vel illud te non debuit revocare ut, despectis aliis fratribus, solum te sanctum et esse crederes sapientem ? »
Au début du viiie siècle, au moment où va commencer la lutte iconoclaste, le culte des images aussi bien que leur usage est donc généralement reçu. Et cependant, avec l’opposition déjà mentionnée des juifs et des pauliciens, nous avons à signaler, dans la période du ve au viie siècle, la résistance à cet usage de nouveaux adversaires : c’est celle des monophysites.
[Les pauliciens sont une branche de manichéens nés dans la deuxième moitié du viie siècle, et dont l’histoire est assez bien connue. Il est vraisemblable qu’ils repoussaient toute espèce d’images ; mais il est certain qu’ils se refusaient à adorer la croix : Τὸν τύπον καὶ τὴν ἐνέργειαν καὶ δύναμιν τοῦ τιμίου καὶ ζωοποιοῦ σταυροῦ μὴ ἀποδέχεσϑαι dit Pierre de Sicile dans l’exposé qu’il fait de leur doctrine (Historia manichaeorum).]Théophane assure dans sa Chronique que Philoxène de Mabboug rejetait les images de Notre-Seigneur et des saints. Son assertion est confirmée par la réfutation des résolutions iconoclastes, lue au VIIe concile général, et par un passage de l’Histoire ecclésiastique du monophysite Jean, lu dans la cinquième session du même concile. Il y est dit que Philoxène ne pensait pas qu’on honorât le Christ en en faisant des images, qu’il regardait comme illicite de représenter dans un corps les anges, êtres spirituels, et comme puéril de figurer le Saint-Esprit sous la forme d’une colombe : et qu’en conséquence, il détruisait les images des anges, et cachait dans des lieux obscurs celles du Christ.
Ces reproches adressés à Philoxène sont étendus par le VIIe concile général à Sévère, à Pierre le Foulon, et généralement à tous les acéphales. C’est qu’il y avait en effet un lien entre le monophysisme et l’iconoclasme. On se rappelle que la raison apportée par Eusèbe de Césarée, pour déclarer impossible la représentation de l’humanité glorifiée de Jésus-Christ, est que cette humanité est transformée, divinisée : elle est ἄληπτοςb. Pour les monophysites stricts, c’est-à-dire pour les eutychiens et tous ceux qui admettaient en Jésus-Christ une transformation ou absorption de l’humanité en la divinité, il est clair que cette raison valait aussi bien pour l’humanité avant la résurrection. Pour les monophysites moins stricts, pour les sévériens, tracer l’image de Jésus-Christ, c’était toujours séparer en lui l’humain du divin, distinguer deux natures, ce qui n’était point permis. Un des arguments que firent valoir les iconoclastes pour défendre leur opinion fut précisément cette impossibilité de séparer en Jésus-Christ le borné et le circonscrit de l’infini et de l’illimité. Si on prétend ne peindre que l’humanité, disaient-ils, on divise le Christ, et on est nestorien : on fait le Christ ἀϑέωτον : si on prétend représenter à la fois les deux natures, on les confond et on est eutychien ; mais de plus on enferme l’incirconscriptible divinité dans les limites de la chair. Le monophysisme conduisait donc aussi naturellement à repousser les images, celles au moins de Jésus-Christ, et il ne faut pas s’étonner que ses principaux fauteurs n’aient pas échappé à cette conséquence.
b – Une lettre écrite en 518 par le clergé d’Antioche au patriarche Jean II de Constantinople, et insérée dans les actes du concile de Constantinople de 536, action cinquième, accuse Sévère d’avoir enlevé et de s’être approprié les colombes d’or et d’argent représentant le Saint-Esprit, suspendues au-dessus des baptistères et des autels, sous prétexte que l’on ne devait point représenter ainsi l’Esprit-Saint.